Albertine 401 - 404. la mort d'Albertine | c'est d'innombrables Albertine que j'aurais dû oublier | le souvenir d'Albertine lié à toutes les saisons | le paysage moral

401 Pour que la mort d'Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc l'eût tuée non seulement en Touraine, mais en moi. Jamais elle n'y avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un être a été obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du temps ; ne nous apparaissant que par minutes successives, il n'a jamais pu nous livrer de lui qu'un seul aspect à la fois, nous débiter de lui qu'une seule photographie. Grande faiblesse sans doute pour un être, de consister en une simple collection de moments ; grande force aussi ; il relève de la mémoire, et la mémoire d'un moment n'est pas instruite de tout ce qui s'est passé depuis ; ce moment qu'elle a enregistré dure encore, vit encore, et avec lui l'être qui s'y profilait. Et puis cet émiettement ne fait pas seulement vivre la morte, il la multiplie. Pour me consoler, ce n'est pas une, c'est d'innombrables Albertine que j'aurais dû oublier. Quand j'étais arrivé à supporter le chagrin d'avoir perdu celle-ci, c'était à recommencer avec une autre, avec cent autres.

Alors ma vie fut entièrement changée. Ce qui en avait fait, et non à cause d'Albertine, parallèlement à elle, quand j'étais seul, la douceur, c'était justement, à l'appel de moments identiques, la perpétuelle renaissance de moments anciens. Par le bruit de la pluie m'était rendue l'odeur des lilas de Combray ; par la mobilité du soleil sur le balcon, les pigeons des Champs-Élysées ; par l'assourdissement des bruits dans la chaleur de la matinée, la fraîcheur des cerises ; le désir de la Bretagne ou de Venise par le bruit du vent et le retour de Pâques. L'été venait, les jours étaient longs, il faisait chaud. C'était le temps où de grand matin élèves et professeurs vont dans les jardins publics préparer les derniers concours sous les arbres, pour recueillir la seule goutte de fraîcheur que laisse tomber un ciel moins enflammé que dans l'ardeur du jour, mais déjà aussi stérilement pur. De ma chambre obscure, avec un pouvoir d'évocation égal à celui d'autrefois mais qui ne me donnait plus que de la souffrance, je sentais que dehors, dans la pesanteur de l'air, le soleil déclinant mettait sur la verticalité des maisons, des églises, un fauve badigeon. Et si Françoise en revenant dérangeait sans le vouloir les plis des grands rideaux, j'étouffais un cri à la déchirure que venait de faire en moi ce rayon de soleil ancien qui m'avait fait paraître belle la façade neuve de Bricqueville l'Orgueilleuse, quand Albertine m'avait dit : « Elle est restaurée. » Ne sachant comment expliquer mon soupir à Françoise, je lui disais : « Ah ! j'ai soif. » Elle sortait, rentrait, mais je me détournais violemment, sous la décharge douloureuse d'un des mille souvenirs invisibles qui à tout moment éclataient autour de moi dans l'ombre : je venais de voir qu'elle avait apporté du cidre et des cerises, ce cidre et ces cerises qu'un garçon de ferme nous avait apportés dans la voiture, à Balbec, espèces sous lesquelles j'aurais communié le plus parfaitement, jadis, avec l'arc-en-ciel des salles à manger obscures par les jours brûlants. Alors je pensai pour la première fois à la ferme des Ecorres, et je me dis que certains jours où Albertine me disait à Balbec ne pas être libre, être obligée de sortir avec sa tante, elle était peut-être avec telle de ses amies dans une ferme où elle savait que je n'avais pas mes habitudes et où pendant qu'à tout hasard je m'attardais à Marie-Antoinette où on m'avait dit : « Nous ne l'avons pas vue aujourd'hui », elle usait avec son amie des mêmes mots qu'avec moi quand nous sortions tous les deux : « Il n'aura pas l'idée de nous chercher ici et comme cela nous ne serons pas dérangées. » Je disais à Françoise de refermer les rideaux pour ne plus voir ce rayon de soleil. Mais il continuait à filtrer, aussi corrosif, dans ma mémoire. « Elle ne me plaît pas, elle est restaurée, mais nous irons demain à Saint-Martin-le-Vêtu, après-demain à… » Demain, après-demain, c'était un avenir de vie commune, peut-être pour toujours, qui commence, mon coeur s'élance vers lui, mais il n'est plus là, Albertine est morte.

Je demandai l'heure à Françoise. Six heures. Enfin, Dieu merci, allait disparaître cette lourde chaleur dont autrefois je me plaignais avec Albertine, et que nous aimions tant. La journée prenait fin. Mais qu'est-ce que j'y gagnais ? La fraîcheur du soir se levait, c'était le coucher du soleil ; dans ma mémoire, au bout d'une route que nous prenions ensemble pour rentrer, j'apercevais, plus loin que le dernier village, comme une station distante, inaccessible pour le soir même où nous nous arrêterions à Balbec, toujours ensemble. Ensemble alors, maintenant il fallait s'arrêter court devant ce même abîme, elle était morte. Ce n'était plus assez de fermer les rideaux, je tâchais de boucher les yeux et les oreilles de ma mémoire, pour ne pas revoir cette bande orangée du couchant, pour ne pas entendre ces invisibles oiseaux qui se répondaient d'un arbre à l'autre de chaque côté de moi qu'embrassait alors si tendrement celle qui maintenant était morte. Je tâchais d'éviter ces sensations que donnent l'humidité des feuilles dans le soir, la montée et la descente des routes en dos d'âne. Mais déjà ces sensations m'avaient ressaisi, ramené assez loin du moment actuel, afin qu'eût tout le recul, tout l'élan nécessaire pour me frapper de nouveau, l'idée qu'Albertine était morte. Ah ! jamais je n'entrerais plus dans une forêt, je ne me promènerais plus entre des arbres. Mais les grandes plaines me seraient-elles moins cruelles ? Que de fois j'avais traversé pour aller chercher Albertine, que de fois j'avais repris, au retour avec elle, la grande plaine de Cricqueville, tantôt par des temps brumeux où l'inondation du brouillard nous donnait l'illusion d'être entourés d'un lac immense, tantôt par des soirs limpides où le clair de lune, dématérialisant la terre, la faisant paraître à deux pas céleste, comme elle n'est, pendant le jour, que dans les lointains, enfermait les champs, les bois, avec le firmament auquel il les avait assimilés, dans l'agate arborisée d'un seul azur !

Françoise devait être heureuse de la mort d'Albertine, et il faut lui rendre la justice que par une sorte de convenance et de tact elle ne simulait pas la tristesse. Mais les lois non écrites de son antique code et sa tradition de paysanne médiévale qui pleure comme aux chansons de geste étaient plus anciennes que sa haine d'Albertine et même d'Eulalie. Aussi une de ces fins d'après-midi-là, comme je ne cachais pas assez rapidement ma souffrance, elle aperçut mes larmes, servie par son instinct d'ancienne petite paysanne qui autrefois lui faisait capturer et faire souffrir les animaux, n'éprouver que de la gaieté à étrangler les poulets et à faire cuire vivants les homards, et quand j'étais malade à observer, comme les blessures qu'elle eût infligées à une chouette, ma mauvaise mine qu'elle annonçait ensuite sur un ton funèbre et comme un présage de malheur. Mais son « coutumier » de Combray ne lui permettait pas de prendre légèrement les larmes, le chagrin, choses qu'elle jugeait comme aussi funestes que d'ôter sa flanelle ou de manger à contre-coeur. « Oh ! non, Monsieur, il ne faut pas pleurer comme cela, cela vous ferait du mal ! » Et en voulant arrêter mes larmes elle avait l'air aussi inquiet que si c'eût été des flots de sang. Malheureusement je pris un air froid qui coupa court aux effusions qu'elle espérait et qui du reste eussent peut-être été sincères. Il en était peut-être pour elle d'Albertine comme d'Eulalie et maintenant que mon amie ne pouvait plus tirer de moi aucun profit, Françoise avait-elle cessé de la haïr. Elle tint à me montrer pourtant qu'elle se rendait bien compte que je pleurais et que, suivant seulement le funeste exemple des miens, je ne voulais pas « faire voir ». « Il ne faut pas pleurer, Monsieur », me dit-elle d'un ton cette fois plus calme, et plutôt pour me montrer sa clairvoyance que pour me témoigner sa pitié. Et elle ajouta : « Ça devait arriver, elle était trop heureuse, la pauvre, elle n'a pas su connaître son bonheur. »

