Albertine 421 - 426. j'avais en grande partie oublié Albertine | l'Albertine d'autrefois était pourtant enfermée au fond de moi | J'aurais été incapable de ressusciter Albertine parce que je l'étais de me ressusciter moi-même

421. Et pour aller chercher maman qui avait quitté la fenêtre, j'avais bien en laissant la chaleur du plein air cette sensation de fraîcheur jadis éprouvée à Combray quand je montais dans ma chambre ; mais à Venise c'était un courant d'air marin qui l'entretenait, non plus dans un petit escalier de bois aux marches rapprochées, mais sur les nobles surfaces de degrés de marbre éclaboussées à tout moment d'un éclair de soleil glauque, et qui à l'utile leçon de Chardin, reçue autrefois, ajoutaient celle de Véronèse. Et puisque à Venise ce sont des oeuvres d'art, les choses magnifiques, qui sont chargées de nous donner les impressions familières de la vie, c'est esquiver le caractère de cette ville, sous prétexte que la Venise de certains peintres est froidement esthétique dans sa partie la plus célèbre qu'en représenter seulement (exceptons les superbes études de Maxime Dethomas) les aspects misérables, là où ce qui fait sa splendeur s'efface, et pour rendre Venise plus intime et plus vraie, de lui donner de la ressemblance avec Aubervilliers. Ce fut le tort de très grands artistes, par une réaction bien naturelle contre la Venise factice des mauvais peintres, de s'être attachés uniquement à la Venise, qu'ils trouvèrent plus réaliste, des humbles campi, des petits rii abandonnés. C'était elle que j'explorais souvent l'après-midi, si je ne sortais pas avec ma mère. J'y trouvais plus facilement en effet de ces femmes du peuple, les allumettières, les enfileuses de perles, les travailleuses du verre ou de la dentelle, les petites ouvrières aux grands châles noirs à franges que rien ne m'empêchait d'aimer, parce que j'avais en grande partie oublié Albertine, et qui me semblaient plus désirables que d'autres, parce que je me la rappelais encore un peu. Qui aurait pu me dire exactement d'ailleurs dans cette recherche passionnée que je faisais des Vénitiennes, ce qu'il y avait d'elles-mêmes, d'Albertine, de mon ancien désir de jadis du voyage à Venise ? Notre moindre désir bien qu'unique comme un accord, admet en lui les notes fondamentales sur lesquelles toute notre vie est construite. Et parfois si nous supprimions l'une d'elles, que nous n'entendons pas pourtant, dont nous n'avons pas conscience, qui ne se rattache en rien à l'objet que nous poursuivons, nous verrions pourtant tout notre désir de cet objet s'évanouir. Il y avait beaucoup de choses que je ne cherchais pas à dégager dans l'émoi que j'avais à courir à la recherche des Vénitiennes. Ma gondole suivait les petits canaux ; comme la main mystérieuse d'un génie qui m'aurait conduit dans les détours de cette ville d'Orient, ils semblaient, au fur et à mesure que j'avançais, me pratiquer un chemin, creusé en plein coeur d'un quartier qu'ils divisaient en écartant à peine, d'un mince sillon arbitrairement tracé, les hautes maisons aux petites fenêtres mauresques ; et comme si le guide magique eût tenu une bougie entre ses doigts et m'eût éclairé au passage, ils faisaient briller devant eux un rayon de soleil à qui ils frayaient sa route. On sentait qu'entre les pauvres demeures que le petit canal venait de séparer, et qui eussent sans cela formé un tout compact, aucune place n'avait été réservée. De sorte que le campanile de l'église ou les treilles des jardins surplombaient à pic le rio, comme dans une ville inondée. Mais pour les églises comme pour les jardins, grâce à la même transposition que dans le Grand Canal, où la mer se prête si bien à faire la fonction de voie de communication, de chaque côté du canaletto, les églises montaient de l'eau en ce vieux quartier