Albertine 405 - 408. Ma séparation d'avec Albertine | Mes curiosités jalouses de ce qu'avait pu faire Albertine étaient infinies

405 Ma séparation d'avec Albertine, le jour où Françoise m'avait dit : « Mademoiselle Albertine est partie », était comme une allégorie bien affaiblie de tant d'autres séparations. Car bien souvent pour que nous découvrions que nous sommes amoureux, peut-être même pour que nous le devenions, il faut qu'arrive le jour de la séparation.

Dans ces cas où c'est une attente vaine, un mot de refus qui fixe un choix, l'imagination fouettée par la souffrance va si vite dans son travail, fabrique avec une rapidité si folle un amour à peine commencé et qui restait informe, destiné à rester à l'état d'ébauche depuis des mois, que par instants l'intelligence qui n'a pu rattraper le coeur, s'étonne, s'écrie : « Mais tu es fou, dans quelles pensées nouvelles vis-tu si douloureusement ? Tout cela n'est pas la vie réelle. » Et en effet à ce moment-là, si on n'était pas relancé par l'infidèle, de bonnes distractions qui nous calmeraient physiquement le coeur suffiraient pour faire avorter l'amour. En tout cas, si cette vie avec Albertine n'était pas, dans son essence, nécessaire, elle m'était devenue indispensable. J'avais tremblé quand j'avais aimé Mme de Guermantes parce que je me disais qu'avec ses trop grands moyens de séduction, non seulement de beauté mais de situation, de richesse, elle serait trop libre d'être à trop de gens, que j'aurais trop peu de prise sur elle. Albertine étant pauvre, obscure, devait être désireuse de m'épouser. Et pourtant je n'avais pas pu la posséder pour moi seul. Que ce soient les conditions sociales, les prévisions de la sagesse, en vérité, on n'a pas de prises sur la vie d'un autre être. Pourquoi ne m'avait-elle pas dit : « J'ai ces goûts » ? J'aurais cédé, je lui aurais permis de les satisfaire. Dans un roman que j'avais lu il y avait une femme qu'aucune objurgation de l'homme qui l'aimait ne pouvait décider à parler. En le lisant j'avais trouvé cette situation absurde ; j'aurais, moi, me disais-je, forcé la femme à parler d'abord, ensuite nous nous serions entendus. À quoi bon ces malheurs inutiles ? Mais je voyais maintenant que nous ne sommes pas libres de ne pas nous les forger et que nous avons beau connaître notre volonté, les autres êtres ne lui obéissent pas. Et pourtant ces douloureuses, ces inéluctables vérités qui nous dominaient et pour lesquelles nous étions aveugles, vérité de nos sentiments, vérité de notre destin, combien de fois sans le savoir, sans le vouloir, nous les avions dites en des paroles crues sans doute mensongères par nous mais auxquelles l'événement avait donné après coup leur valeur prophétique. Je me rappelais bien des mots que l'un et l'autre nous avions prononcés sans savoir alors la vérité qu'ils contenaient, même que nous avions dits en croyant nous jouer la comédie et dont la fausseté était bien mince, bien peu intéressante, toute confinée dans notre pitoyable insincérité, auprès de ce qu'ils contenaient à notre insu. Mensonges, erreurs, en deçà de la réalité profonde que nous n'apercevions pas, vérité au-delà, vérité de nos caractères dont les lois essentielles nous échappaient et demandent le Temps pour se révéler, vérité de nos destins aussi. J'avais cru mentir quand je lui avais dit, à Balbec : « Plus je vous verrai, plus je vous aimerai » (et pourtant c'était cette intimité de tous les instants qui, par le moyen de la jalousie, m'avait tant attaché à elle), « je sens que je pourrais être utile à votre esprit » ; à Paris : « Tâchez d'être prudente. Pensez, s'il vous arrivait un accident je ne m'en consolerais pas » (et elle : « Mais il peut m'arriver un accident ») ; à Paris, le soir où j'avais fait semblant de vouloir la quitter : « Laissez-moi vous regarder encore puisque bientôt je ne vous verrai plus, et que ce sera pour jamais » ; et elle, quand ce même soir elle avait regardé autour d'elle : « Dire que je ne verrai plus cette chambre, ces livres, ce pianola, toute cette maison, je ne peux pas le croire et pourtant c'est vrai » ; dans ses dernières lettres enfin, quand elle avait écrit probablement en se disant « je fais du chiqué » : « Je vous laisse le meilleur de moi-même » (et n'était-ce pas en effet maintenant à la fidélité, aux forces, fragiles hélas aussi, de ma mémoire, qu'étaient confiées son intelligence, sa bonté, sa beauté ?) et : « Cet instant, deux fois crépusculaire puisque le jour tombait et que nous allions nous quitter, ne s'effacera de mon esprit que quand il sera envahi par la nuit complète », cette phrase écrite la veille du jour où en effet son esprit avait été envahi par la nuit complète et où, dans ces dernières lueurs si rapides mais que l'anxiété du moment divise jusqu'à l'infini, elle avait peut-être bien revu notre dernière promenade, et dans cet instant où tout nous abandonne et où on se crée une foi, comme les athées deviennent chrétiens sur le champ de bataille, elle avait peut-être appelé au secours l'ami si souvent maudit mais si respecté par elle, qui lui-même – car toutes les religions se ressemblent – avait la cruauté de souhaiter qu'elle eût eu aussi le temps de se reconnaître, de lui donner sa dernière pensée, de se confesser enfin à lui, de mourir en lui. Mais à quoi bon, puisque si même, alors, elle avait eu le temps de se reconnaître, nous n'aurions compris l'un et l'autre où était notre bonheur, ce que nous aurions dû faire, que quand, que parce que ce bonheur n'était plus possible, que nous ne pouvions plus le faire ; soit que tant que les choses sont possibles, on les diffère, soit qu'elles ne puissent prendre cette puissance d'attraits et cette apparente aisance de réalisation que quand projetées dans le vide idéal de l'imagination, elles sont soustraites à la submersion alourdissante, enlaidissante du milieu vital. L'idée qu'on mourra est plus cruelle que mourir, mais moins que l'idée qu'un autre est mort, que, redevenue plane après avoir englouti un être, s'étend, sans même un remous à cette place-là, une réalité d'où cet être est exclu, où n'existe plus aucun vouloir, aucune connaissance et de laquelle il est aussi difficile de remonter à l'idée que cet être a vécu, qu'il est difficile, du souvenir encore tout récent de sa vie, de penser qu'il est assimilable aux images sans consistance, aux souvenirs laissés par les personnages d'un roman qu'on a lu.

Du moins j'étais heureux qu'avant de mourir elle m'eût écrit cette lettre, et surtout envoyé la dernière dépêche qui me prouvait qu'elle fût revenue si elle eût vécu. Il me semblait que c'était non seulement plus doux, mais plus beau ainsi, que l'événement eût été incomplet sans ce télégramme, eût eu moins figure d'art et de destin. En réalité il l'eût eue tout autant s'il eût été autre ; car tout événement est comme un moule d'une forme particulière, et, quel qu'il soit, il impose à la série des faits qu'il est venu interrompre, et semble en conclure, un dessin que nous croyons le seul possible parce que nous ne connaissons pas celui qui eût pu lui être substitué.