Que le jour est lent à mourir par ces soirs démesurés de l'été ! Un pâle fantôme de la maison d'en face continuait indéfiniment à aquareller sur le ciel sa blancheur persistante. Enfin il faisait nuit dans l'appartement, je me cognais aux meubles de l'antichambre, mais dans la porte de l'escalier, au milieu du noir que je croyais total, la partie vitrée était translucide et bleue, d'un bleu de fleur, d'un bleu d'aile d'insecte, d'un bleu qui m'eût semblé beau si je n'avais senti qu'il était un dernier reflet, coupant comme un acier, un coup suprême que dans sa cruauté infatigable me portait encore le jour. L'obscurité complète finissait pourtant par venir, mais alors il suffisait d'une étoile vue à côté de l'arbre de la cour pour me rappeler nos départs en voiture, après le dîner, pour les bois de Chantepie, tapissés par le clair de lune. Et même dans les rues, il m'arrivait d'isoler sur le dos d'un banc, de recueillir la pureté naturelle d'un rayon de lune au milieu des lumières artificielles de Paris, de Paris sur lequel il faisait régner, en faisant rentrer un instant pour mon imagination la ville dans la nature, avec le silence infini des champs évoqués, le souvenir douloureux des promenades que j'y avais faites avec Albertine. Ah ! quand la nuit finirait-elle ? Mais à la première fraîcheur de l'aube je frissonnais, car celle-ci avait ramené en moi la douceur de cet été où de Balbec à Incarville, d'Incarville à Balbec, nous nous étions tant de fois reconduits l'un l'autre jusqu'au petit jour. Je n'avais plus qu'un espoir pour l'avenir – espoir bien plus déchirant qu'une crainte –, c'était d'oublier Albertine. Je savais que je l'oublierais un jour, j'avais bien oublié Gilberte, Mme de Guermantes, j'avais bien oublié ma grand-mère. Et c'est notre plus juste et plus cruel châtiment de l'oubli si total, paisible comme ceux des cimetières, par quoi nous nous sommes détachés de ceux que nous n'aimons plus, que nous entrevoyions ce même oubli comme inévitable à l'égard de ceux que nous aimons encore. À vrai dire nous savons qu'il est un état non douloureux, un état d'indifférence. Mais ne pouvant penser à la fois à ce que j'étais et à ce que je serais, je pensais avec désespoir à tout ce tégument de caresses, de baisers, de sommeils amis, dont il faudrait bientôt me laisser dépouiller pour jamais. L'élan de ces souvenirs si tendres, venant se briser contre l'idée qu'Albertine était morte, m'oppressait par l'entrechoc de flux si contrariés que je ne pouvais rester immobile ; je me levais, mais tout d'un coup je m'arrêtais, terrassé ; le même petit jour que je voyais au moment où je venais de quitter Albertine encore radieux et chaud de ses baisers, venait tirer au-dessus des rideaux sa lame maintenant sinistre dont la blancheur froide, implacable et compacte entrait, me donnant comme un coup de couteau.

Bientôt les bruits de la rue allaient commencer, permettant de lire à l'échelle qualitative de leurs sonorités le degré de la chaleur sans cesse accrue où ils retentiraient. Mais dans cette chaleur qui quelques heures plus tard s'imbiberait de l'odeur des cerises, ce que je trouvais (comme dans un remède que le remplacement d'une des parties composantes par une autre suffit pour rendre, d'un euphorique et d'un excitatif qu'il était, un déprimant) ce n'était plus le désir des femmes mais l'angoisse du départ d'Albertine. D'ailleurs le souvenir de tous mes désirs était aussi imprégné d'elle, et de souffrance, que le souvenir des plaisirs. Cette Venise où j'avais cru que sa présence me serait importune (sans doute parce que je sentais confusément qu'elle m'y serait nécessaire), maintenant qu'Albertine n'était plus, j'aimais mieux n'y pas aller. Albertine m'avait semblé un obstacle interposé entre moi et toutes choses, parce qu'elle était pour moi leur contenant et que c'est d'elle, comme d'un vase, que je pouvais les recevoir. Maintenant que ce vase était détruit, je ne me sentais plus le courage de les saisir, il n'y en avait plus une seule dont je ne me détournasse, abattu, préférant n'y pas goûter. De sorte que ma séparation d'avec elle n'ouvrait nullement pour moi le champ des plaisirs possibles que j'avais cru m'être fermé par sa présence. D'ailleurs l'obstacle que sa présence avait peut-être été en effet pour moi à voyager, à jouir de la vie, m'avait seulement, comme il arrive toujours, masqué les autres obstacles, qui reparaissaient intacts maintenant que celui-là avait disparu. C'est de cette façon qu'autrefois quand quelque visite aimable m'empêchait de travailler, si le lendemain je restais seul je ne travaillais pas davantage. Qu'une maladie, un duel, un cheval emporté, nous fassent voir la mort de près, nous aurions joui richement de la vie, de volupté, de pays inconnus dont nous allons être privés. Et une fois le danger passé, ce que nous retrouvons c'est la même vie morne où rien de tout cela n'existait pour nous.

Sans doute ces nuits si courtes durent peu. L'hiver finirait par revenir, où je n'aurais plus à craindre le souvenir des promenades avec elle jusqu'à l'aube trop tôt levée. Mais les premières gelées ne me rapporteraient-elles pas, conservé dans leur glace, le germe de mes premiers désirs, quand à minuit je la faisais chercher, que le temps me semblait si long jusqu'à son coup de sonnette que je pourrais maintenant attendre éternellement en vain ? Ne me rapporteraient-elles pas le germe de mes premières inquiétudes, quand deux fois je crus qu'elle ne viendrait pas ? Dans ce temps-là je ne la voyais que rarement ; mais même ces intervalles qu'il y avait alors entre ses visites qui faisaient surgir Albertine au bout de plusieurs semaines, du sein d'une vie inconnue que je n'essayais pas de posséder, assuraient mon calme en empêchant les velléités sans cesse interrompues de ma jalousie de se conglomérer, de faire bloc dans mon coeur. Autant ils avaient pu être apaisants dans ce temps-là, autant, rétrospectivement, ils étaient empreints de souffrance depuis que ce qu'elle avait pu faire d'inconnu pendant leur durée avait cessé de m'être indifférent, et surtout maintenant qu'aucune visite d'elle ne viendrait plus jamais ; de sorte que ces soirs de janvier où elle venait et qui par là m'avaient été si doux, me souffleraient maintenant dans leur bise aigre une inquiétude que je ne connaissais pas alors, et me rapporteraient, mais devenu pernicieux, le premier germe de mon amour conservé dans leur gelée. Et en pensant que je verrais recommencer ce temps froid qui depuis Gilberte et mes jeux aux Champs-Élysées m'avait toujours paru si triste ; quand je pensais que reviendraient des soirs pareils à ce soir de neige où j'avais vainement, toute une partie de la nuit, attendu Albertine, alors, comme un malade se plaçant, lui au point de vue du corps, pour sa poitrine, moi moralement, à ces moments-là, ce que je redoutais encore le plus, pour mon chagrin, pour mon coeur, c'était le retour des grands froids, et je me disais que ce qu'il y aurait de plus dur à passer ce serait peut-être l'hiver. Lié qu'il était à toutes les saisons, pour que je perdisse le souvenir d'Albertine, il aurait fallu que je les oubliasse toutes, quitte à recommencer à les connaître, comme un vieillard frappé d'hémiplégie et qui rapprend à lire ; il aurait fallu que je renonçasse tout l'univers. Seule, me disais-je, une véritable mort de moi-même serait capable (mais elle est impossible) de me consoler de la sienne. Je ne songeais pas que la mort de soi-même n'est ni impossible, ni extraordinaire ; elle se consomme à notre insu, au besoin contre notre gré, chaque jour, et je souffrirais de la répétition de toutes sortes de journées que non seulement la nature, mais des circonstances factices, un ordre plus conventionnel introduisent dans une saison. Bientôt reviendrait la date où j'étais allé à Balbec, l'autre été, et où mon amour, qui n'était pas encore inséparable de la jalousie et qui ne s'inquiétait pas de ce qu'Albertine faisait toute la journée, devait subir tant d'évolutions avant de devenir celui si différent des derniers temps, si particulier que cette année finale où avait commencé de changer et où s'était terminée la destinée d'Albertine, m'apparaissait remplie, diverse, vaste comme un siècle. Puis ce serait le souvenir de jours plus tardifs, mais dans des années antérieures ; les dimanches de mauvais temps, où pourtant tout le monde était sorti, dans le vide de l'après-midi, où le bruit du vent et de la pluie m'eût invité jadis à rester à faire le « philosophe sous les toits », avec quelle anxiété je verrais approcher l'heure où Albertine, si peu attendue, était venue me voir, m'avait caressé pour la première fois, s'interrompant pour Françoise qui avait apporté la lampe, en ce temps deux fois mort où c'était Albertine qui était curieuse de moi, où ma tendresse pour elle pouvait légitimement avoir tant d'espérance ! Même, à une saison plus avancée, ces soirs glorieux où les offices, les pensionnats entrouverts comme des chapelles, baignés d'une poussière dorée, laissent la rue se couronner de ces demi-déesses qui, causant non loin de nous avec leurs pareilles, nous donnent la fièvre de pénétrer dans leur existence mythologique, ne me rappelaient plus que la tendresse d'Albertine qui à côté de moi m'était un empêchement à m'approcher d'elles.