populeux et pauvre, de paroisses humbles et fréquentées, portant sur elles le cachet de leur nécessité, de la fréquentation de nombreuses petites gens ; les jardins traversés par la percée du canal laissaient traîner jusque dans l'eau leurs feuilles ou leurs fruits étonnés, et sur le rebord de la maison dont le grès grossièrement fendu était encore rugueux comme s'il venait d'être brusquement scié, des gamins surpris et gardant leur équilibre laissaient pendre à pic leurs jambes bien d'aplomb, à la façon de matelots assis sur un pont mobile dont les deux moitiés viennent de s'écarter et ont permis à la mer de passer entre elles. Parfois apparaissait un monument plus beau qui se trouvait là comme une surprise dans une boîte que nous viendrions d'ouvrir, un petit temple d'ivoire avec ses ordres corinthiens et sa statue allégorique au fronton, un peu dépaysé parmi les choses usuelles au milieu desquelles il traînait, car nous avions beau lui faire de la place, le péristyle que lui réservait le canal gardait l'air d'un quai de débarquement pour maraîchers. J'avais l'impression, qu'augmentait encore mon désir, de ne pas être dehors, mais d'entrer de plus en plus au fond de quelque chose de secret, car à chaque fois je trouvais quelque chose de nouveau qui venait se placer de l'un ou de l'autre côté de moi, petit monument ou campo imprévu, gardant l'air étonné des belles choses qu'on voit pour la première fois et dont on ne comprend pas encore bien la destination et l'utilité. Je revenais à pied par de petites calli, j'arrêtais des filles du peuple comme avait peut-être fait Albertine et j'aurais aimé qu'elle fût avec moi. Pourtant cela ne pouvait pas être les mêmes ; à l'époque où Albertine avait été à Venise, elles eussent été des enfants encore. Mais après avoir été autrefois, en un premier sens et par lâcheté, infidèle à chacun de mes désirs conçu comme unique, puisque j'avais recherché un objet analogue, et non le même que je n'espérais pas retrouver, maintenant c'est systématiquement que je cherchais des femmes qu'Albertine n'avait pas, elles-mêmes, connues, même que je ne recherchais plus celles que j'avais autrefois désirées. Certes il m'arrivait souvent de me rappeler, avec une violence de désir inouïe, telle fillette de Méséglise ou de Paris, la laitière que j'avais vue au pied d'une colline, le matin, dans mon premier voyage vers Balbec. Mais hélas je me les rappelais telles qu'elles étaient alors, c'est-à-dire telles que maintenant elles n'étaient certainement plus. De sorte que si jadis j'avais été amené à faire fléchir mon impression de l'unicité d'un désir en cherchant à la place d'une couventine perdue de vue une couventine analogue, maintenant pour retrouver les filles qui avaient troublé mon adolescence ou celle d'Albertine, je devais consentir une dérogation de plus au principe de l'individualité du désir : ce que je devais chercher ce n'était pas celles qui avaient seize ans alors, mais celles qui avaient seize ans aujourd'hui, car maintenant, à défaut de ce qu'il y avait de plus particulier dans la personne et qui m'avait échappé, ce que j'aimais c'était la jeunesse. Je savais que la jeunesse de celles que j'avais connues n'existait plus que dans mon souvenir brûlant, et que ce n'est pas elles, si désireux que je fusse de les atteindre quand me les représentait ma mémoire, que je devais cueillir, si je voulais vraiment moissonner la jeunesse et la fleur de l'année.

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424. Parfois au crépuscule en rentrant à l'hôtel je sentais que l'Albertine d'autrefois, invisible à moi-même, était pourtant enfermée au fond de moi comme aux « plombs » d'une Venise intérieure, dans une prison dont parfois un incident faisait glisser les parois durcies jusqu'à me donner une ouverture sur ce passé.