Pourquoi ne m'avait-elle pas dit : « J'ai ces goûts » ? J'aurais cédé, je lui aurais permis de les satisfaire, en ce moment je l'embrasserais encore. Quelle tristesse d'avoir à me rappeler qu'elle m'avait ainsi menti en me jurant, trois jours avant de me quitter, qu'elle n'avait jamais eu avec l'amie de Mlle Vinteuil ces relations qu'au moment où Albertine me le jurait sa rougeur avait confessées ! Pauvre petite, elle avait eu du moins l'honnêteté de ne pas vouloir jurer que le plaisir de revoir Mlle Vinteuil et son amie n'entrait pour rien dans son désir d'aller ce jour-là chez les Verdurin. Pourquoi n'était-elle pas allée jusqu'au bout de son aveu ? Peut-être du reste était-ce un peu ma faute si elle n'avait jamais, malgré toutes mes prières qui venaient se briser à sa dénégation, voulu me dire : « J'ai ces goûts. » C'était peut-être un peu ma faute parce qu'à Balbec, le jour où après la visite de Mme de Cambremer j'avais eu ma première explication avec Albertine et où j'étais si loin de croire qu'elle pût avoir en tout cas autre chose qu'une amitié trop passionnée avec Andrée, j'avais exprimé avec trop de violence mon dégoût pour ce genre de moeurs, je les avais condamnées d'une façon trop catégorique. Je ne pouvais me rappeler si Albertine avait rougi quand j'avais naïvement proclamé mon horreur de cela, je ne pouvais me le rappeler, car ce n'est souvent que longtemps après que nous voudrions bien savoir quelle attitude eut une personne à un moment où nous n'y fîmes nullement attention et qui, plus tard, quand nous repensons à notre conversation, éclaircirait une difficulté poignante. Mais dans notre mémoire il y a une lacune, il n'y a pas trace de cela. Et bien souvent nous n'avons pas fait assez attention, au moment même, aux choses qui pouvaient déjà nous paraître importantes, nous n'avons pas bien entendu une phrase, nous n'avons pas noté un geste, ou bien nous les avons oubliés. Et quand plus tard avides de découvrir une vérité nous remontons de déduction en déduction, feuilletant notre mémoire comme un recueil de témoignages, quand nous arrivons à cette phrase, à ce geste, impossible de nous rappeler, nous recommençons vingt fois le même trajet, mais inutilement, mais le chemin ne va pas plus loin. Avait-elle rougi ? Je ne sais si elle avait rougi, mais elle n'avait pas pu ne pas entendre, et le souvenir de ces paroles l'avait plus tard arrêtée quand peut-être elle avait été sur le point de se confesser à moi. Et maintenant elle n'était plus nulle part, j'aurais pu parcourir la terre d'un pôle à l'autre sans rencontrer Albertine ; la réalité, qui s'était refermée sur elle, était redevenue unie, avait effacé jusqu'à la trace de l'être qui avait coulé à fond. Elle n'était plus qu'un nom, comme cette Mme de Charlus dont disaient avec indifférence : « Elle était délicieuse » ceux qui l'avaient connue. Mais je ne pouvais pas concevoir plus d'un instant l'existence de cette réalité dont Albertine n'avait pas conscience, car en moi mon amie existait trop, en moi où tous les sentiments, toutes les pensées se rapportaient à sa vie. Peut-être si elle l'avait su, eût-elle été touchée de voir que son ami ne l'oubliait pas, maintenant que sa vie à elle était finie, et elle eût été sensible à des choses qui auparavant l'eussent laissée indifférente. Mais comme on voudrait s'abstenir d'infidélités, si secrètes fussent-elles, tant on craint que celle qu'on aime ne s'en abstienne pas, j'étais effrayé de penser que si les morts vivent quelque part, ma grand-mère connaissait aussi bien mon oubli qu'Albertine mon souvenir. Et tout compte fait, même pour une même morte, est-on sûr que la joie qu'on aurait d'apprendre qu'elle sait certaines choses balancerait l'effroi de penser qu'elle les sait toutes ? et, si sanglant que soit le sacrifice, ne renoncerions-nous pas quelquefois à les garder après leur mort comme amis, de peur de les avoir aussi pour juges ?

Mes curiosités jalouses de ce qu'avait pu faire Albertine étaient infinies. J'achetai combien de femmes qui ne m'apprirent rien. Si ces curiosités étaient si vivaces, c'est que l'être ne meurt pas tout de suite pour nous, il reste baigné d'une espèce d'aura de vie qui n'a rien d'une immortalité véritable mais qui fait qu'il continue à occuper nos pensées de la même manière que quand il vivait. Il est comme en voyage. C'est une survie très païenne. Inversement, quand on a cessé d'aimer, les curiosités que l'être excite meurent avant que lui-même soit mort. Ainsi je n'eusse plus fait un pas pour savoir avec qui Gilberte se promenait un certain soir dans les Champs-Élysées. Or je sentais bien que ces curiosités étaient absolument pareilles, sans valeur en elles-mêmes, sans possibilité de durer. Mais je continuais à tout sacrifier à la cruelle satisfaction de ces curiosités passagères, bien que je susse d'avance que ma séparation forcée d'avec Albertine, du fait de sa mort, me conduirait à la même indifférence qu'avait fait ma séparation volontaire d'avec Gilberte. C'est ce qui me fit notamment envoyer Aimé à Balbec car je sentais que sur place il apprendrait bien des choses. Si elle avait pu savoir ce qui allait arriver, elle serait restée auprès de moi. Mais cela revenait à dire qu'une fois qu'elle se fût vue morte, elle eût mieux aimé, auprès de moi, rester en vie. Par la contradiction même qu'elle impliquait, une telle supposition était absurde. Mais elle n'était pas inoffensive, car en imaginant combien Albertine, si elle pouvait savoir, si elle pouvait rétrospectivement comprendre, serait heureuse de revenir auprès de moi, je l'y voyais, je voulais l'embrasser, et hélas c'était impossible, elle ne reviendrait jamais, elle était morte. Mon imagination la cherchait dans le ciel, par les soirs où nous l'avions regardé encore ensemble ; au-delà de ce clair de lune qu'elle aimait, je tâchais de hausser jusqu'à elle ma tendresse pour qu'elle lui fût une consolation de ne plus vivre, et cet amour pour un être devenu si lointain était comme une religion, mes pensées montaient vers elle comme des prières. Le désir est bien fort, il engendre la croyance ; j'avais cru qu'Albertine ne partirait pas parce que je le désirais ; parce que je le désirais je crus qu'elle n'était pas morte ; je me mis à lire des livres sur les tables tournantes, je commençai à croire possible l'immortalité de l'âme. Mais elle ne me suffisait pas. Il fallait qu'après ma mort je la retrouvasse avec son corps, comme si l'éternité ressemblait à la vie. Que dis-je « à la vie » ! J'étais plus exigeant encore. J'aurais voulu ne pas être à tout jamais privé par la mort des plaisirs que pourtant elle n'est pas seule à nous ôter. Car sans elle ils auraient fini par s'émousser, ils avaient déjà commencé de l'être par l'action de l'habitude ancienne, des nouvelles curiosités. Puis, dans la vie, Albertine, même physiquement, eût peu à peu changé, jour par jour je me serais adapté à ce changement. Mais mon souvenir, n'évoquant d'elle que des moments, demandait de la revoir telle qu'elle n'aurait déjà plus été si elle avait vécu ; ce qu'il voulait c'était un miracle qui satisfît aux limites naturelles et arbitraires de la mémoire, qui ne peut sortir du passé. Et pourtant cette créature vivante, je l'imaginais avec la naïveté des théologiens antiques, m'accordant les explications, non pas même qu'elle eût pu me donner mais, par une contradiction dernière, celles qu'elle m'avait toujours refusées pendant sa vie ; et ainsi sa mort étant une espèce de rêve, mon amour lui semblerait un bonheur inespéré ; je ne retenais de la mort que la commodité et l'optimisme d'un dénouement qui simplifie, qui arrange tout.

Quelquefois ce n'était pas si loin, ce n'était pas dans un autre monde que j'imaginais notre réunion. De même qu'autrefois, quand je ne connaissais Gilberte que pour jouer avec elle aux Champs-Élysées, le soir à la maison je me figurais que j'allais recevoir une lettre d'elle où elle m'avouerait son amour, qu'elle allait entrer, une même force de désir, ne s'embarrassant pas plus des lois physiques qui le contrarieraient que la première fois au sujet de Gilberte (où en somme il n'avait pas eu tort puisqu'il avait eu le dernier mot) me faisait penser maintenant que j'allais recevoir un mot d'Albertine, m'apprenant qu'elle avait bien eu un accident de cheval, mais pour des raisons romanesques (et comme en somme il est quelquefois arrivé pour des personnages qu'on a crus longtemps morts) n'avait pas voulu que j'apprisse qu'elle avait guéri et maintenant repentante demandait à venir vivre pour toujours avec moi. Et, me faisant très bien comprendre ce que peuvent être certaines folies douces de personnes qui par ailleurs semblent raisonnables, je sentais coexister en moi la certitude qu'elle était morte, et l'espoir incessant de la voir entrer.