402 D'ailleurs, au souvenir des heures même purement naturelles s'ajouterait forcément le paysage moral qui en fait quelque chose d'unique. Quand j'entendrais plus tard le cornet à bouquin du chevrier, par un premier beau temps, presque italien, le même jour mélangerait tour à tour à sa lumière l'anxiété de savoir Albertine au Trocadéro, peut-être avec Léa et les deux jeunes filles, puis la douceur familiale et domestique, presque comme d'une épouse qui me semblait alors embarrassante et que Françoise allait me ramener. Ce message téléphonique de Françoise qui m'avait transmis l'hommage obéissant d'Albertine revenant avec elle, j'avais cru qu'il m'enorgueillissait. Je m'étais trompé. S'il m'avait enivré, c'est parce qu'il m'avait fait sentir que celle que j'aimais était bien à moi, ne vivait que pour moi, et même à distance, sans que j'eusse besoin de m'occuper d'elle, me considérait comme son époux et son maître, revenant sur un signe de moi. Et ainsi ce message téléphonique avait été une parcelle de douceur, venant de loin, émise de ce quartier du Trocadéro où il se trouvait y avoir pour moi des sources de bonheur dirigeant vers moi d'apaisantes molécules, des baumes calmants, me rendant enfin une si douce liberté d'esprit que je n'avais plus eu – me livrant sans la restriction d'un seul souci à la musique de Wagner – qu'à attendre l'arrivée certaine d'Albertine, sans fièvre, avec un manque entier d'impatience où je n'avais pas su reconnaître le bonheur. Et ce bonheur qu'elle revînt, qu'elle m'obéît et m'appartînt, la cause en était dans l'amour, non dans l'orgueil. Il m'eût été bien égal maintenant d'avoir à mes ordres cinquante femmes revenant sur un signe de moi, non pas du Trocadéro mais des Indes. Mais ce jour-là en sentant Albertine qui, tandis que j'étais seul dans ma chambre à faire de la musique, venait docilement vers moi, j'avais respiré, disséminée comme un poudroiement dans le soleil, une de ces substances qui, comme d'autres sont salutaires au corps, font du bien à l'âme. Puis ç'avait été une demi-heure après l'arrivée d'Albertine, puis la promenade avec Albertine, arrivée, promenade que j'avais crues ennuyeuses parce qu'elles étaient pour moi accompagnées de certitude, mais qui à cause de cette certitude même avaient, à partir du moment où Françoise m'avait téléphoné qu'elle la ramenait, coulé un calme d'or dans les heures qui avaient suivi, en avaient fait comme une seconde journée bien différente de la première, parce qu'elle avait un dessous moral tout autre, un dessous moral qui en faisait une journée originale, qui venait s'ajouter à la variété de celles que j'avais connues jusque-là, et que je n'eusse jamais pu imaginer – comme nous ne pourrions imaginer le repos d'un jour d'été si de tels jours n'existaient pas dans la série de ceux que nous avons vécus –, journée dont je ne pouvais pas dire absolument que je me la rappelais, car à ce calme s'ajoutait maintenant une souffrance que je n'avais pas ressentie alors. Mais bien plus tard, quand je retraversai peu à peu, en sens inverse, les temps par lesquels j'avais passé avant d'aimer tant Albertine, quand mon coeur cicatrisé put se séparer sans souffrance d'Albertine morte, alors, quand je pus me rappeler enfin sans souffrance ce jour où Albertine avait été faire des courses avec Françoise au lieu de rester au Trocadéro, je me rappelai avec plaisir ce jour appartenant à une saison morale que je n'avais pas connue jusqu'alors ; je me le rappelai enfin exactement sans plus y ajouter de souffrance et au contraire comme on se rappelle certains jours d'été qu'on a trouvés trop chauds quand on les a vécus, et dont, après coup seulement, on extrait le titre sans alliage d'or fixe et d'indestructible azur.

De sorte que ces quelques années n'imposaient pas seulement au souvenir d'Albertine, qui les rendait si douloureuses, les couleurs successives, les modalités différentes, la cendre de leurs saisons ou de leurs heures, des fins d'après-midi de juin aux soirs d'hiver, des clairs de lune sur la mer à l'aube en rentrant à la maison, de la neige de Paris aux feuilles mortes de Saint-Cloud, mais encore de l'idée particulière que je me faisais successivement d'Albertine, de l'aspect physique sous lequel je me la représentais à chacun de ces moments, de la fréquence plus ou moins grande avec laquelle je la voyais cette saison-là, laquelle s'en trouvait comme plus dispersée ou plus compacte, des anxiétés qu'elle avait pu m'y causer par l'attente, du charme que j'avais à tel moment pour elle, d'espoirs formés, puis perdus ; tout cela modifiait le caractère de ma tristesse rétrospective tout autant que les impressions de lumière ou de parfums qui lui étaient associées, et complétait chacune des années solaires que j'avais vécues et qui rien qu'avec leurs printemps, leurs automnes, leurs hivers, étaient déjà si tristes à cause du souvenir inséparable d'elle, en la doublant d'une sorte d'année sentimentale où les heures n'étaient pas définies par la position du soleil mais par l'attente d'un rendez-vous ; où la longueur des jours ou les progrès de la température, étaient mesurés par l'essor de mes espérances, le progrès de notre intimité, la transformation progressive de son visage, les voyages qu'elle avait faits, la fréquence et le style des lettres qu'elle m'avait adressées pendant l'absence, sa précipitation plus ou moins grande à me voir au retour. Et enfin ces changements de temps, ces jours différents, s'ils me rendaient chacun une autre Albertine, ce n'était pas seulement par l'évocation des moments semblables. Mais l'on se rappelle que toujours, avant même que j'aimasse, chacune avait fait de moi un homme différent, ayant d'autres désirs parce qu'il avait d'autres perceptions et qui, après n'avoir rêvé que tempêtes et falaises la veille, si le jour indiscret du printemps avait glissé une odeur de roses dans la clôture mal jointe de mon sommeil entrebâillé, s'éveillait en partance pour l'Italie. Même dans mon amour l'état changeant de mon atmosphère morale, la pression modifiée de mes croyances n'avaient-ils pas, tel jour, diminué la visibilité de mon propre amour, ne l'avaient-ils pas, tel jour, indéfiniment étendue, tel jour embellie jusqu'au sourire, tel jour contractée jusqu'à l'orage ? On n'est que par ce qu'on possède, on ne possède que ce qui vous est réellement présent, et tant de nos souvenirs, de nos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin de nous-même, où nous les perdons de vue ! Alors nous ne pouvons plus les faire entrer en ligne de compte dans ce total qui est notre être. Mais ils ont des chemins secrets pour rentrer en nous. Et certains soirs, m'étant endormi sans presque plus regretter Albertine – on ne peut regretter que ce qu'on se rappelle – au réveil je trouvais toute une flotte de souvenirs qui étaient venus croiser en moi dans ma plus claire conscience, que je distinguais à merveille. Alors je pleurais ce que je voyais si bien et qui la veille n'était pour moi que néant. Le nom d'Albertine, sa mort avaient changé de sens ; ses trahisons avaient soudain repris toute leur importance.