Ainsi par exemple un soir une lettre de mon coulissier rouvrit un instant pour moi les portes de la prison où Albertine était en moi vivante, mais si loin, si profond, qu'elle me restait inaccessible. Depuis sa mort je ne m'étais plus occupé des spéculations que j'avais faites afin d'avoir plus d'argent pour elle. Or le temps avait passé ; de grandes sagesses de l'époque précédente étaient démenties par celle-ci, comme il était arrivé autrefois de M. Thiers disant que les chemins de fer ne pourraient jamais réussir ; et les titres dont M. de Norpois nous avait dit : « Leur revenu n'est pas très élevé sans doute mais du moins le capital ne sera jamais déprécié », étaient souvent ceux qui avaient le plus baissé. Rien que pour les consolidés anglais et les Raffineries Say, il me fallait payer aux coulissiers des différences si considérables, en même temps que des intérêts et des reports que sur un coup de tête je me décidai à tout vendre et je me trouvai tout d'un coup ne plus posséder que le cinquième à peine de ce que j'avais hérité de ma grand-mère et que j'avais encore du vivant d'Albertine. On le sut d'ailleurs à Combray dans ce qui restait de notre famille et de nos relations, et comme on savait que je fréquentais le marquis de Saint-Loup et les Guermantes, on se dit : « Voilà où mènent les idées de grandeur. » On y eût été bien étonné d'apprendre que c'était pour une jeune fille d'une condition aussi modeste qu'Albertine, presque une protégée de l'ancien professeur de piano de ma grand-mère, Vinteuil, que j'avais fait ces spéculations. D'ailleurs dans cette vie de Combray où chacun est à jamais classé dans les revenus qu'on lui connaît comme dans une caste indienne, on n'eût pu se faire une idée de cette grande liberté qui régnait dans le monde des Guermantes où on n'attachait aucune importance à la fortune, où la pauvreté pouvait être considérée comme aussi désagréable, mais nullement plus diminuante, et n'affectant pas plus la situation sociale, qu'une maladie d'estomac. Sans doute se figurait-on au contraire à Combray que Saint-Loup et M. de Guermantes devaient être des nobles ruinés, aux châteaux hypothéqués, à qui je prêtais de l'argent, tandis que, si j'avais été ruiné, ils eussent été les premiers à m'offrir, vainement, de me venir en aide. Quant à ma ruine relative, j'en étais d'autant plus ennuyé que mes curiosités vénitiennes s'étaient concentrées depuis peu sur une jeune marchande de verrerie à la carnation de fleur qui fournissait aux yeux ravis toute une gamme de tons orangés et me donnait un tel désir de la revoir chaque jour que sentant que nous quitterions bientôt Venise ma mère et moi, j'étais résolu à tâcher de lui faire à Paris une situation quelconque qui me permît de ne pas me séparer d'elle. La beauté de ses dix-sept ans était si noble, si radieuse, que c'était un vrai Titien à acquérir avant de s'en aller. Et le peu qui me restait de fortune suffirait-il à la tenter assez pour qu'elle quittât son pays et vînt vivre à Paris pour moi seul ? Mais comme je finissais la lettre du coulissier, une phrase où il disait : Je soignerai vos reports me rappela une expression presque aussi hypocritement professionnelle, que la baigneuse de Balbec avait employée en parlant à Aimé d'Albertine : « C'est moi qui la soignais », avait-elle dit. Et ces mots qui ne m'étaient jamais revenus à l'esprit firent jouer comme un Sésame les gonds du cachot. Mais au bout d'un instant ils se refermèrent sur l'emmurée – que je n'étais pas coupable de ne pas vouloir rejoindre puisque je ne parvenais plus à la voir, à me la rappeler, et que les êtres n'existent pour nous que par l'idée que nous avons d'eux – mais que m'avait un instant rendue plus touchante le délaissement, que pourtant elle ne savait pas : j'avais l'espace d'un éclair envié le temps déjà bien lointain où je souffrais nuit et jour du compagnonnage de son souvenir. Une autre fois, à San Giorgio dei Schiavoni, un aigle auprès d'un des apôtres, et stylisé de la même façon, réveilla le souvenir et presque la souffrance causée par ces deux bagues dont Françoise m'avait découvert la similitude et dont je n'avais jamais su qui les avait données à Albertine. Un soir pourtant une circonstance telle se produisit qu'il sembla que mon amour aurait dû renaître. Au moment où notre gondole s'arrêta aux marches de l'hôtel, le portier me remit une dépêche que l'employé du télégraphe était déjà venu trois fois pour m'apporter, car à cause de l'inexactitude du nom du destinataire (que je compris pourtant à travers les déformations des employés italiens