406 Je n'avais pas encore reçu de nouvelles d'Aimé qui pourtant devait être arrivé à Balbec. Sans doute mon enquête portait sur un point secondaire et bien arbitrairement choisi. Si la vie d'Albertine avait été vraiment coupable, elle avait dû contenir bien des choses autrement importantes, auxquelles le hasard ne m'avait pas permis de toucher comme il avait fait pour cette conversation sur le peignoir et par la rougeur d'Albertine. Mais précisément ces choses n'existaient pas pour moi puisque je ne les voyais pas. Mais c'était tout à fait arbitrairement que j'avais fait un sort à cette journée-là, que plusieurs années après je tâchais de la reconstituer. Si Albertine avait aimé les femmes, il y avait des milliers d'autres journées de sa vie dont je ne connaissais pas l'emploi et qui pouvaient être aussi intéressantes pour moi à connaître ; j'aurais pu envoyer Aimé dans bien d'autres endroits de Balbec, dans bien d'autres villes que Balbec. Mais précisément ces journées-là, parce que je n'en savais pas l'emploi, elles ne se représentaient pas à mon imagination, elles n'y avaient pas d'existence. Les choses, les êtres ne commençaient à exister pour moi que quand ils prenaient dans mon imagination une existence individuelle. S'il y en avait des milliers d'autres pareils, ils devenaient pour moi représentatifs du reste. Si j'avais désiré depuis longtemps savoir, en fait de soupçons à l'égard d'Albertine, ce qu'il en était pour la douche, c'est de la même manière que, en fait de désirs de femmes, et quoique je susse qu'il y avait un grand nombre de jeunes filles et de femmes de chambre qui pouvaient les valoir et dont le hasard aurait tout aussi bien pu me faire entendre parler, je voulais connaître – puisque c'était celles-là dont Saint-Loup m'avait parlé, celles-là qui existaient individuellement pour moi – la jeune fille qui allait dans les maisons de passe et la femme de chambre de Mme Putbus. Les difficultés que ma santé, mon indécision, ma « procrastination », comme disait Saint-Loup, mettaient à réaliser n'importe quoi, m'avaient fait remettre de jour en jour, de mois en mois, d'année en année, l'éclaircissement de certains soupçons comme l'accomplissement de certains désirs. Mais je les gardais dans ma mémoire en me promettant de ne pas oublier d'en connaître la réalité, parce que seuls ils m'obsédaient (puisque les autres n'avaient pas de forme à mes yeux, n'existaient pas), et aussi parce que le hasard même qui les avait choisis au milieu de la réalité m'était un garant que c'était bien en eux, avec un peu de la réalité, de la vie véritable et convoitée, que j'entrerais en contact. Et puis, un seul petit fait, s'il est bien choisi, ne suffit-il pas à l'expérimentateur pour décider d'une loi générale qui fera connaître la vérité sur des milliers de faits analogues ? Albertine avait beau n'exister dans ma mémoire comme elle m'était successivement apparue au cours de la vie, que comme des fractions de temps, ma pensée rétablissant en elle l'unité, en refaisait un être, et c'est sur cet être que je voulais porter un jugement général, savoir si elle m'avait menti, si elle aimait les femmes, si c'est pour en fréquenter librement qu'elle m'avait quitté. Ce que dirait la doucheuse pourrait peut-être trancher à jamais mes doutes sur les moeurs d'Albertine.

Mes doutes ! Hélas, j'avais cru qu'il me serait indifférent, même agréable de ne plus voir Albertine, jusqu'à ce que son départ m'eût révélé mon erreur. De même sa mort m'avait appris combien je me trompais en croyant souhaiter quelquefois sa mort et supposer qu'elle serait ma délivrance. Ce fut de même que quand je reçus la lettre d'Aimé, je compris que si je n'avais pas jusque-là souffert trop cruellement de mes doutes sur la vertu d'Albertine, c'est qu'en réalité ce n'était nullement des doutes. Mon bonheur, ma vie avaient besoin qu'Albertine fût vertueuse, ils avaient posé une fois pour toutes qu'elle l'était. Muni de cette croyance préservatrice, je pouvais sans danger laisser mon esprit jouer tristement avec des suppositions auxquelles il donnait une forme mais n'ajoutait pas foi. Je me disais : « Elle aime peut-être les femmes », comme on se dit : « Je peux mourir ce soir » ; on se le dit, mais on ne le croit pas, on fait des projets pour le lendemain. C'est ce qui explique que me croyant à tort incertain si Albertine aimait ou non les femmes, et par conséquent qu'un fait coupable à l'actif d'Albertine ne m'apporterait rien que je n'eusse souvent envisagé, j'aie pu éprouver devant les images, insignifiantes pour d'autres, que m'évoquait la lettre d'Aimé, une souffrance inattendue, la plus cruelle que j'eusse ressentie encore, et qui formait avec ces images, avec l'image, hélas ! d'Albertine elle-même, une sorte de précipité comme on dit en chimie, où tout était indivisible et dont le texte de la lettre d'Aimé, que j'en sépare d'une façon toute conventionnelle, ne peut donner aucunement l'idée, puisque chacun des mots qui la composent était aussitôt transformé, coloré à jamais par la souffrance qu'il venait d'exciter.

« Monsieur,

« Monsieur voudra bien me pardonner si je n'ai pas plus tôt écrit à Monsieur. La personne que Monsieur m'avait chargé de voir s'était absentée pour deux jours et, désireux de répondre à la confiance que Monsieur avait mise en moi, je ne voulais pas revenir les mains vides. Je viens de causer enfin avec cette personne qui se rappelle très bien (Mlle A.). »

Aimé qui avait un certain commencement de culture voulait mettre Mlle A. en italique ou entre guillemets. Mais quand il voulait mettre des guillemets il traçait une parenthèse, et quand il voulait mettre quelque chose entre parenthèses il le mettait entre guillemets. C'est ainsi que Françoise disait que quelqu'un restait dans ma rue pour dire qu'il y demeurait, et qu'on pouvait demeurer deux minutes pour rester, les fautes des gens du peuple consistant seulement très souvent à interchanger – comme a fait d'ailleurs la langue française – des termes qui au cours des siècles ont pris réciproquement la place l'un de l'autre.

« D'après elle la chose que supposait Monsieur est absolument certaine. D'abord c'était elle qui soignait (Mlle A.) chaque fois que celle-ci venait aux bains. (Mlle A.) venait très souvent prendre sa douche avec une grande femme plus âgée qu'elle, toujours habillée en gris, et que la doucheuse sans savoir son nom connaissait pour l'avoir vue souvent rechercher des jeunes filles. Mais elle ne faisait plus attention aux autres depuis qu'elle connaissait (Mlle A.). Elle et (Mlle A.) s'enfermaient toujours dans la cabine, restaient très longtemps, et la dame en gris donnait au moins dix francs de pourboire à la personne avec qui j'ai causé. Comme m'a dit cette personne, vous pensez bien que si elles n'avaient fait qu'enfiler des perles elles ne m'auraient pas donné dix francs de pourboire. (Mlle A.) venait aussi quelquefois avec une femme très noire de peau, qui avait un face-à-main. Mais (Mlle A.) venait le plus souvent avec des jeunes filles plus jeunes qu'elle, surtout une très rousse. Sauf la dame en gris, les personnes que (Mlle A.) avait l'habitude d'amener n'étaient pas de Balbec et devaient même souvent venir d'assez loin. Elles n'entraient jamais ensemble, mais (Mlle A.) entrait, me disait de laisser la porte de la cabine ouverte, qu'elle attendait une amie, et la personne avec qui j'ai parlé savait ce que cela voulait dire. Cette personne n'a pu me donner d'autres détails ne se rappelant pas très bien, “ce qui est facile à comprendre après si longtemps”. Du reste cette personne ne cherchait pas à savoir, parce qu'elle est très discrète et que c'était son intérêt car (Mlle A.) lui faisait gagner gros. Elle a été très sincèrement touchée d'apprendre qu'elle était morte. Il est vrai que si jeune c'est un grand malheur pour elle et pour les siens. J'attends les ordres de Monsieur pour savoir si je peux quitter Balbec où je ne crois pas que j'apprendrai rien davantage. Je remercie encore Monsieur du petit voyage que Monsieur m'a ainsi procuré et qui m'a été très agréable d'autant plus que le temps est on ne peut plus favorable. La saison s'annonce bien pour cette année. On espère que Monsieur viendra faire cet été une petite apparission.