Comment m'avait-elle paru morte, quand maintenant pour penser à elle je n'avais à ma disposition que les mêmes images dont, quand elle était vivante, je revoyais l'une ou l'autre : rapide et penchée sur la roue mythologique de sa bicyclette, sanglée les jours de pluie sous la tunique guerrière de caoutchouc qui faisait bomber ses seins, la tête enturbannée et coiffée de serpents, elle semait la terreur dans les rues de Balbec ; les soirs où nous avions emporté du champagne dans les bois de Chantepie, la voix provocante et changée, elle avait au visage cette chaleur blême rougissant seulement aux pommettes que, la distinguant mal dans l'obscurité de la voiture, j'approchais du clair de lune pour la mieux voir et que j'essayais maintenant en vain de me rappeler, de revoir dans une obscurité qui ne finirait plus. Petite statuette dans la promenade vers l'île, calme figure grosse à gros grains près du pianola, elle était ainsi tour à tour pluvieuse et rapide, provocante et diaphane, immobile et souriante, ange de la musique. Chacune était attachée à un moment, à la date duquel je me trouvais replacé quand je revoyais cette Albertine. Et ces moments du passé ne sont pas immobiles ; ils gardent dans notre mémoire le mouvement qui les entraînait vers l'avenir, – vers un avenir devenu lui-même le passé, – nous y entraînant nous-même. Jamais je n'avais caressé l'Albertine encaoutchoutée des jours de pluie, je voulais lui demander d'ôter cette armure, ce serait connaître avec elle l'amour des camps, la fraternité du voyage. Mais ce n'était plus possible, elle était morte. Jamais non plus, par peur de la dépraver, je n'avais fait semblant de comprendre, les soirs où elle semblait m'offrir des plaisirs que sans cela elle n'eût peut-être pas demandés à d'autres et qui excitaient maintenant en moi un désir furieux. Je ne les aurais pas éprouvés semblables auprès d'une autre, mais celle qui me les aurait donnés, je pouvais courir le monde sans la rencontrer, puisque Albertine était morte. Il semblait que je dusse choisir entre deux faits, décider quel était le vrai, tant celui de la mort d'Albertine – venu pour moi d'une réalité que je n'avais pas connue, sa vie en Touraine – était en contradiction avec toutes mes pensées relatives à elle, mes désirs, mes regrets, mon attendrissement, ma fureur, ma jalousie. Une telle richesse de souvenirs empruntés au répertoire de sa vie, une telle profusion de sentiments évoquant, impliquant sa vie, semblaient rendre incroyable qu'Albertine fût morte. Une telle profusion de sentiments, car ma mémoire en conservant ma tendresse lui laissait toute sa variété. Ce n'était pas Albertine seule qui n'était qu'une succession de moments, c'était aussi moi-même. Mon amour pour elle n'était pas simple : à la curiosité de l'inconnu s'était ajouté un désir sensuel, et à un sentiment d'une douceur presque familiale, tantôt l'indifférence, tantôt une furieuse jalousie. Je n'étais pas un seul homme, mais le défilé heure par heure d'une armée composite où il y avait selon le moment des passionnés, des indifférents, des jaloux – des jaloux dont pas un n'était jaloux de la même femme. Et sans doute ce serait de là qu'un jour viendrait la guérison que je ne souhaiterais pas. Dans une foule, ces éléments peuvent un par un, sans qu'on s'en aperçoive, être remplacés par d'autres, que d'autres encore éliminent ou renforcent, si bien qu'à la fin un changement s'est accompli qui ne se pourrait concevoir si l'on était un. La complexité de mon amour, de ma personne, multipliait, diversifiait mes souffrances. Pourtant elles pouvaient se ranger toujours sous les deux groupes dont l'alternance avait fait toute la vie de mon amour pour Albertine, tour à tour livré à la confiance et au soupçon jaloux.

Si j'avais peine à penser qu'Albertine, si vivante en moi (portant comme je faisais le double harnais du présent et du passé), était morte, peut-être était-il aussi contradictoire que ce soupçon de fautes dont Albertine, aujourd'hui dépouillée de la chair qui en avait joui, de l'âme qui avait pu les désirer, n'était plus capable ni responsable, excitât en moi une telle souffrance, que j'aurais seulement bénie si j'avais pu y voir le gage de la réalité morale d'une personne matériellement inexistante, au lieu du reflet destiné à s'éteindre lui-même d'impressions qu'elle m'avait autrefois causées. Une femme qui ne pouvait plus éprouver de plaisirs avec d'autres n'aurait plus dû exciter ma jalousie, si seulement ma tendresse avait pu se mettre à jour. Mais c'est ce qui était impossible, puisqu'elle ne pouvait trouver son objet, Albertine, que dans des souvenirs où celle-ci était vivante. Puisque rien qu'en pensant à elle, je la ressuscitais, ses trahisons ne pouvaient jamais être celles d'une morte, l'instant où elle les avait commises devenant l'instant actuel, non pas seulement pour Albertine mais pour celui de mes moi subitement évoqué qui la contemplait. De sorte qu'aucun anachronisme ne pouvait jamais séparer le couple indissoluble où à chaque coupable nouvelle s'appariait aussitôt un jaloux lamentable et toujours contemporain. Je l'avais, les derniers mois, tenue enfermée dans ma maison. Mais dans mon imagination maintenant, Albertine était libre ; elle usait mal de cette liberté, elle se prostituait aux unes, aux autres. Jadis je songeais sans cesse à l'avenir incertain qui était déployé devant nous, j'essayais d'y lire. Et maintenant ce qui était en avant de moi comme un double de l'avenir – aussi préoccupant qu'un avenir, puisqu'il était aussi incertain, aussi difficile à déchiffrer, aussi mystérieux, plus cruel encore parce que je n'avais pas comme pour l'avenir la possibilité, ou l'illusion, d'agir sur lui, et aussi parce qu'il se déroulerait aussi long que ma vie elle-même, sans que ma compagne fût là pour calmer les souffrances qu'il me causait –, ce n'était plus l'Avenir d'Albertine, c'était son Passé. Son Passé ? C'est mal dire puisque pour la jalousie il n'est ni passé ni avenir et que ce qu'elle imagine est toujours le Présent.

Les changements de l'atmosphère en provoquent d'autres dans l'homme intérieur, réveillent des moi oubliés, contrarient l'assoupissement de l'habitude, redonnent de la force à tels souvenirs, à telles souffrances ; combien plus encore pour moi si ce temps nouveau qu'il faisait me rappelait celui par lequel Albertine était, à Balbec, sous la pluie menaçante, par exemple, allée faire, Dieu sait pourquoi, de grandes promenades, dans le maillot collant de son caoutchouc ! Si elle avait vécu, sans doute aujourd'hui, par ce temps si semblable, partirait-elle faire en Touraine une excursion analogue. Puisqu'elle ne le pouvait plus, je n'aurais pas dû souffrir de cette idée ; mais, comme aux amputés, le moindre changement de temps renouvelait mes douleurs dans le membre qui n'existait plus.

Tout d'un coup c'était un souvenir que je n'avais pas revu depuis bien longtemps, car il était resté dissous dans la fluide et invisible étendue de ma mémoire, qui se cristallisait. Ainsi il y avait plusieurs années, comme on parlait de son peignoir de douche, Albertine avait rougi. À cette époque-là je n'étais pas jaloux d'elle. Mais depuis j'avais voulu lui demander si elle pouvait se rappeler cette conversation et me dire pourquoi elle avait rougi. Cela m'avait d'autant plus préoccupé qu'on m'avait dit que les deux jeunes filles amies de Léa allaient à cet établissement balnéaire de l'hôtel et, disait-on, pas seulement pour prendre des douches. Mais par peur de fâcher Albertine, ou attendant une époque meilleure, j'avais toujours remis de lui en parler, puis je n'y avais plus pensé. Et tout d'un coup, quelque temps après la mort d'Albertine, j'aperçus ce souvenir, empreint de ce caractère à la fois irritant et solennel qu'ont les énigmes laissées à jamais insolubles par la mort du seul être qui eût pu les éclaircir. Ne pourrais-je pas du moins tâcher de savoir si Albertine n'avait jamais ou rien fait de mal ou seulement paru suspecte dans cet établissement de douches ? En envoyant quelqu'un à Balbec, j'y arriverais peut-être. Elle vivante, je n'eusse sans doute pu rien apprendre. Mais les langues se délient étrangement et racontent facilement une faute quand on n'a plus à craindre la rancune de la coupable. Comme la constitution de l'imagination, restée rudimentaire, simpliste (n'ayant pas passé par les innombrables transformations qui remédient aux modèles primitifs des inventions humaines, à peine reconnaissables, qu'il s'agisse de baromètre, de ballon, de téléphone, etc., dans leurs perfectionnements ultérieurs), ne nous permet de voir que fort peu de choses à la fois, ce souvenir de l'établissement de douches occupait tout le champ de ma vision intérieure.

Parfois je me heurtais, dans les rues obscures du sommeil, à un de ces mauvais rêves qui ne sont pas bien graves pour une première raison, c'est que la tristesse qu'ils engendrent ne se prolonge guère qu'une heure après le réveil, pareille à ces malaises que cause une manière d'endormir artificielle ; pour une autre raison aussi, c'est qu'on ne les rencontre que très rarement, à peine tous les deux ou trois ans. Encore reste-t-il incertain qu'on les ait déjà rencontrés – et qu'ils n'aient pas plutôt cet aspect de ne pas être vus pour la première fois que projette sur eux une illusion, une subdivision (car dédoublement ne serait pas assez dire).