être le mien), on demandait un accusé de réception certifiant que le télégramme était bien pour moi. Je l'ouvris dès que je fus dans ma chambre, et jetant un coup d'oeil sur un libellé rempli de mots mal transmis, je pus lire néanmoins : « Mon ami vous me croyez morte, pardonnez-moi, je suis très vivante, je voudrais vous voir, vous parler mariage, quand revenez-vous ? Tendrement. Albertine. » Alors il se passa d'une façon inverse la même chose que pour ma grand-mère : quand j'avais appris en fait que ma grand-mère était morte je n'avais d'abord eu aucun chagrin. Et je n'avais souffert effectivement de sa mort que quand des souvenirs involontaires l'avaient rendue vivante pour moi. Maintenant qu'Albertine dans ma pensée ne vivait plus pour moi, la nouvelle qu'elle était vivante ne me causa pas la joie que j'aurais cru. Albertine n'avait été pour moi qu'un faisceau de pensées, elle avait survécu à sa mort matérielle tant que ces pensées vivaient en moi ; en revanche maintenant que ces pensées étaient mortes, Albertine ne ressuscitait nullement pour moi avec son corps. Et en m'apercevant que je n'avais pas de joie qu'elle fût vivante, que je ne l'aimais plus, j'aurais dû être plus bouleversé que quelqu'un qui, se regardant dans une glace, après des mois de voyage ou de maladie, s'aperçoit qu'il a des cheveux blancs et une figure nouvelle, d'homme mûr ou de vieillard. Cela bouleverse parce que cela veut dire : l'homme que j'étais, le jeune homme blond n'existe plus, je suis un autre. Or n'est-ce pas un changement aussi profond, une mort aussi totale du moi qu'on était, la substitution aussi complète de ce moi nouveau que de voir un visage ridé surmonté d'une perruque blanche qui a remplacé l'ancien ? Mais on ne s'afflige pas plus d'être devenu un autre, les années ayant passé et dans l'ordre de la succession des temps, qu'on ne s'afflige, à une même époque, d'être tour à tour les êtres contradictoires, le méchant, le sensible, le délicat, le mufle, le désintéressé, l'ambitieux, qu'on est tour à tour chaque journée. Et la raison pour laquelle on ne s'en afflige pas est la même, c'est que le moi éclipsé – momentanément dans le dernier cas et quand il s'agit du caractère, pour toujours dans le premier cas et quand il s'agit des passions – n'est pas là pour déplorer l'autre, l'autre qui est à ce moment-là, ou désormais, tout vous ; le mufle sourit de sa muflerie car on est le mufle, et l'oublieux ne s'attriste pas de son manque de mémoire, précisément parce qu'il a oublié.

J'aurais été incapable de ressusciter Albertine parce que je l'étais de me ressusciter moi-même, de ressusciter mon moi d'alors. La vie selon son habitude qui est par des travaux incessants d'infiniment petits de changer la face du monde, ne m'avait pas dit au lendemain de la mort d'Albertine : « Sois un autre », mais, par des changements trop imperceptibles pour me permettre de me rendre compte du fait même du changement, avait presque tout entièrement renouvelé en moi, de sorte que ma pensée était déjà habituée à son nouveau maître – mon nouveau moi – quand elle s'aperçut qu'il était changé ; c'était à celui-ci qu'elle tenait. Ma tendresse pour Albertine, ma jalousie tenaient on l'a vu à l'irradiation par association d'idées de certains noyaux d'impressions douces ou douloureuses, au souvenir de Mlle Vinteuil à Montjouvain, aux doux baisers du soir qu'Albertine me donnait dans le cou. Mais au fur et à mesure que ces impressions s'étaient affaiblies, l'immense champ d'impressions qu'elles coloraient d'une teinte angoissante ou douce avait repris des tons neutres. Une fois que l'oubli se fut emparé de quelques points dominants de souffrance et de plaisir, la résistance de mon amour était vaincue, je n'aimais plus Albertine. J'essayais de me la rappeler. J'avais eu un juste pressentiment quand deux jours après le départ d'Albertine j'avais été épouvanté d'avoir pu vivre quarante-huit heures sans elle. C'était comme quand j'écrivais auparavant à Gilberte et que je me disais : si cela continue deux ans, je ne l'aimerai plus. Et si quand Swann m'avait demandé de revoir Gilberte cela m'avait paru l'incommodité d'accueillir une morte, pour Albertine, la mort – ou ce que j'avais cru la mort – avait fait la même oeuvre que pour Gilberte la rupture prolongée. La mort n'agit que comme l'absence. Le monstre à l'apparition duquel mon amour avait frissonné, l'oubli, avait bien, comme je l'avais cru, fini par le dévorer. Non seulement cette nouvelle qu'elle était vivante ne réveilla pas mon amour, non seulement elle me permit de constater