« Je ne vois plus rien d'intéressant à dire à Monsieur, etc. »

Pour comprendre à quelle profondeur ces mots entraient en moi, il faut se rappeler que les questions que je me posais à l'égard d'Albertine n'étaient pas des questions accessoires, indifférentes, des questions de détail, les seules en réalité que nous nous posions à l'égard de tous les êtres qui ne sont pas nous, ce qui nous permet de cheminer, revêtus d'une pensée imperméable, au milieu de la souffrance, du mensonge, du vice et de la mort. Non, pour Albertine c'était une question d'essence : en son fond qu'était-elle, à quoi pensait-elle, qu'aimait-elle, me mentait-elle, ma vie avec elle avait-elle été aussi lamentable que celle de Swann avec Odette ? Aussi ce qu'atteignait la réponse d'Aimé, bien qu'elle ne fût pas une réponse générale, mais particulière – et justement à cause de cela –, c'était bien, en Albertine, en moi, les profondeurs.

Enfin je voyais devant moi, dans cette arrivée d'Albertine à la douche par la petite rue avec la dame en gris, un fragment de ce passé qui ne me semblait pas moins mystérieux, moins effroyable que je ne le redoutais quand je l'imaginais enfermé dans le souvenir, dans le regard d'Albertine. Sans doute, tout autre que moi eût pu trouver insignifiants ces détails auxquels l'impossibilité où j'étais, maintenant qu'Albertine était morte, de les faire réfuter par elle conférait l'équivalent d'une sorte de probabilité. Il est même probable que pour Albertine, même s'ils avaient été vrais, si elle les avait avoués, ses propres fautes – que sa conscience les eût trouvées innocentes ou blâmables, que sa sensualité les eût trouvées délicieuses ou assez fades – eussent été dépourvues de cette inexprimable impression d'horreur dont je ne les séparais pas. Moi-même à l'aide de mon amour des femmes et quoiqu'elles ne dussent pas avoir été pour Albertine la même chose, je pouvais un peu imaginer ce qu'elle éprouvait. Et certes c'était déjà un commencement de souffrance que de me la représenter désirant comme j'avais si souvent désiré, me mentant comme je lui avais si souvent menti, préoccupée par telle ou telle jeune fille, faisant des frais pour elle, comme moi pour Mlle de Stermaria, pour tant d'autres, ou pour les paysannes que je rencontrais dans la campagne. Oui, tous mes désirs m'aidaient dans une certaine mesure à comprendre les siens ; c'était déjà une grande souffrance où tous les désirs, plus ils avaient été vifs, étaient changés en tourments d'autant plus cruels ; comme si dans cette algèbre de la sensibilité ils reparaissaient avec le même coefficient mais avec le signe moins au lieu du signe plus. Mais pour Albertine, autant que je pouvais en juger par moi-même, ses fautes, quelque volonté qu'elle eût eu de me les cacher – ce qui me faisait supposer qu'elle se jugeait coupable ou avait peur de me faire de la peine –, ses fautes, parce qu'elle les avait préparées à sa guise dans la claire lumière de l'imagination où se joue le désir, lui paraissaient tout de même des choses de même nature que le reste de la vie, des plaisirs pour elle qu'elle n'avait pas eu le courage de se refuser, des peines pour moi qu'elle avait cherché à éviter de me faire en me les cachant, mais des plaisirs et des peines qui pouvaient figurer au milieu des autres plaisirs et peines de la vie. Mais moi, c'est du dehors, sans que je fusse prévenu, sans que je pusse moi-même élaborer les images, c'est de la lettre d'Aimé que m'étaient venues ces images d'Albertine arrivant à la douche et préparant son pourboire.

Sans doute c'est parce que dans cette arrivée silencieuse et délibérée d'Albertine avec la femme en gris, je lisais le rendez-vous qu'elles avaient pris, cette convention de venir faire l'amour dans un cabinet de douches, qui impliquait une expérience de la corruption, l'organisation bien dissimulée de toute une double existence, c'est parce que ces images m'apportaient la terrible nouvelle de la culpabilité d'Albertine qu'elles m'avaient immédiatement causé une douleur physique dont elles ne se sépareraient plus. Mais aussitôt, la douleur avait réagi sur elles ; un fait objectif, une image, est différent selon l'état intérieur avec lequel on l'aborde. Et la douleur est un aussi puissant modificateur de la réalité qu'est l'ivresse. Combinée avec ces images, la souffrance en avait fait aussitôt quelque chose d'absolument différent de ce que peuvent être pour toute autre personne une dame en gris, un pourboire, une douche, la rue où avait lieu l'arrivée délibérée d'Albertine avec la dame en gris – échappée sur une vie de mensonges et de fautes telle que je ne l'avais jamais conçue – ; ma souffrance les avait immédiatement altérées en leur matière même, je ne les voyais pas dans la lumière qui éclaire les spectacles de la terre, c'était le fragment d'un autre monde, d'une planète inconnue et maudite, une vue de l'Enfer. L'Enfer c'était tout ce Balbec, tous ces pays avoisinants d'où d'après la lettre d'Aimé elle faisait venir souvent les filles plus jeunes qu'elle amenait à la douche. Ce mystère que j'avais jadis imaginé dans le pays de Balbec et qui s'y était dissipé quand j'y avais vécu, que j'avais ensuite espéré ressaisir en connaissant Albertine parce que, quand je la voyais passer sur la plage, quand j'étais assez fou pour désirer qu'elle ne fût pas vertueuse, je pensais qu'elle devait l'incarner, comme maintenant tout ce qui touchait à Balbec s'en imprégnait affreusement ! Les noms de ces stations, Apollonville…, devenus si familiers, si tranquillisants, quand je les entendais le soir en revenant de chez les Verdurin, maintenant que je pensais qu'Albertine avait habité l'une, s'était promenée jusqu'à l'autre, avait pu aller souvent en bicyclette à la troisième, ils excitaient en moi une anxiété plus cruelle que la première fois, où je les voyais avec tant de trouble du petit chemin de fer d'intérêt local, avec ma grand-mère, avant d'arriver à Balbec que je ne connaissais pas encore.