Sans doute, puisque j'avais des doutes sur la vie, sur la mort d'Albertine, j'aurais dû depuis bien longtemps me livrer à des enquêtes. Mais la même fatigue, la même lâcheté qui m'avaient fait me soumettre à Albertine quand elle était là, m'empêchaient de rien entreprendre depuis que je ne la voyais plus. Et pourtant de la faiblesse traînée pendant des années, un éclair d'énergie surgit parfois. Je me décidai à cette enquête au moins, toute partielle. On eût dit qu'il n'y avait rien eu d'autre dans toute la vie d'Albertine. Je me demandais qui je pourrais bien envoyer tenter une enquête sur place, à Balbec. Aimé me parut bien choisi. Outre qu'il connaissait admirablement les lieux, il appartenait à cette catégorie de gens du peuple soucieux de leur intérêt, fidèles à ceux qu'ils servent, indifférents à toute espèce de morale et dont – parce qu'ils sont, si nous les payons bien, dans leur obéissance à notre volonté, supprimant tout ce qui l'entraverait d'une manière ou de l'autre, aussi incapables d'indiscrétion, de mollesse ou d'improbité que dépourvus de scrupules – nous disons : « Ce sont de braves gens. » En ceux-là nous pouvons avoir une confiance absolue. Quand Aimé fut parti, je pensai combien il eût mieux valu que ce qu'il allait essayer d'apprendre là-bas, je pusse le demander maintenant à Albertine elle-même. Et aussitôt l'idée de cette question que j'aurais voulu, qu'il me semblait que j'allais lui poser, ayant amené Albertine à mon côté, non grâce à un effort de résurrection mais comme par le hasard d'une de ces rencontres qui – comme dans les photographies qui ne sont pas « posées », dans les instantanés – laissent toujours la personne plus vivante, en même temps que j'imaginais notre conversation, j'en sentais l'impossibilité ; je venais d'aborder par une nouvelle face cette idée qu'Albertine était morte, Albertine qui m'inspirait cette tendresse qu'on a pour les absentes dont la vue ne vient pas rectifier l'image embellie, inspirant aussi la tristesse que cette absence fût éternelle et que la pauvre petite fût privée à jamais de la douceur de la vie. Et aussitôt, par un brusque déplacement, de la torture de la jalousie je passais au désespoir de la séparation.

403 Ce qui remplissait mon coeur maintenant c'était, au lieu de haineux soupçons, le souvenir attendri des heures de tendresse confiante passées avec la soeur que sa mort m'avait réellement fait perdre, puisque mon chagrin se rapportait, non à ce qu'Albertine avait été pour moi, mais à ce que mon coeur désireux de participer aux émotions les plus générales de l'amour m'avait peu à peu persuadé qu'elle était ; alors je me rendais compte que cette vie qui m'avait tant ennuyé – du moins je le croyais – avait au contraire été délicieuse ; aux moindres moments passés à parler avec elle de choses même insignifiantes, je sentais maintenant qu'était ajoutée, amalgamée une volupté qui alors n'avait, il est vrai, pas été perçue par moi mais était déjà cause que, ces moments-là, je les avais toujours si persévéramment recherchés et à l'exclusion de tout le reste ; les moindres incidents que je m'en rappelais, un mouvement qu'elle avait fait en voiture auprès de moi, ou pour s'asseoir à table en face de moi dans sa chambre, propageaient dans mon âme un remous de douceur et de tristesse qui de proche en proche la gagnait tout entière.

Cette chambre où nous dînions ne m'avait jamais paru jolie, je disais seulement qu'elle l'était à Albertine pour que mon amie fût contente d'y vivre. Maintenant les rideaux, les sièges, les livres avaient cessé de m'être indifférents. L'art n'est pas seul à mettre du charme et du mystère dans les choses les plus insignifiantes ; ce même pouvoir de les mettre en rapport intime avec nous est dévolu aussi à la douleur. Au moment même je n'avais prêté aucune attention à ce dîner que nous avions fait ensemble au retour du Bois, avant que j'allasse chez les Verdurin, et vers la beauté, la grave douceur duquel je tournais maintenant des yeux pleins de larmes. Une impression de l'amour est hors de proportion avec les autres impressions de la vie, mais ce n'est pas perdue au milieu d'elles qu'on peut s'en rendre compte. Ce n'est pas d'en bas, dans le tumulte de la rue et la cohue des maisons avoisinantes, c'est quand on s'est éloigné que des pentes d'un coteau voisin, à une distance où toute la ville a disparu ou ne forme plus au ras de terre qu'un amas confus, qu'on peut, dans le recueillement de la solitude et du soir, évaluer, unique, persistante et pure, la hauteur d'une cathédrale. Je tâchais d'embrasser l'image d'Albertine à travers mes larmes en pensant à toutes les choses sérieuses et justes qu'elle avait dites ce soir-là. Un matin, je crus voir la forme oblongue d'une colline dans le brouillard, sentir la chaleur d'une tasse de chocolat, pendant que m'étreignait horriblement le coeur ce souvenir de l'après-midi où Albertine était venue me voir et où je l'avais embrassée pour la première fois : c'est que je venais d'entendre le hoquet du calorifère à eau qu'on venait de rallumer. Et je jetai avec colère une invitation que Françoise m'apporta de Mme Verdurin. Combien l'impression que j'avais eue en allant dîner pour la première fois à La Raspelière, que la mort ne frappe pas tous les êtres au même âge, s'imposait à moi avec plus de force maintenant qu'Albertine était morte, si jeune, et que Brichot continuait à dîner chez Mme Verdurin qui recevait toujours et recevrait peut-être pendant beaucoup d'années encore ! Aussitôt ce nom de Brichot me rappela la fin de cette même soirée où il m'avait reconduit, où j'avais vu d'en bas la lumière de la lampe d'Albertine. J'y avais déjà repensé d'autres fois, mais je n'avais pas abordé ce souvenir par le même côté. Car si nos souvenirs sont bien à nous c'est à la façon de ces propriétés qui ont de petites portes cachées que nous-même souvent ne connaissons pas et que quelqu'un du voisinage nous ouvre, si bien que par un côté du moins où cela ne nous était pas encore arrivé, nous nous trouvons rentré chez nous. Alors, en pensant au vide que je trouverais maintenant en rentrant chez moi, que je ne verrais plus d'en bas la chambre d'Albertine d'où la lumière s'était éteinte à jamais, je compris combien, ce soir où en quittant Brichot, j'avais cru éprouver de l'ennui, du regret de ne pouvoir aller me promener et faire l'amour ailleurs, je compris combien je m'étais trompé, et que c'était seulement parce que, le trésor dont les reflets venaient d'en haut jusqu'à moi, je m'en croyais la possession entièrement assurée, que j'avais négligé d'en calculer la valeur, ce qui faisait qu'il me paraissait forcément inférieur à des plaisirs, si petits qu'ils fussent, mais que, cherchant à les imaginer, j'évaluais. Je compris combien cette lumière qui me semblait venir d'une prison contenait pour moi de plénitude, de vie et de douceur, et qui n'était que la réalisation de ce qui m'avait un instant enivré, puis paru à jamais impossible le soir où Albertine avait couché sous le même toit que moi, à Balbec ; je comprenais que cette vie que j'avais menée à Paris dans un chez-moi qui était son chez-elle, c'était justement la réalisation de cette paix profonde que j'avais rêvée et crue impossible, le soir où elle avait couché sous le même toit que moi, au Grand Hôtel de Balbec.