combien était déjà avancé mon retour vers l'indifférence, mais elle lui fit instantanément subir une accélération si brusque que je me demandai rétrospectivement si jadis la nouvelle contraire, celle de la mort d'Albertine, n'avait pas inversement, en parachevant l'oeuvre de son départ, exalté mon amour et retardé son déclin. Oui maintenant que la savoir vivante et de pouvoir être réuni à elle me la rendait tout d'un coup si peu précieuse, je me demandais si les insinuations de Françoise, la rupture elle-même, et jusqu'à la mort (imaginaire mais crue réelle) n'avaient pas prolongé mon amour, tant les efforts des tiers et même du destin pour nous séparer d'une femme ne font que nous attacher à elle. Maintenant c'était le contraire qui se produisait. D'ailleurs j'essayai de me la rappeler, et peut-être parce que je n'avais plus qu'un signe à faire pour l'avoir à moi, le souvenir qui me vint fut celui d'une fille déjà fort grosse, hommasse, dans le visage fané de laquelle saillait déjà comme une graine, le profil de Mme Bontemps. Ce qu'elle avait pu faire avec Andrée ou d'autres ne m'intéressait plus. Je ne souffrais plus du mal que j'avais cru si longtemps inguérissable, et au fond j'aurais pu le prévoir. Certes le regret d'une maîtresse, la jalousie survivante sont des maladies physiques au même titre que la tuberculose ou la leucémie. Pourtant entre les maux physiques il y a lieu de distinguer ceux qui sont causés par un agent purement physique, et ceux qui n'agissent sur le corps que par l'intermédiaire de l'intelligence. Surtout si la partie de l'intelligence qui sert de lien de transmission est la mémoire – c'est-à-dire si la cause est anéantie ou éloignée –, si cruelle que soit la souffrance, si profond que paraisse le trouble apporté dans l'organisme, il est bien rare, la pensée ayant un pouvoir de renouvellement ou plutôt une impuissance de conservation que n'ont pas les tissus, que le pronostic ne soit pas favorable. Au bout du même temps où un malade atteint de cancer sera mort, il est bien rare qu'un veuf, un père inconsolables ne soient pas guéris. Je l'étais. Est-ce pour cette fille que je revoyais en ce moment si bouffie et qui avait certainement vieilli comme avaient vieilli les filles qu'elle avait aimées, est-ce pour elle qu'il fallait renoncer à l'éclatante fille qui était mon souvenir d'hier, mon espoir de demain (à qui je ne pourrais rien donner non plus qu'à aucune autre, si j'épousais Albertine) renoncer à cette « Albertine nouvelle », « non point telle que l'ont vue les Enfers » « mais fidèle, mais fière et même un peu farouche » ? C'était elle qui était maintenant ce qu'Albertine avait été autrefois : mon amour pour Albertine n'avait été qu'une forme passagère de ma dévotion à la jeunesse. Nous croyons aimer une jeune fille, et nous n'aimons hélas ! en elle que cette aurore dont son visage reflète momentanément la rougeur. La nuit passa. Au matin je rendis la dépêche au portier de l'hôtel en disant qu'on me l'avait remise par erreur et qu'elle n'était pas pour moi. Il me dit que maintenant qu'elle avait été ouverte il aurait des difficultés, qu'il valait mieux que je la gardasse ; je la remis dans ma poche mais je me promis de faire comme si je ne l'avais jamais reçue. J'avais définitivement cessé d'aimer Albertine. De sorte que cet amour après s'être tellement écarté de ce que j'avais prévu, d'après mon amour pour Gilberte ; après m'avoir fait faire un détour si long et si douloureux, finissait lui aussi, après y avoir fait exception, par rentrer, tout comme mon amour pour Gilberte, dans la loi générale de l'oubli.

Mais alors je songeai : je tenais à Albertine plus qu'à moi-même ; je ne tiens plus à elle maintenant parce que pendant un certain temps j'ai cessé de la voir. Mon désir de ne pas être séparé de moi-même par la mort, de ressusciter après la mort, ce désir-là n'était pas comme le désir de ne jamais être séparé d'Albertine, il durait toujours. Mais cela tenait-il à ce que je me croyais plus précieux qu'elle, à ce que, quand je l'aimais, je m'aimais davantage ? Non cela tenait à ce que cessant de la voir, j'avais cessé de l'aimer, et que je n'avais pas cessé de m'aimer parce que mes liens quotidiens avec moi-même n'avaient pas été rompus comme l'avaient été ceux avec Albertine. Mais si ceux avec mon corps, avec moi-même l'étaient aussi… ? Certes il en serait de même. Notre amour de la vie n'est qu'une vieille liaison dont nous ne savons pas nous débarrasser. Sa force est dans sa permanence. Mais la mort qui la rompt nous guérira du désir de l'immortalité. 