C'est un des pouvoirs de la jalousie de nous découvrir combien la réalité des faits extérieurs et les sentiments de l'âme sont quelque chose d'inconnu qui prête à mille suppositions. Nous croyons savoir exactement les choses, et ce que pensent les gens, pour la simple raison que nous ne nous en soucions pas. Mais dès que nous avons le désir de savoir, comme a le jaloux, alors c'est un vertigineux kaléidoscope où nous ne distinguons plus rien. Albertine m'avait-elle trompé, avec qui, dans quelle maison, quel jour, celui où elle m'avait dit telle chose, où je me rappelais que j'avais dans la journée dit ceci ou cela ? je n'en savais rien. Je ne savais pas davantage quels étaient ses sentiments pour moi, s'ils étaient inspirés par l'intérêt, par la tendresse. Et tout d'un coup je me rappelais tel incident insignifiant, par exemple qu'Albertine avait voulu aller à Saint-Martin-le-Vêtu, disant que ce nom l'intéressait, et peut-être simplement parce qu'elle avait fait la connaissance de quelque paysanne qui était là-bas. Mais ce n'était rien qu'Aimé m'eût appris cela pour la doucheuse, puisque Albertine devait éternellement ignorer qu'il me l'avait appris, le besoin de savoir ayant toujours été surpassé, dans mon amour pour Albertine, par le besoin de lui montrer que je savais ; car cela faisait tomber entre nous la séparation d'illusions différentes, tout en n'ayant jamais eu pour résultat de me faire aimer d'elle davantage, au contraire. Or voici que depuis qu'elle était morte, le second de ces besoins était amalgamé à l'effet du premier : me représenter l'entretien où j'aurais voulu lui faire part de ce que j'avais appris, aussi vivement que l'entretien où je lui aurais demandé ce que je ne savais pas ; c'est-à-dire la voir, près de moi, l'entendre me répondant avec bonté, voir ses joues redevenir grosses, ses yeux perdre leur malice et prendre de la tristesse, c'est-à-dire encore l'aimer et oublier la fureur de ma jalousie dans le désespoir de mon isolement. Le douloureux mystère de cette impossibilité de jamais lui faire savoir ce que j'avais appris et d'établir nos rapports sur la vérité de ce que je venais seulement de découvrir (et que je n'avais peut-être pu découvrir que parce qu'elle était morte) substituait sa tristesse au mystère plus douloureux de sa conduite. Quoi ? Avoir tant désiré qu'Albertine sût que j'avais appris l'histoire de la salle de douches, Albertine qui n'était plus rien ! C'était là encore une des conséquences de cette impossibilité où nous sommes, quand nous avons à raisonner sur la mort, de nous représenter autre chose que la vie. Albertine n'était plus rien ; mais pour moi c'était la personne qui m'avait caché qu'elle eût des rendez-vous avec des femmes à Balbec, qui s'imaginait avoir réussi à me le faire ignorer. Quand nous raisonnons sur ce qui se passera après notre propre mort, n'est-ce pas encore nous vivant que par erreur nous projetons à ce moment-là ? Et est-il beaucoup plus ridicule en somme de regretter qu'une femme qui n'est plus rien ignore que nous avons appris ce qu'elle faisait il y a six ans, que de désirer que de nous-même qui serons mort, le public parle encore avec faveur dans un siècle ? S'il y a plus de fondement réel dans la seconde que dans la première, les regrets de ma jalousie rétrospective n'en procédaient pas moins de la même erreur d'optique que chez les autres hommes le désir de la gloire posthume. Pourtant cette impression de ce qu'il y avait de solennellement définitif dans ma séparation d'avec Albertine, si elle s'était substituée un moment à l'idée de ces fautes, ne faisait qu'aggraver celles-ci en leur conférant un caractère irrémédiable. Je me voyais perdu dans la vie comme sur une plage illimitée où j'étais seul et où, dans quelque sens que j'allasse, je ne la rencontrerais jamais. Heureusement je trouvai fort à propos dans ma mémoire – comme il y a toujours toute espèce de choses, les unes dangereuses, les autres salutaires, dans ce fouillis où les souvenirs ne s'éclairent qu'un à un – je découvris, comme un ouvrier l'objet qui pourra servir à ce qu'il veut faire, une parole de ma grand-mère. Elle m'avait dit à propos d'une histoire invraisemblable que la doucheuse avait racontée à Mme de Villeparisis : « C'est une femme qui doit avoir la maladie du mensonge. » Ce souvenir me fut d'un grand secours. Quelle portée pouvait avoir ce qu'avait dit la doucheuse à Aimé ? D'autant plus qu'en somme elle n'avait rien vu. On peut venir prendre des douches avec des amies sans penser à mal pour cela. Peut-être, pour se vanter, la doucheuse exagérait-elle le pourboire. J'avais bien entendu Françoise soutenir une fois que ma tante Léonie avait dit devant elle qu'elle avait « un million à manger par mois », ce qui était de la folie ; une autre fois qu'elle avait vu ma tante Léonie donner à Eulalie quatre billets de mille francs, alors qu'un billet de cinquante francs plié en quatre me paraissait déjà peu vraisemblable. Et ainsi je cherchais et je réussis peu à peu à me défaire de la douloureuse certitude que je m'étais donné tant de mal à acquérir, ballotté que j'étais toujours entre le désir de savoir et la peur de souffrir. Alors ma tendresse put renaître, mais aussitôt avec cette tendresse, une tristesse d'être séparé d'Albertine durant laquelle j'étais peut-être encore plus malheureux qu'aux heures récentes où c'était par la jalousie que j'étais torturé. Mais cette dernière renaquit soudain en pensant à Balbec, à cause de l'image soudain revue (qui jusque-là ne m'avait jamais fait souffrir et me paraissait même une des plus inoffensives de ma mémoire), de la salle à manger de Balbec le soir, avec, de l'autre côté du vitrage, toute cette population, entassée dans l'ombre comme devant le vitrage lumineux d'un aquarium regardant les étranges êtres se déplacer dans la clarté, mais faisant se frôler (je n'y avais jamais pensé) dans sa conglomération les pêcheuses et les filles du peuple contre les petites bourgeoises jalouses de ce luxe nouveau à Balbec, ce luxe que sinon la fortune, du moins l'avarice et la tradition interdisaient à leurs parents, petites-bourgeoises parmi lesquelles il y avait sûrement presque chaque soir Albertine, que je ne connaissais pas encore et qui sans doute levait là quelque fillette qu'elle rejoignait quelques minutes plus tard dans la nuit, sur le sable, ou bien dans une cabine abandonnée, au pied de la falaise. Puis c'était ma tristesse qui renaissait, je venais d'entendre comme une condamnation à l'exil le bruit de l'ascenseur qui au lieu de s'arrêter à mon étage montait au-dessus. Pourtant la seule personne dont j'eusse pu souhaiter la visite ne viendrait plus jamais, elle était morte. Et malgré cela, quand l'ascenseur s'arrêtait à mon étage mon coeur battait, un instant je me disais : « Si tout de même tout cela n'était qu'un rêve ! C'est peut-être elle, elle va sonner, elle revient, Françoise va entrer me dire avec plus d'effroi que de colère, car elle est plus superstitieuse encore que vindicative, et craindrait moins la vivante que ce qu'elle croira peut-être un revenant : “Monsieur ne devinera jamais qui est là.” » J'essayais de ne penser à rien, de prendre un journal. Mais la lecture m'était insupportable de ces articles écrits par des gens qui n'éprouvaient pas de réelle douleur. D'une chanson insignifiante l'un disait : « C'est à pleurer » tandis que moi je l'aurais écoutée avec tant d'allégresse si Albertine avait vécu. Un autre, grand écrivain cependant, parce qu'il avait été acclamé à sa descente d'un train, disait qu'il avait reçu là des témoignages inoubliables, alors que moi, si maintenant je les avais reçus, je n'y aurais même pas pensé un instant. Et un troisième assurait que sans la fâcheuse politique la vie de Paris serait « tout à fait délicieuse », alors que je savais bien que même sans politique cette vie ne pouvait m'être qu'atroce, et m'eût semblé délicieuse, même avec la politique, si j'eusse retrouvé Albertine. Le chroniqueur cynégétique disait (on était au mois de mai) « Cette époque est vraiment douloureuse, disons mieux, sinistre, pour le vrai chasseur, car il n'y a rien, absolument rien à tirer » et le chroniqueur du « Salon » : « Devant cette manière d'organiser une Exposition on se sent pris d'un immense découragement, d'une tristesse infinie. » Si la force de ce que je sentais me faisait paraître mensongères et pâles les expressions de ceux qui n'avaient pas de vrais bonheurs ou malheurs, en revanche les lignes les plus insignifiantes qui, de si loin que ce fût, pouvaient se rattacher ou à la Normandie, ou à Nice, ou aux établissements hydrothérapiques, ou à la Berma, ou à la princesse de Guermantes, ou à l'amour, ou à l'absence, ou à l'infidélité, remettaient brusquement devant moi, sans que j'eusse eu le temps de me détourner, l'image d'Albertine, et je me remettais à pleurer. D'ailleurs, d'habitude, ces journaux je ne pouvais même pas les lire, car le simple geste de les ouvrir me rappelait à la fois que j'en accomplissais de semblables quand Albertine vivait, et qu'elle ne vivait plus ; je les laissais retomber sans avoir la force de les déplier jusqu'au bout. Chaque impression évoquait une impression identique mais blessée parce qu'en avait été retranchée l'existence d'Albertine, de sorte que je n'avais jamais le courage de vivre jusqu'au bout ces minutes mutilées qui souffraient dans mon coeur. Même quand peu à peu elle cessa d'être présente à ma pensée et toute-puissante sur mon coeur, je souffrais tout d'un coup s'il me fallait, comme au temps où elle était là, entrer dans sa chambre, chercher de la lumière, m'asseoir près du pianola. Divisée en petits dieux familiers, elle habita longtemps la flamme de la bougie, le bouton de la porte, le dossier d'une chaise, et d'autres domaines plus immatériels, comme une nuit d'insomnie ou l'émoi que me donnait la première visite d'une femme qui m'avait plu. Malgré cela, le peu de phrases que mes yeux lisaient dans une journée ou que ma pensée se rappelait avoir lues, excitait souvent en moi une jalousie cruelle. Pour cela elles avaient moins besoin de me fournir un argument valable de l'immoralité des femmes que de me rendre une impression ancienne liée à l'existence d'Albertine. Transportées alors dans un moment oublié dont l'habitude d'y penser n'avait pas pour moi émoussé la force, et où Albertine vivait encore, ses fautes prenaient quelque chose de plus voisin, de plus angoissant, de plus atroce. Alors je me redemandais s'il était certain que les révélations de la doucheuse fussent fausses. Une bonne manière de savoir la vérité serait d'envoyer Aimé en Touraine, passer quelques jours dans le voisinage de la villa de Mme Bontemps. Si Albertine aimait les plaisirs qu'une femme prend avec les femmes, si c'est pour n'être pas plus longtemps privée d'eux qu'elle m'avait quitté, elle avait dû, aussitôt libre, essayer de s'y livrer et y réussir, dans un pays qu'elle connaissait et où elle n'aurait pas choisi de se retirer si elle n'avait pas pensé y trouver plus de facilités que chez moi. Sans doute il n'y avait rien d'extraordinaire à ce que la mort d'Albertine eût si peu changé mes préoccupations. Quand notre maîtresse est vivante, une grande partie des pensées qui forment ce que nous appelons notre amour nous viennent pendant les heures où elle n'est pas à côté de nous. Ainsi l'on prend l'habitude d'avoir pour objet de sa rêverie un être absent, et qui même s'il ne le reste que quelques heures, pendant ces heures-là n'est qu'un souvenir. Aussi la mort ne change-t-elle pas grand-chose. Quand Aimé revint, je lui demandai de partir pour Nice, et ainsi non seulement par mes pensées, mes tristesses, l'émoi que me donnait un nom relié de si loin que ce fût à un certain être, mais encore par toutes mes actions, par les enquêtes auxquelles je procédais, par l'emploi que je faisais de mon argent, tout entier destiné à connaître les actions d'Albertine, je peux dire que toute cette année-là ma vie resta remplie par un amour, par une véritable liaison. Et celle qui en était l'objet était une morte. On dit quelquefois qu'il peut subsister quelque chose d'un être après sa mort, si cet être était un artiste et mit un peu de soi dans son oeuvre. C'est peut-être de la même manière qu'une sorte de bouture prélevée sur un être et greffée au coeur d'un autre, continue à y poursuivre sa vie même quand l'être d'où elle avait été détachée a péri.