La conversation que j'avais eue avec Albertine en rentrant du Bois avant cette dernière soirée Verdurin, je ne me fusse pas consolé qu'elle n'eût pas eu lieu, cette conversation qui avait un peu mêlé Albertine à la vie de mon intelligence et, en certaines parcelles, nous avait faits identiques l'un à l'autre. Car sans doute son intelligence, sa gentillesse pour moi, si j'y revenais avec attendrissement, ce n'est pas qu'elles eussent été plus grandes que celles d'autres personnes que j'avais connues ; Mme de Cambremer ne m'avait-elle pas dit à Balbec : « Comment ! vous pourriez passer vos journées avec Elstir qui est un homme de génie et vous les passez avec votre cousine ! » L'intelligence d'Albertine me plaisait parce que, par association, elle éveillait en moi ce que j'appelais sa douceur, comme nous appelons douceur d'un fruit une certaine sensation qui n'est que dans notre palais. Et de fait, quand je pensais à l'intelligence d'Albertine, mes lèvres s'avançaient instinctivement et goûtaient un souvenir dont j'aimais mieux que la réalité me fût extérieure et consistât dans la supériorité objective d'un être. Il est certain que j'avais connu des personnes d'intelligence plus grande. Mais l'infini de l'amour en son égoïsme, fait que les êtres que nous aimons sont ceux dont la physionomie intellectuelle et morale est pour nous le moins objectivement définie, nous les retouchons sans cesse au gré de nos désirs et de nos craintes, nous ne les séparons pas de nous, ils ne sont qu'un lieu immense et vague où extérioriser nos tendresses. Nous n'avons pas de notre propre corps, où affluent perpétuellement tant de malaises et de plaisirs, une silhouette aussi nette que celle d'un arbre ou d'une maison ou d'un passant. Et ç'avait peut-être été mon tort de ne pas chercher davantage à connaître Albertine en elle-même. De même qu'au point de vue de son charme, je n'avais longtemps considéré que les positions différentes qu'elle occupait dans mon souvenir dans le plan des années, et que j'avais été surpris de voir qu'elle s'était spontanément enrichie de modifications qui ne tenaient pas qu'à la différence des perspectives, de même j'aurais dû chercher à comprendre son caractère comme celui d'une personne quelconque et peut-être, m'expliquant alors pourquoi elle s'obstinait à me cacher son secret, j'aurais évité de prolonger entre cet acharnement étrange et mon invariable pressentiment ce conflit qui avait amené la mort d'Albertine. Et j'avais alors, avec une grande pitié d'elle, la honte de lui survivre. Il me semblait en effet dans les heures où je souffrais le moins, que je bénéficiais en quelque sorte de sa mort, car une femme est d'une plus grande utilité pour notre vie, si elle y est, au lieu d'un élément de bonheur, un instrument de chagrin, et il n'y en a pas une seule dont la possession soit aussi précieuse que celle des vérités qu'elle nous découvre en nous faisant souffrir. Dans ces moments-là, rapprochant la mort de ma grand-mère et celle d'Albertine, il me semblait que ma vie était souillée d'un double assassinat que seule la lâcheté du monde pouvait me pardonner. J'avais rêvé d'être compris, de ne pas être méconnu par elle, croyant que c'était pour le grand bonheur d'être compris, de ne pas être méconnu, alors que tant d'autres eussent mieux pu le faire. On désire être compris parce qu'on désire être aimé, et on désire être aimé parce qu'on aime. La compréhension des autres est indifférente et leur amour importun. Ma joie d'avoir possédé un peu de l'intelligence d'Albertine et de son coeur ne venait pas de leur valeur intrinsèque, mais de ce que cette possession était un degré de plus dans la possession totale d'Albertine, possession qui avait été mon but et ma chimère depuis le premier jour où je l'avais vue. Quand nous parlons de la « gentillesse » d'une femme, nous ne faisons peut-être que projeter hors de nous le plaisir que nous éprouvons à la voir, comme les enfants quand ils disent : « Mon cher petit lit, mon cher petit oreiller, mes chères petites aubépines. » Ce qui explique par ailleurs que les hommes ne disent jamais d'une femme qui ne les trompe pas : « Elle est si gentille », et le disent si souvent d'une femme par qui ils sont trompés. Mme de Cambremer trouvait avec raison que le charme spirituel d'Elstir était plus grand. Mais nous ne pouvons pas juger de la même façon celui d'une personne qui est, comme toutes les autres, extérieure à nous, peinte à l'horizon de notre pensée, et celui d'une personne qui par suite d'une erreur de localisation consécutive à certains accidents mais tenace, s'est logée dans notre propre corps, au point que de nous demander rétrospectivement si elle n'a pas regardé une femme un certain jour dans le couloir d'un petit chemin de fer maritime nous fait éprouver les mêmes souffrances qu'un chirurgien qui chercherait une balle dans notre coeur. Un simple croissant, mais que nous mangeons, nous fait éprouver plus de plaisir que tous les ortolans, lapereaux et bartavelles qui furent servis à Louis XV, et la pointe de l'herbe qui à quelques centimètres frémit devant notre oeil, tandis que nous sommes couchés sur la montagne, peut nous cacher la vertigineuse aiguille d'un sommet si celui-ci est distant de plusieurs lieues. D'ailleurs notre tort n'est pas de priser l'intelligence, la gentillesse d'une femme que nous aimons, si petites que soient celles-ci. Notre tort est de rester indifférent à la gentillesse, à l'intelligence des autres. Le mensonge ne recommence à nous causer l'indignation, et la bonté la reconnaissance qu'ils devraient toujours exciter en nous, que s'ils viennent d'une femme que nous aimons, et le désir physique a ce merveilleux pouvoir de rendre son prix à l'intelligence et des bases solides à la vie morale. Jamais je ne retrouverais cette chose divine : un être avec qui je pusse causer de tout, à qui je pusse me confier. Me confier ? Mais d'autres êtres ne me montraient-ils pas plus de confiance qu'Albertine ? Avec d'autres n'avais-je pas des causeries plus étendues ? C'est que la confiance, la conversation, choses médiocres, qu'importe qu'elles soient plus ou moins imparfaites, si s'y mêle seulement l'amour, qui seul est divin. Je revoyais Albertine s'asseyant à son pianola, rose sous ses cheveux noirs ; je sentais, sur mes lèvres qu'elle essayait d'écarter, sa langue, sa langue maternelle, incomestible, nourricière et sainte, dont la flamme et la rosée secrètes faisaient que, même quand Albertine la faisait seulement glisser à la surface de mon cou, de mon ventre, ces caresses superficielles mais en quelque sorte faites par l'intérieur de sa chair, extériorisé comme une étoffe qui montrerait sa doublure, prenaient, même dans les attouchements les plus externes, comme la mystérieuse douceur d'une pénétration.

Tous ces instants si doux que rien ne me rendrait jamais, je ne peux même pas dire que ce que me faisait éprouver leur perte fût du désespoir. Pour être désespéré, cette vie qui ne pourra plus être que malheureuse, il faut encore y tenir. J'étais désespéré à Balbec quand j'avais vu se lever le jour et que j'avais compris que plus un seul ne pourrait être heureux pour moi. J'étais resté aussi égoïste depuis lors, mais le moi auquel j'étais attaché maintenant, le moi qui constituait ces vives réserves qui mettent en jeu l'instinct de conservation, ce moi n'était plus dans la vie ; quand je pensais à mes forces, à ma puissance vitale, à ce que j'avais de meilleur, je pensais à certain trésor que j'avais possédé (que j'avais été seul à posséder puisque les autres ne pouvaient connaître exactement le sentiment, caché en moi, qu'il m'avait inspiré) et que personne ne pouvait plus m'enlever puisque je ne le possédais plus. Et à vrai dire je ne l'avais jamais possédé que parce que j'avais voulu me figurer que je le possédais. Je n'avais pas commis seulement l'imprudence, en regardant Albertine avec mes lèvres et en la logeant dans mon coeur, de la faire vivre au-dedans de moi, ni cette autre imprudence de mêler un amour familial au plaisir des sens. J'avais voulu aussi me persuader que nos rapports étaient l'amour, que nous pratiquions mutuellement les rapports appelés amour, parce qu'elle me donnait docilement les baisers que je lui donnais. Et pour avoir pris l'habitude de le croire, je n'avais pas perdu seulement une femme que j'aimais, mais une femme qui m'aimait, ma soeur, mon enfant, ma tendre maîtresse. Et en somme j'avais eu un bonheur et un malheur que Swann n'avait pas connus, car justement, tout le temps qu'il avait aimé Odette et en avait été si jaloux, il l'avait à peine vue, pouvant si difficilement, à certains jours où elle le décommandait au dernier moment, aller chez elle. Mais après il l'avait eue à lui, sa femme, et jusqu'à ce qu'il mourût. Moi, au contraire, tandis que j'étais si jaloux d'Albertine, plus heureux que Swann, je l'avais eue chez moi. J'avais réalisé en vérité ce que Swann avait rêvé si souvent et qu'il n'avait réalisé que matériellement quand cela lui était indifférent. Mais enfin Albertine, je ne l'avais pas gardée comme il avait gardé Odette. Elle s'était enfuie, elle était morte. Car jamais rien ne se répète exactement, et les existences les plus analogues, et que grâce à la parenté des caractères et à la similitude des circonstances, on peut choisir pour les présenter comme symétriques l'une à l'autre, restent en bien des points opposées. Et certes la principale opposition (l'art) n'était pas manifestée encore. En perdant la vie je n'aurais pas perdu grand-chose ; je n'aurais plus perdu qu'une forme vide, le cadre vide d'un chef-d'oeuvre. Indifférent à ce que je pouvais désormais y faire entrer, mais heureux et fier de penser à ce qu'il avait contenu, je m'appuyais au souvenir de ces heures si douces, et ce soutien moral me communiquait un bien-être que l'approche même de la mort n'aurait pas rompu. 