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425. Voyant que j'avais à rester longtemps devant les mosaïques qui représentent le baptême du Christ, ma mère, sentant la fraîcheur glacée qui tombait dans le baptistère, me jetait un châle sur les épaules. Quand j'étais avec Albertine à Balbec, je croyais qu'elle révélait une de ces illusions inconsistantes qui remplissent l'esprit de tant de gens qui ne pensent pas clairement, quand elle me parlait du plaisir – selon moi ne reposant sur rien – qu'elle aurait à voir telle peinture avec moi. Aujourd'hui je suis au moins sûr que le plaisir existe sinon de voir, du moins d'avoir vu une belle chose avec une certaine personne. Une heure est venue pour moi où quand je me rappelle ce baptistère, devant les flots du Jourdain où saint Jean immerge le Christ tandis que la gondole nous attendait devant la Piazzetta il ne m'est pas indifférent que dans cette fraîche pénombre, à côté de moi il y eût une femme drapée dans son deuil avec la ferveur respectueuse et enthousiaste de la femme âgée qu'on voit à Venise dans la Sainte Ursule de Carpaccio, et que cette femme aux joues rouges, aux yeux tristes, dans ses voiles noirs, et que rien ne pourra plus jamais faire sortir pour moi de ce sanctuaire doucement éclairé de Saint-Marc où je suis sûr de la retrouver parce qu'elle y a sa place réservée et immuable comme une mosaïque, ce soit ma mère. Carpaccio que je viens de nommer et qui était le peintre auquel, quand je ne travaillais pas à Saint-Marc, nous rendions le plus volontiers visite, faillit un jour ranimer mon amour pour Albertine. Je voyais pour la première fois Le Patriarche di Grado exorcisant un possédé. Je regardais l'admirable ciel incarnat et violet sur lequel se détachent ces hautes cheminées incrustées, dont la forme évasée et le rouge épanouissement de tulipes fait penser à tant de Venises de Whistler. Puis mes yeux allaient du vieux Rialto en bois, à ce Ponte Vecchio du XVe siècle aux palais de marbre ornés de chapiteaux dorés, revenaient au Canal où les barques sont menées par des adolescents en vestes roses, en toques surmontées d'aigrettes, semblables à s'y méprendre à tel qui évoquait vraiment Carpaccio dans cette éblouissante Légende de Joseph de Sert, Strauss et Kessler. Enfin, avant de quitter le tableau mes yeux revinrent à la rive où fourmillent les scènes de la vie vénitienne de l'époque. Je regardais le barbier essuyer son rasoir, le nègre portant son tonneau, les conversations des musulmans, des nobles seigneurs vénitiens en larges brocarts, en damas, en toque de velours cerise, quand tout à coup je sentis au coeur comme une légère morsure. Sur le dos d'un des compagnons de la Calza, reconnaissable aux broderies d'or et de perles qui inscrivent sur leur manche ou leur collet l'emblème de la joyeuse confrérie à laquelle ils étaient affiliés, je venais de reconnaître le manteau qu'Albertine avait pour venir avec moi en voiture découverte à Versailles, le soir où j'étais loin de me douter qu'une quinzaine d'heures me séparaient à peine du moment où elle partirait de chez moi. Toujours prête à tout, quand je lui avais demandé de partir, ce triste jour qu'elle devait appeler dans sa dernière lettre « deux fois crépusculaire puisque la nuit tombait et que nous allions nous quitter », elle avait jeté sur ses épaules un manteau de Fortuny qu'elle avait emporté avec elle le lendemain et que je n'avais jamais revu depuis dans mes souvenirs. Or c'était dans ce tableau de Carpaccio que le fils génial de Venise l'avait pris, c'est des épaules de ce compagnon de la Calza qu'il l'avait détaché pour le jeter sur celles de tant de Parisiennes qui certes ignoraient comme je l'avais fait jusqu'ici que le modèle en existait dans un groupe de seigneurs, au premier plan du Patriarche di Grado, dans une salle de l'Académie de Venise. J'avais tout reconnu, et un instant le manteau oublié m'ayant rendu pour le regarder les yeux et le coeur de celui qui allait ce soir-là partir à Versailles avec Albertine, je fus envahi pendant quelques instants par un sentiment trouble et bientôt dissipé de désir et de mélancolie. 