407 Aimé alla loger à côté de la villa de Mme Bontemps ; il fit la connaissance d'une femme de chambre, d'un loueur de voitures chez qui Albertine allait souvent en prendre une pour la journée. Ces gens n'avaient rien remarqué. Dans une seconde lettre, Aimé me disait avoir appris d'une petite blanchisseuse de la ville qu'Albertine avait une manière particulière de lui serrer le bras quand celle-ci lui rapportait le linge. « Mais, disait-elle, cette demoiselle ne lui avait jamais fait autre chose. » J'envoyai à Aimé l'argent qui payait son voyage, qui payait le mal qu'il venait de me faire par sa lettre, et cependant je m'efforçais de le guérir en me disant que c'était là une familiarité qui ne prouvait aucun désir vicieux, quand je reçus un télégramme d'Aimé : « Ai appris les choses les plus intéressantes. Ai plein de nouvelles pour Monsieur. Lettre suit. » Le lendemain vint une lettre dont l'enveloppe suffit à me faire frémir ; j'avais reconnu qu'elle était d'Aimé, car chaque personne, même la plus humble, a sous sa dépendance ces petits êtres familiers, à la fois vivants et couchés dans une espèce d'engourdissement sur le papier, les caractères de son écriture que lui seul possède.

« D'abord la petite blanchisseuse n'a rien voulu me dire, elle assurait que Mlle Albertine n'avait jamais fait que lui pincer le bras. Mais pour la faire parler je l'ai emmenée dîner, je l'ai fait boire. Alors elle m'a raconté que Mlle Albertine la rencontrait souvent au bord de la mer quand elle allait se baigner ; que Mlle Albertine, qui avait l'habitude de se lever de grand matin pour aller se baigner, avait l'habitude de la retrouver au bord de la mer, à un endroit où les arbres sont si épais que personne ne peut vous voir, et d'ailleurs il n'y a personne qui peut vous voir à cette heure-là. Puis la blanchisseuse amenait ses petites amies et elles se baignaient, et après, comme il faisait très chaud déjà là-bas et que ça tapait dur même sous les arbres, restaient dans l'herbe à se sécher, à se caresser, à se chatouiller, à jouer. La petite blanchisseuse m'a avoué qu'elle aimait beaucoup à s'amuser avec ses petites amies, et que voyant Mlle Albertine qui se frottait toujours contre elle dans son peignoir, elle le lui avait fait enlever et lui faisait des caresses avec sa langue le long du cou et des bras, même sur la plante des pieds que Mlle Albertine lui tendait. La blanchisseuse se déshabillait aussi, et elles jouaient à se pousser dans l'eau. Ce soir-là elle ne m'a rien dit de plus. Mais tout dévoué à vos ordres et voulant faire n'importe quoi pour vous faire plaisir, j'ai emmené coucher avec moi la petite blanchisseuse. Elle m'a demandé si je voulais qu'elle me fît ce qu'elle faisait à Mlle Albertine quand celle-ci ôtait son costume de bain. Et elle m'a dit : (Si vous aviez vu comme elle frétillait, cette demoiselle, elle me disait : (Ah ! tu me mets aux anges) et elle était si énervée qu'elle ne pouvait s'empêcher de me mordre.) J'ai vu encore la trace sur le bras de la petite blanchisseuse. Et je comprends le plaisir de Mlle Albertine car cette petite-là est vraiment très habile. »

J'avais bien souffert à Balbec quand Albertine m'avait dit son amitié pour Mlle Vinteuil. Mais Albertine était là pour me consoler. Puis quand, pour avoir trop cherché à connaître les actions d'Albertine, j'avais réussi à la faire partir de chez moi, quand Françoise m'avait annoncé qu'elle n'était plus là et que je m'étais trouvé seul, j'avais souffert davantage. Mais du moins, l'Albertine que j'avais aimée restait dans mon coeur. Maintenant, à sa place – pour ma punition d'avoir poussé plus loin une curiosité à laquelle, contrairement à ce que j'avais supposé, la mort n'avait pas mis fin – ce que je trouvais c'était une jeune fille différente, multipliant les mensonges et les tromperies là où l'autre m'avait si doucement rassuré en me jurant n'avoir jamais connu ces plaisirs que dans l'ivresse de sa liberté reconquise elle était partie goûter jusqu'à la pâmoison, jusqu'à mordre cette petite blanchisseuse qu'elle retrouvait au soleil levant, sur le bord de la Loire, et à qui elle disait : « Tu me mets aux anges. » Une Albertine différente, non pas seulement dans le sens où nous entendons le mot différent quand il s'agit des autres. Si les autres sont différents de ce que nous avons cru, cette différence ne nous atteignant pas profondément, et le pendule de l'intuition ne pouvant projeter hors de lui qu'une oscillation égale à celle qu'il a exécutée dans le sens intérieur, ce n'est que dans des régions superficielles d'eux-mêmes que nous situons ces différences. Autrefois quand j'apprenais qu'une femme aimait les femmes, elle ne me paraissait pas pour cela une femme autre, d'une essence particulière. Mais s'il s'agit d'une femme qu'on aime, pour se débarrasser de la douleur qu'on éprouve à l'idée que cela peut être, on cherche à savoir non seulement ce qu'elle a fait, mais ce qu'elle ressentait en le faisant, quelle idée elle avait de ce qu'elle faisait ; alors, descendant de plus en plus avant, par la profondeur de la douleur on atteint au mystère, à l'essence. Je souffrais jusqu'au fond de moi-même, jusque dans mon corps, dans mon coeur, bien plus que ne m'eût fait souffrir la peur de perdre la vie, de cette curiosité à laquelle collaboraient toutes les forces de mon intelligence et de mon inconscient ; et ainsi c'est dans les profondeurs mêmes d'Albertine que je projetais maintenant tout ce que j'apprenais d'elle. Et la douleur qu'avait ainsi fait pénétrer en moi à une telle profondeur la réalité du vice d'Albertine me rendit bien plus tard un dernier office. Comme le mal que j'avais fait à ma grand-mère, le mal que m'avait fait Albertine fut un dernier lien entre elle et moi et qui survécut même au souvenir car avec la conservation d'énergie que possède tout ce qui est physique, la souffrance n'a même pas besoin des leçons de la mémoire : ainsi un homme qui a oublié les belles nuits passées au clair de lune dans les bois, souffre encore des rhumatismes qu'il y a pris.