404 Comme elle accourait vite me voir à Balbec quand je la faisais chercher, se retardant seulement à verser de l'odeur dans ses cheveux pour me plaire ! Ces images de Balbec et de Paris que j'aimais ainsi à revoir, c'étaient les pages encore si récentes, et si vite tournées, de sa courte vie. Tout cela qui n'était pour moi que souvenir avait été pour elle action, action précipitée, comme celle d'une tragédie, vers une mort rapide. Car les êtres ont un développement en nous, mais un autre hors de nous (je l'avais bien senti dans ces soirs où je remarquais en Albertine un enrichissement de qualités qui ne tenait pas qu'à ma mémoire) et qui ne laissent pas d'avoir des réactions l'un sur l'autre. J'avais eu beau, en cherchant à connaître Albertine, puis à la posséder tout entière, n'obéir qu'au besoin de réduire par l'expérience à des éléments mesquinement semblables à ceux de notre moi, le mystère de tout être, tout pays, que l'imagination nous a fait paraître différents et de pousser chacune de nos joies profondes vers sa propre destruction, je ne l'avais pu sans influer à mon tour sur la vie d'Albertine. Peut-être ma fortune, les perspectives d'un brillant mariage l'avaient attirée ; ma jalousie l'avait retenue ; sa bonté, ou son intelligence, ou le sentiment de sa culpabilité, ou les adresses de sa ruse, lui avaient fait accepter, et m'avaient amené à rendre de plus en plus dure une captivité forgée simplement par le développement interne de mon travail mental, mais qui n'en avait pas moins sur la vie d'Albertine des contrecoups, destinés eux-mêmes à poser par choc en retour des problèmes nouveaux et de plus en plus douloureux à ma psychologie, puisque de ma prison elle s'était évadée pour aller se tuer sur un cheval que sans moi elle n'eût pas possédé, et me laissant, même morte, des soupçons dont la vérification, si elle devait venir, me serait peut-être plus cruelle que la découverte à Balbec qu'Albertine avait connu Mlle Vinteuil, puisque Albertine ne serait plus là pour m'apaiser. Si bien que cette longue plainte de l'âme qui croit vivre enfermée en elle-même n'est un monologue qu'en apparence, puisque les échos de la réalité la font dévier, et que telle vie est comme un essai de psychologie subjective spontanément poursuivi, mais qui fournit à quelque distance son « action » au roman purement réaliste, d'une autre réalité, d'une autre existence, et duquel à leur tour les péripéties viennent infléchir la courbe et changer la direction de l'essai psychologique. Comme l'engrenage avait été serré, comme l'évolution de notre amour avait été rapide, et, malgré quelques retardements, interruptions et hésitations du début, comme dans certaines nouvelles de Balzac ou quelques ballades de Schumann, le dénouement rapide ! C'est dans le cours de cette dernière année, longue pour moi comme un siècle, tant Albertine avait changé de positions par rapport à ma pensée depuis Balbec jusqu'à son départ de Paris, et aussi indépendamment de moi et souvent à mon insu, changé en elle-même, qu'il fallait placer toute cette bonne vie de tendresse qui avait si peu duré et qui pourtant m'apparaissait avec une plénitude, presque une immensité, à jamais impossible et pourtant qui m'était indispensable. Indispensable sans avoir peut-être été en soi et tout d'abord quelque chose de nécessaire, puisque je n'aurais pas connu Albertine si je n'avais pas lu dans un traité d'archéologie la description de l'église de Balbec ; si Swann, en me disant que cette église était presque persane, n'avait pas orienté mes désirs vers le normand byzantin ; si une société de palaces, en construisant à Balbec un hôtel hygiénique et confortable, n'avait pas décidé mes parents à exaucer mon souhait et à m'envoyer à Balbec. Certes, en ce Balbec depuis si longtemps désiré, je n'avais pas trouvé l'église persane que je rêvais, ni les brouillards éternels. Le beau train d'1 h 35 lui-même n'avait pas répondu à ce que je m'en figurais. Mais, en échange de ce que l'imagination laisse attendre et que nous nous donnons inutilement tant de peine pour essayer de découvrir, la vie nous donne quelque chose que nous étions bien loin d'imaginer. Qui m'eût dit à Combray, quand j'attendais le bonsoir de ma mère avec tant de tristesse, que ces anxiétés guériraient, puis renaîtraient un jour non pour ma mère, mais pour une jeune fille qui ne serait d'abord, sur l'horizon de la mer, qu'une fleur que mes yeux seraient chaque jour sollicités de venir regarder, mais une fleur pensante et dans l'esprit de qui je souhaitais si puérilement de tenir une grande place que je souffrais qu'elle ignorât que je connaissais Mme de Villeparisis ? Oui, c'est le bonsoir, le baiser d'une telle étrangère pour lequel je devais, au bout de quelques années, souffrir autant qu'enfant quand ma mère ne devait pas venir me voir. Or cette Albertine si nécessaire, de l'amour de qui mon âme était maintenant presque uniquement composée, si Swann ne m'avait pas parlé de Balbec je ne l'aurais jamais connue. Sa vie eût peut-être été plus longue, la mienne aurait été dépourvue de ce qui en faisait maintenant le martyre. Et ainsi il me semblait que par ma tendresse uniquement égoïste j'avais laissé mourir Albertine comme auparavant j'avais assassiné ma grand-mère. Même plus tard, même l'ayant déjà connue à Balbec, j'aurais pu ne pas l'aimer comme je fis ensuite. Car, quand je renonçais à Gilberte et savais que je pourrais aimer un jour une autre femme, j'osais à peine avoir un doute si, en tout cas pour le passé, je n'eusse pu aimer que Gilberte. Or, pour Albertine je n'avais même plus de doute, j'étais sûr que ç'aurait pu ne pas être elle que j'eusse aimée, que c'eût pu être une autre. Il eût suffi pour cela que Mlle de Stermaria, le soir où je devais dîner avec elle dans l'île du Bois, ne se fût pas décommandée. Il était encore temps alors, et c'eût été pour Mlle de Stermaria que se fût exercée cette activité de l'imagination qui nous fait extraire d'une femme une telle notion de l'individuel qu'elle nous paraît unique en soi et pour nous prédestinée et nécessaire. Tout au plus, en me plaçant à un point de vue presque physiologique, pouvais-je dire que j'aurais pu avoir ce même amour exclusif pour une autre femme, mais non pour toute autre femme. Car Albertine, grosse et brune, ne ressemblait pas à Gilberte, élancée et rousse, mais pourtant elles avaient la même étoffe de santé, et dans les mêmes joues sensuelles toutes les deux un regard dont on saisissait difficilement la signification. C'étaient de ces femmes que n'auraient pas regardées des hommes qui de leur côté auraient fait des folies pour d'autres qui ne me « disaient rien ». Je pouvais presque croire que la personnalité sensuelle et volontaire de Gilberte avait émigré dans le corps d'Albertine, un peu différent il est vrai, mais présentant, maintenant que j'y réfléchissais après coup, des analogies profondes. Un homme a presque toujours la même manière de s'enrhumer, de tomber malade, c'est-à-dire qu'il lui faut pour cela un certain concours de circonstances ; il est naturel que, quand il devient amoureux, ce soit à propos d'un certain genre de femmes, genre d'ailleurs très étendu. Les premiers regards d'Albertine qui m'avaient fait rêver n'étaient pas absolument différents des premiers regards de Gilberte. Je pouvais presque croire que l'obscure personnalité, la sensualité, la nature volontaire et rusée de Gilberte étaient revenues me tenter, incarnées cette fois dans le corps d'Albertine, tout autre et non pourtant sans analogies. Pour Albertine, grâce à une vie toute différente ensemble et où n'avait pu se glisser, dans un bloc de pensées où une douloureuse préoccupation maintenait une cohésion permanente, aucune fissure de distraction et d'oubli, son corps vivant n'avait point, comme celui de Gilberte, cessé un jour d'être celui où je trouvais ce que je reconnaissais après coup être pour moi (et qui n'eût pas été pour d'autres) les attraits féminins. Mais elle était morte. Je l'oublierais. Qui sait si alors les mêmes qualités de sang riche, de rêverie inquiète ne reviendraient pas un jour jeter le trouble en moi, mais incarnées cette fois en quelle forme féminine, je ne pouvais le prévoir. À l'aide de Gilberte j'aurais pu aussi peu me figurer Albertine et que je l'aimerais, que le souvenir de la sonate de Vinteuil ne m'eût permis de me figurer son concert. Bien plus, même les premières fois où j'avais vu Albertine, j'avais pu croire que c'était d'autres que j'aimerais. D'ailleurs