Enfin il y avait des jours où nous ne nous contentions pas avec ma mère des musées et des églises de Venise et c'est ainsi qu'une fois où le temps était particulièrement beau, pour revoir ces Vices et ces Vertus dont M. Swann m'avait donné des reproductions, probablement accrochées encore dans la salle d'études de la maison de Combray, nous poussâmes jusqu'à Padoue ; après avoir traversé en plein soleil le jardin de l'Arena, j'entrai dans la chapelle des Giotto où la voûte entière et le fond des fresques sont si bleus qu'il semble que la radieuse journée ait passé le seuil elle aussi avec le visiteur et soit venue un instant mettre à l'ombre et au frais son ciel pur ; son ciel pur à peine un peu plus foncé d'être débarrassé des dorures de la lumière, comme en ces courts répits dont s'interrompent les plus beaux jours, quand, sans qu'on ait vu aucun nuage, le soleil ayant tourné ailleurs son regard, pour un moment, l'azur, plus doux encore, s'assombrit. Dans ce ciel transporté sur la pierre bleuie volaient des anges que je voyais pour la première fois, car M. Swann ne m'avait donné de reproductions que des Vertus et des Vices, et non des fresques qui retracent l'histoire de la Vierge et du Christ. Eh bien, dans le vol des anges, je retrouvais la même impression d'action effective, littéralement réelle que m'avaient donnée les gestes de la Charité ou de l'Envie. Avec tant de ferveur céleste, ou au moins de sagesse et d'application enfantines, qu'ils rapprochent leurs petites mains, les anges sont représentés à l'Arena, mais comme des volatiles d'une espèce particulière ayant existé réellement, ayant dû figurer dans l'histoire naturelle des temps bibliques et évangéliques. Ce sont de petits êtres qui ne manquent pas de voltiger devant les saints quand ceux-ci se promènent ; il y en a toujours quelques-uns de lâchés au-dessus d'eux, et comme ce sont des créatures réelles et effectivement volantes, on les voit s'élevant, décrivant des courbes, mettant la plus grande aisance à exécuter des loopings, fondant vers le sol la tête en bas à grand renfort d'ailes qui leur permettent de se maintenir dans des positions contraires aux lois de la pesanteur, et ils font beaucoup plutôt penser à une variété disparue d'oiseaux ou à de jeunes élèves de Fonck s'exerçant au vol plané, qu'aux anges de l'art de la Renaissance et des époques suivantes, dont les ailes ne sont plus que des emblèmes et dont le maintien est habituellement le même que celui de personnages célestes qui ne seraient pas ailés.

En rentrant à l'hôtel je trouvais des jeunes femmes qui, surtout d'Autriche, venaient à Venise passer les premiers beaux jours de ce printemps sans fleurs. Il y en avait une dont les traits ne ressemblaient pas à ceux d'Albertine mais qui me plaisait par la même fraîcheur de teint, le même regard rieur et léger. Bientôt je sentis que je commençais à lui dire les mêmes choses que je disais au début à Albertine, que je lui dissimulais la même douleur quand elle me disait qu'elle ne me verrait pas le lendemain, qu'elle allait à Vérone, et aussitôt l'envie d'aller à Vérone moi aussi. Cela ne dura pas, elle devait repartir pour l'Autriche, je ne la reverrais jamais, mais déjà vaguement jaloux comme on l'est quand on commence à être amoureux, en regardant sa charmante et énigmatique figure je me demandais si elle aussi aimait les femmes, si ce qu'elle avait de commun avec Albertine, cette clarté du teint et des regards, cet air de franchise aimable qui séduisait tout le monde et qui tenait plus à ce qu'elle ne cherchait nullement à connaître les actions des autres qui ne l'intéressaient nullement, qu'à avouer les siennes qu'elle dissimulait au contraire sous les plus puérils mensonges, si tout cela constituait des caractères morphologiques de la femme qui aime les femmes. Était-ce cela qui en elle, sans que je pusse saisir rationnellement pourquoi, exerçait sur moi son attraction, causait mes inquiétudes (cause plus profonde peut-être de mon attraction par ce qui porte vers ce qui fera souffrir), me donnait quand je la voyais tant de plaisir et de tristesse, comme ces éléments magnétiques que nous ne voyons pas et qui dans l'air de certaines contrées nous font éprouver tant de malaises ? Hélas, je ne le saurais jamais. J'aurais voulu, quand j'essayais de lire dans son visage, lui dire : « Vous devriez me le dire, cela m'intéresserait pour me faire connaître une loi d'histoire naturelle humaine », mais jamais elle ne me le dirait ; elle professait pour ce qui ressemblait à ce vice une horreur particulière, et gardait une grande froideur avec ses amies femmes. C'était même peut-être la preuve qu'elle avait quelque chose à cacher, peut-être qu'elle avait été plaisantée ou honnie à cause de cela, et que l'air qu'elle prenait pour éviter qu'on crût cela d'elle était comme cet éloignement révélateur que les animaux ont des êtres qui les ont battus. Quant à s'informer de sa vie, c'était impossible ; même pour Albertine, que de temps j'avais mis avant de savoir quelque chose ! il avait fallu la mort pour délier les langues, tant Albertine gardait dans sa conduite, comme cette jeune femme même, de prudente circonspection ! Et encore même sur Albertine étais-je sûr de savoir quelque chose ? Et puis de même que les conditions de vie que nous désirons le plus nous deviennent indifférentes si nous cessons d'aimer la personne qui, à notre insu, nous les faisait désirer parce qu'elles nous permettaient de vivre près d'elle, de lui plaire dans le possible, il en est de même de certaines curiosités intellectuelles. L'importance scientifique que je voyais à savoir le genre de désir qui se cachait sous les pétales faiblement rosés de ces joues, dans la clarté claire sans soleil comme le petit jour de ces yeux pâles, dans ces journées jamais racontées, s'en irait sans doute quand je n'aimerais plus du tout Albertine ou quand je n'aimerais plus du tout cette jeune femme. 