Ces goûts niés par elle et qu'elle avait, ces goûts dont la découverte était venue à moi, non dans un froid raisonnement, mais dans la brûlante souffrance ressentie à la lecture de ces mots : « Tu me mets aux anges », souffrance qui leur donnait une particularité qualitative, ces goûts ne s'ajoutaient pas seulement à l'image d'Albertine comme s'ajoute au bernard-l'ermite la coquille nouvelle qu'il traîne après lui, mais bien plutôt comme un sel qui entre en contact avec un autre sel en change la couleur, bien plus, par une sorte de précipité, la nature. Quand la petite blanchisseuse avait dû dire à ses petites amies : « Imaginez-vous, je ne l'aurais pas cru, eh bien la demoiselle, c'en est une aussi », pour moi ce n'était pas seulement un vice d'abord insoupçonné d'elles qu'elles ajoutaient à la personne d'Albertine, mais la découverte qu'elle était une autre personne, une personne comme elles, parlant la même langue, ce qui en la faisant compatriote d'autres, me la rendait encore plus étrangère à moi, prouvait que ce que j'avais eu d'elle, ce que je portais dans mon coeur, ce n'était qu'un tout petit peu d'elle et que le reste, qui prenait tant d'extension de ne pas être seulement cette chose déjà si mystérieusement importante, un désir individuel, mais de lui être commune avec d'autres, elle me l'avait toujours caché, elle m'en avait tenu à l'écart, comme une femme qui m'eût caché qu'elle était d'un pays ennemi et espionne, bien plus traîtreusement même qu'une espionne, car celle-ci ne trompe que sur sa nationalité, tandis qu'Albertine c'était sur son humanité la plus profonde, sur ce qu'elle n'appartenait pas à l'humanité commune, mais à une race étrange qui s'y mêle, s'y cache et ne s'y fond jamais. J'avais justement vu deux peintures d'Elstir où dans un paysage touffu il y a des femmes nues. Dans l'une, l'une des jeunes filles lève le pied comme Albertine devait faire quand elle l'offrait à la blanchisseuse. De l'autre elle pousse à l'eau l'autre jeune fille qui gaiement résiste, la cuisse levée, son pied trempant à peine dans l'eau bleue. Je me rappelais maintenant que la levée de la cuisse y faisait le même méandre de cou de cygne avec l'angle du genou, que faisait la chute de la cuisse d'Albertine quand elle était à côté de moi sur le lit, et j'avais voulu souvent lui dire qu'elle me rappelait ces peintures. Mais je ne l'avais pas fait pour ne pas éveiller en elle l'image de corps nus de femmes. Maintenant je la voyais à côté de la blanchisseuse et de ses amies, recomposer le groupe que j'avais tant aimé quand j'étais assis au milieu des amies d'Albertine à Balbec. Et si j'avais été un amateur sensible à la seule beauté, j'aurais reconnu qu'Albertine le recomposait mille fois plus beau maintenant que les éléments en étaient les statues nues de déesses comme celles que les grands sculpteurs éparpillaient à Versailles sous les bosquets ou dans les bassins donnaient à laver et à polir aux caresses du flot. Maintenant, à côté de la blanchisseuse, je la voyais jeune fille au bord de la mer bien plus qu'elle n'avait été pour moi à Balbec, dans leur double nudité de marbres féminins, au milieu des touffeurs, des végétations et trempant dans l'eau comme des bas-reliefs nautiques. Me souvenant de ce qu'elle était sur mon lit, je croyais voir sa cuisse recourbée, je la voyais, c'était un col de cygne, il cherchait la bouche de l'autre jeune fille. Alors je ne voyais même plus une cuisse, mais le col hardi d'un cygne, comme celui qui dans une étude frémissante cherche la bouche d'une Léda qu'on voit dans toute la palpitation spécifique du plaisir féminin, parce qu'il n'y a qu'un cygne, qu'elle semble plus seule, de même qu'on découvre au téléphone les inflexions d'une voix qu'on ne distingue pas tant qu'elle n'est pas dissociée d'un visage où on objective son expression. Dans cette étude le plaisir au lieu d'aller vers la femme qui l'inspire et qui est absente, remplacée par un cygne inerte, se concentre dans celle qui le ressent. Par instants la communication était interrompue entre mon coeur et ma mémoire. Ce qu'Albertine avait fait avec la blanchisseuse ne m'était plus signifié que par des abréviations quasi algébriques qui ne me représentaient plus rien ; mais cent fois par heure le courant interrompu était rétabli et mon coeur était brûlé sans pitié par un feu d'enfer, tandis que je voyais Albertine ressuscitée par ma jalousie, vraiment vivante, se raidir sous les caresses de la petite blanchisseuse à qui elle disait : « Tu me mets aux anges. » Comme elle était vivante au moment où elle commettait sa faute, c'est-à-dire au moment où moi-même je me trouvais, il ne me suffisait pas de savoir cette faute, j'aurais voulu qu'elle sût que je savais. Aussi, si dans ces moments-là je regrettais de penser que je ne la reverrais jamais, ce regret portait la marque de ma jalousie et tout différent du regret déchirant des moments où je l'aimais, n'était que le regret de ne pas pouvoir lui dire : « Tu croyais que je ne saurais jamais ce que tu as fait après m'avoir quitté, eh bien je sais tout, la blanchisseuse au bord de la Loire, tu lui disais : “Tu me mets aux anges”, j'ai vu la morsure. » Sans doute je me disais : « Pourquoi me tourmenter ? Celle qui a eu du plaisir avec la blanchisseuse n'est plus rien, donc n'était pas une personne dont les actions gardent de la valeur. Elle ne se dit pas que je sais. Mais elle ne se dit pas non plus que je ne sais pas, puisqu'elle ne se dit rien. » Mais ce raisonnement me persuadait moins que la vue de son plaisir qui me ramenait au moment où elle l'avait éprouvé. Ce que nous sentons existe seul pour nous et nous le projetons dans le passé, dans l'avenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives de la mort. Si mon regret qu'elle fût morte subissait dans ces moments-là l'influence de ma jalousie et prenait cette forme si particulière, cette influence s'étendit naturellement à mes rêves d'occultisme, d'immortalité qui n'étaient qu'un effort pour tâcher de réaliser ce que je désirais. Aussi à ces moments-là, si j'avais pu réussir à l'évoquer en faisant tourner une table, comme Bergotte croyait que c'était possible, ou à la rencontrer dans l'autre vie, comme le pensait l'abbé X***, je ne l'aurais souhaité que pour lui répéter : « Je sais pour la blanchisseuse. Tu disais : “Tu me mets aux anges” ; j'ai vu la morsure. » 