elle eût même pu me paraître, si je l'avais connue une année plus tôt, aussi terne qu'un ciel gris où l'aurore n'est pas levée. Si j'avais changé à son égard, elle-même avait changé aussi, et la jeune fille qui était venue vers mon lit le jour où j'avais écrit à Mlle de Stermaria n'était plus la même que j'avais connue à Balbec, soit simple explosion de la femme qui apparaît au moment de la puberté, soit par suite de circonstances que je n'ai jamais pu connaître. En tout cas, même si celle que j'aimerais un jour devait dans une certaine mesure lui ressembler, c'est-à-dire si mon choix d'une femme n'était pas entièrement libre, cela faisait tout de même que, dirigé d'une façon peut-être nécessaire, il l'était sur quelque chose de plus vaste qu'un individu, sur un genre de femmes, et cela en ôtant toute nécessité à mon amour pour Albertine suffisait à mon désir. La femme dont nous avons le visage devant nous plus constamment que la lumière elle-même, puisque même les yeux fermés nous ne cessons pas un instant de chérir ses beaux yeux, son beau nez, d'arranger tous les moyens pour les revoir, cette femme unique, nous savons bien que c'eût été une autre qui l'eût été pour nous, si nous avions été dans une autre ville que celle où nous l'avons rencontrée, si nous nous étions promenés dans d'autres quartiers, si nous avions fréquenté un autre salon. Unique, croyons-nous, elle est innombrable. Et pourtant elle est compacte, indestructible devant nos yeux qui l'aiment, irremplaçable pendant très longtemps par une autre. C'est que cette femme n'a fait que susciter par des sortes d'appels magiques mille éléments de tendresse existant en nous à l'état fragmentaire et qu'elle a assemblés, unis, effaçant toute lacune entre eux, c'est nous-même qui en lui donnant ses traits avons fourni toute la matière solide de la personne aimée. De là vient que, même si nous ne sommes qu'un entre mille pour elle et peut-être le dernier de tous, pour nous elle est la seule et vers qui tend toute notre vie. Certes même j'avais bien senti que cet amour n'était pas nécessaire, non seulement parce qu'il eût pu se former avec Mlle de Stermaria, mais même sans cela, en le connaissant lui-même, en le retrouvant trop pareil à ce qu'il avait été pour d'autres, et aussi en le sentant plus vaste qu'Albertine, l'enveloppant, ne la connaissant pas, comme une marée autour d'un mince brisant. Mais, peu à peu à force de vivre avec Albertine, les chaînes que j'avais forgées moi-même, je ne pouvais plus m'en dégager ; l'habitude d'associer la personne d'Albertine au sentiment qu'elle n'avait pas inspiré me faisait pourtant croire qu'il était spécial à elle, comme l'habitude donne à la simple association d'idées entre deux phénomènes, à ce que prétend une certaine école philosophique, la force, la nécessité illusoires d'une loi de causalité. J'avais cru que mes relations, ma fortune, me dispenseraient de souffrir, et peut-être trop efficacement puisque cela me semblait me dispenser de sentir, d'aimer, d'imaginer ; j'enviais une pauvre fille de campagne à qui l'absence de relations, même de télégraphe, donne de longs mois de rêve après un chagrin qu'elle ne peut artificiellement endormir. Or je me rendais compte maintenant que si j'avais vu pour Mme de Guermantes comblée de tout ce qui pouvait rendre infinie la distance entre elle et moi, cette distance brusquement supprimée par l'opinion, l'idée, pour qui les avantages sociaux ne sont que matière inerte et transformable, d'une façon semblable, quoique inverse, mes relations, ma fortune, tous les moyens matériels dont tant ma situation que la civilisation de mon époque me faisaient profiter, n'avaient fait que reculer l'échéance de la lutte corps à corps avec la volonté contraire, inflexible d'Albertine, sur laquelle aucune pression n'avait agi comme dans ces guerres modernes où les préparations de l'artillerie, la formidable portée des engins, ne font que retarder le moment où l'homme se jette sur l'homme et où c'est le coeur le plus fort qui a le dessus. Sans doute j'avais pu échanger des dépêches, des communications téléphoniques avec Saint-Loup, être en rapports constants avec le bureau de Tours, mais leur attente n'avait-elle pas été inutile, leur résultat nul ? Et les filles de la campagne, sans avantages sociaux, sans relations, ou les humains avant ces perfectionnements de civilisation ne souffrent-ils pas moins, parce qu'on désire moins, parce qu'on regrette moins ce qu'on a toujours su inaccessible et qui est resté à cause de cela comme irréel ? On désire plus la personne qui va se donner, l'espérance anticipe la possession, le regret est un amplificateur du désir. Le refus de Mlle de Stermaria de venir dîner à l'île du Bois est ce qui avait empêché que ce fût elle que j'aimasse. Cela eût pu suffire aussi à me la faire aimer, si ensuite je l'avais revue à temps. Aussitôt que j'avais su qu'elle ne viendrait pas, envisageant l'hypothèse invraisemblable – et qui s'était réalisée – que peut-être, quelqu'un étant jaloux d'elle et l'éloignant des autres, je ne la reverrais jamais, j'avais tant souffert que j'aurais tout donné pour la voir et c'est une des plus grandes angoisses que j'eusse connues que l'arrivée de Saint-Loup avait apaisée. Or à partir d'un certain âge nos amours, nos maîtresses sont filles de notre angoisse ; notre passé, et les lésions physiques où il s'est inscrit, déterminent notre avenir. Pour Albertine en particulier, qu'il ne fût pas nécessaire que ce fût elle que j'aimasse était, même sans ces amours voisines, inscrit dans l'histoire de mon amour pour elle, c'est-à-dire pour elle et ses amies. Car ce n'était même pas un amour comme celui pour Gilberte, mais créé par division entre plusieurs filles. Que ce fût à cause d'elle et parce qu'elles me paraissaient quelque chose d'analogue à elle que je me fusse plu avec ses amies, il était possible. Toujours est-il que pendant bien longtemps l'hésitation entre toutes fut possible, mon choix se promenait de l'une à l'autre, et quand je croyais préférer celle-ci, il suffisait que celle-là me laissât attendre, refusât de me voir, pour que j'eusse pour elle un commencement d'amour. Bien des fois il eût pu se faire qu'Andrée devant venir me voir à Balbec, si j'avais mensongèrement préparé de lui dire, pour ne pas avoir l'air de tenir à elle : « Hélas, si seulement vous étiez venue il y quelques jours, maintenant j'en aime une autre, mais cela ne fait rien, vous pourrez me consoler », un peu avant la visite d'Andrée, Albertine me manquait de parole, mon coeur ne cessait plus de battre, je croyais ne jamais la revoir et c'était elle que j'aimais. Et quand Andrée venait, c'était véridiquement que je lui disais (comme je le lui dis à Paris, après que j'eus appris qu'Albertine avait connu Mlle Vinteuil) ce qu'elle pouvait croire dit exprès, sans sincérité, ce qui aurait été dit en effet ainsi et dans les mêmes termes, si j'avais été heureux la veille avec Albertine : « Hélas, si vous étiez venue plus tôt, maintenant j'en aime une autre. » Encore dans ce cas d'Andrée remplacée par Albertine quand j'avais appris que celle-ci avait connu Mlle Vinteuil, l'amour avait été alternatif et par conséquent, en somme, il n'y en avait eu qu'un à la fois. Mais il s'était produit tels cas auparavant où je m'étais à demi brouillé avec deux des filles. Celle qui ferait les premiers pas me rendrait le calme, c'est l'autre que j'aimerais si elle restait brouillée, ce qui ne veut pas dire que ce n'est pas avec la première que je me lierais définitivement, car elle me consolerait, bien qu'inefficacement, de la dureté de la seconde, de la seconde que je finirais par oublier si elle ne revenait plus. Or il arrivait que persuadé que l'une ou l'autre au moins allait revenir à moi, aucune des deux pendant quelque temps ne le faisait. Mon angoisse était donc double, et double mon amour, me réservant de cesser d'aimer celle qui reviendrait, mais souffrant jusque-là par toutes les deux. C'est le lot d'un certain âge, qui peut venir très tôt, qu'on soit rendu moins amoureux par un être que par un abandon, où de cet être on finit par ne plus savoir qu'une chose, sa figure étant obscurcie, son âme inexistante, votre préférence toute récente et inexpliquée, c'est qu'on aurait besoin pour ne plus souffrir qu'il vous fît dire : « Me recevriez-vous ? »

(Extrait de la série Albertine dans A la recherche du temps perdu. Les numéros indiquent la position du fragment au sein des 487 sections de notre édition en ligne.)