(...)

426. Les heures passaient. Ma mère ne se pressa pas de lire les deux lettres qu'elle avait seulement ouvertes et tâcha que moi-même je ne tirasse pas tout de suite mon portefeuille pour prendre la lettre que le concierge de l'hôtel m'avait remise. Elle craignait toujours que je ne trouvasse les voyages trop longs, trop fatigants, et reculait le plus tard possible pour m'occuper pendant les dernières heures le moment où elle déballerait les oeufs durs, me passerait les journaux, déferait le paquet de livres qu'elle avait achetés sans me le dire. Je regardai d'abord ma mère, qui lisait sa lettre avec étonnement, puis elle levait la tête, et ses yeux semblaient se poser tour à tour sur des souvenirs distincts, incompatibles et qu'elle ne pouvait parvenir à rapprocher. Cependant j'avais reconnu l'écriture de Gilberte sur mon enveloppe. Je l'ouvris. Gilberte m'annonçait son mariage avec Robert de Saint-Loup. Elle me disait qu'elle m'avait télégraphié à ce sujet à Venise et n'avait pas eu de réponse. Je me rappelai comme on m'avait dit que le service des télégraphes y était mal fait. Je n'avais jamais eu de dépêche. Peut-être elle ne voudrait pas le croire. Tout d'un coup je sentis dans mon cerveau un fait qui y était installé à l'état de souvenir, quitter sa place et la céder à un autre. La dépêche que j'avais reçue dernièrement et que j'avais crue d'Albertine était de Gilberte. Comme l'originalité assez factice de l'écriture de Gilberte consistait principalement quand elle écrivait une ligne à faire figurer dans la ligne supérieure les barres de t qui avaient l'air de souligner les mots ou les points sur les i qui avaient l'air d'interrompre les phrases de la ligne d'au-dessus, et en revanche à intercaler dans la ligne d'au-dessous les queues et arabesques des mots qui leur étaient superposés, il était tout naturel que l'employé du télégraphe eût lu les boucles d's ou d'y de la ligne supérieure comme un « ine » finissant le mot de Gilberte. Le point sur l'i de Gilberte était monté au-dessus faire point de suspension. Quant à son G, il avait l'air d'un A gothique. Qu'en dehors de cela deux ou trois mots eussent été mal lus, pris les uns dans les autres (certains, d'ailleurs, m'avaient paru incompréhensibles), cela était suffisant pour expliquer les détails de mon erreur, et n'était même pas nécessaire. Combien de lettres lit dans un mot une personne distraite et surtout prévenue, qui part de l'idée que la lettre est d'une certaine personne ? combien de mots dans la phrase ? On devine en lisant, on crée ; tout part d'une erreur initiale ; celles qui suivent (et ce n'est pas seulement dans la lecture des lettres et des télégrammes, pas seulement dans toute lecture), si extraordinaires qu'elles puissent paraître à celui qui n'a pas le même point de départ, sont toutes naturelles. Une bonne partie de ce que nous croyons, et jusque dans les conclusions dernières c'est ainsi, avec un entêtement et une bonne foi égales, vient d'une première méprise sur les prémisses. 

(Extrait de la série Albertine dans A la recherche du temps perdu. Les numéros indiquent la position du fragment au sein des 487 sections de notre édition en ligne.)