408 Ce qui vint à mon secours contre cette image de la blanchisseuse, ce fut, certes quand elle eut un peu duré, cette image elle-même, parce que nous ne connaissons vraiment que ce qui est nouveau, ce qui introduit brusquement dans notre sensibilité un changement de ton qui nous frappe, ce à quoi l'habitude n'a pas encore substitué ses pâles fac-similés. Mais ce fut surtout ce fractionnement d'Albertine en de nombreuses parts, en de nombreuses Albertine, qui était son seul mode d'existence en moi. Des moments revinrent où elle n'avait été que bonne, ou intelligente, ou sérieuse, ou même aimant plus que tout les sports. Et ce fractionnement, n'était-il pas au fond juste qu'il me calmât ? Car s'il n'était pas en lui quelque chose de réel, s'il tenait à la forme successive des heures où elle m'était apparue, forme qui restait celle de ma mémoire, comme la courbure des projections de ma lanterne magique tenait à la courbure des verres colorés, ne représentait-il pas à sa manière une vérité bien objective celle-là, que chacun de nous n'est pas un, mais contient de nombreuses personnes qui n'ont pas toutes la même valeur morale et que si l'Albertine vicieuse avait existé, cela n'empêchait pas qu'il y en eût eu d'autres, celle qui aimait à causer avec moi de Saint-Simon dans sa chambre ; celle qui le soir où je lui avais dit qu'il fallait nous séparer avait dit si tristement : « Ce pianola, cette chambre, penser que je ne reverrai jamais tout cela » et quand elle avait vu l'émotion que mon mensonge avait fini par me communiquer s'était écriée avec une pitié si sincère : « Oh ! non, tout plutôt que de vous faire de la peine, c'est entendu, je ne chercherai pas à vous revoir. » Alors je ne fus plus seul. Du moment que cette Albertine bonne était revenue, j'avais retrouvé la seule personne à qui je pusse demander l'antidote des souffrances qu'Albertine me causait. Certes je désirais toujours lui parler de l'histoire de la blanchisseuse, mais ce n'était plus en manière de cruel triomphe et pour lui montrer méchamment que je la savais. Comme j'aurais fait si Albertine avait été vivante, je lui demandai tendrement si l'histoire de la blanchisseuse était vraie. Elle me jura que non, qu'Aimé n'était pas très véridique et que voulant paraître avoir bien gagné l'argent que je lui avais donné, il n'avait pas voulu revenir bredouille et avait fait dire ce qu'il avait voulu à la blanchisseuse. Sans doute Albertine n'avait cessé de me mentir. Pourtant, dans le flux et le reflux de ses contradictions, je sentais qu'il y avait eu une certaine progression à moi due. Qu'elle ne m'eût même pas fait au début des confidences (peut-être, il est vrai, involontaires, dans une phrase qui échappe) je n'en eusse pas juré : je ne me rappelais plus. Et puis elle avait de si bizarres façons d'appeler certaines choses que cela pouvait signifier cela ou non. Mais le sentiment qu'elle avait eu de ma jalousie l'avait ensuite portée à rétracter avec horreur ce qu'elle avait d'abord complaisamment avoué. D'ailleurs Albertine n'avait même pas besoin de me dire cela. Pour être persuadé de son innocence il me suffisait de l'embrasser, et je le pouvais maintenant qu'était tombée la cloison qui nous séparait, pareille à celle impalpable et résistante qui après une brouille s'élève entre deux amoureux et contre laquelle se briseraient les baisers. Non, elle n'avait besoin de rien me dire. Qu'elle eût fait ce qu'elle eût voulu la pauvre petite, il y avait des sentiments en lesquels, par-dessus ce qui nous divisait, nous pouvions nous unir. Si l'histoire était vraie, et si Albertine m'avait caché ses goûts, c'était pour ne pas me faire de chagrin. J'eus la douceur de l'entendre dire à cette Albertine-là. D'ailleurs en avais-je jamais connu une autre ? Les deux plus grandes causes d'erreur dans nos rapports avec un autre être sont avoir soi bon coeur ou bien, cet autre être, l'aimer. On aime sur un sourire, sur un regard, sur une épaule. Cela suffit ; alors dans les longues heures d'espérance ou de tristesse, on fabrique une personne, on compose un caractère. Et quand plus tard on fréquente la personne aimée, on ne peut pas plus, devant quelques cruelles réalités qu'on soit placé, ôter ce caractère bon, cette nature de femme nous aimant, à l'être qui a tel regard, telle épaule, que nous ne pouvons quand elle vieillit, à une personne que nous connaissons depuis sa jeunesse, la lui ôter. J'évoquai le beau regard bon et pitoyable de cette Albertine-là, ses grosses joues, son cou aux larges grains. C'était l'image d'une morte, mais, comme cette morte vivait, il me fut aisé de faire immédiatement ce que j'eusse fait infailliblement si elle avait été auprès de moi de son vivant (ce que je ferais si je devais jamais la retrouver dans une autre vie), je lui pardonnai.

Les instants que j'avais vécus auprès de cette Albertine-là m'étaient si précieux que j'eusse voulu n'en avoir laissé échapper aucun. Or parfois, comme on rattrape les bribes d'une fortune dissipée, j'en retrouvais qui avaient semblé perdus : en nouant un foulard derrière mon cou au lieu de devant, je me rappelai une promenade à laquelle je n'avais jamais repensé et où pour que l'air froid ne pût pas venir sur ma gorge, Albertine me l'avait arrangé de cette manière après m'avoir embrassé. Cette promenade si simple, restituée à ma mémoire par un geste si humble, me fit le plaisir de ces objets intimes ayant appartenu à une morte chérie, que nous rapporte sa vieille femme de chambre et qui ont tant de prix pour nous ; mon chagrin s'en trouvait enrichi, et d'autant plus que ce foulard, je n'y avais jamais repensé.

Maintenant Albertine, lâchée de nouveau, avait repris son vol ; des hommes, des femmes la suivaient. Elle vivait en moi. Je me rendais compte que ce grand amour prolongé pour Albertine était comme l'ombre du sentiment que j'avais eu pour elle, en reproduisait les diverses parties et obéissait aux mêmes lois que la réalité sentimentale qu'il reflétait au-delà de la mort. Car je sentais bien que, si je pouvais entre mes pensées pour Albertine mettre quelque intervalle, si j'en avais mis trop je ne l'aurais plus aimée ; elle me fût par cette coupure devenue indifférente, comme me l'était maintenant ma grand-mère. Trop de temps passé sans penser à elle eût rompu dans mon souvenir la continuité qui est le principe même de la vie, qui pourtant peut se ressaisir après un certain intervalle de temps. N'en avait-il pas été ainsi de mon amour pour Albertine quand elle vivait, lequel avait pu se renouer après longtemps sans penser à elle ? Or mon souvenir devait obéir aux mêmes lois, ne pas pouvoir supporter de plus longs intervalles, car il ne faisait, comme une aurore boréale, que refléter après la mort d'Albertine le sentiment que j'avais eu pour elle, il était comme l'ombre de mon amour. Mon moi actuel n'aimait plus Albertine, mon moi qui l'avait aimée était mort. Mais en moi le mot Équemauville était déposé, partie de ce moi qui se mettait à pleurer de choses qui ne me faisaient plus de peine en temps habituel, comme des exemplaires déposés à la Bibliothèque nationale permettent de connaître un ouvrage qui serait détruit, comme ces disques devant lesquels un grand artiste a chanté qu'on enterre dans la cave de l'Opéra et qui quand le virtuose est mort se remettent à chanter avec cette voix qu'on croyait tue à jamais. Tout comme l'avenir, ce n'est pas tout à la fois mais grain à grain qu'on goûte le passé.

D'ailleurs mon chagrin prenait tant de formes que parfois je ne le reconnaissais plus ; je souhaitais d'avoir un grand amour, je voulais chercher une personne qui vivrait auprès de moi, cela me semblait le signe que je n'aimais plus Albertine quand c'était celui que je l'aimais toujours ; car ce besoin d'éprouver un grand amour n'était, tout autant que le désir d'embrasser les grosses joues d'Albertine, qu'une partie de mon regret. C'est quand je l'aurais oubliée que je pourrais trouver plus sage, plus heureux de vivre sans amour. Ainsi le regret d'Albertine, parce que c'était lui qui faisait naître en moi le besoin d'une soeur, le rendait inassouvissable. Et au fur et à mesure que mon regret d'Albertine s'affaiblirait, le besoin d'une soeur, lequel n'était qu'une forme inconsciente de ce regret, deviendrait moins impérieux. Et pourtant ces deux reliquats de mon amour ne suivirent pas dans leur décroissance une marche également rapide. Il y avait des heures où j'étais décidé à me marier, tant le premier subissait une profonde éclipse, le second au contraire gardant une grande force. Et en revanche, plus tard mes souvenirs jaloux s'étant éteints, tout d'un coup parfois une tendresse me remontait au coeur pour Albertine, et alors, pensant à mes amours pour d'autres femmes, je me disais qu'elle les aurait compris, partagés et son vice devenait comme une cause d'amour. Parfois ma jalousie renaissait dans des moments où je ne me souvenais plus d'Albertine, bien que ce fût d'elle alors que je fusse jaloux. Je croyais l'être d'Andrée à propos de qui on m'apprit à ce moment-là une aventure qu'elle avait. Mais Andrée n'était pour moi qu'un prête-nom, qu'un chemin de raccord, qu'une prise de courant qui me reliait indirectement à Albertine. C'est ainsi qu'en rêve on donne un autre visage, un autre nom, à une personne sur l'identité profonde de laquelle on ne se trompe pas pourtant. En somme malgré les flux et les reflux qui contrariaient dans ces cas particuliers cette loi générale, les sentiments que m'avait laissés Albertine eurent plus de peine à mourir que le souvenir de leur cause première. Non seulement les sentiments, mais les sensations. Différent en cela de Swann qui lorsqu'il avait commencé à ne plus aimer Odette, n'avait même plus pu recréer en lui la sensation de son amour, je me sentais encore revivant un passé qui n'était plus que l'histoire d'un autre ; mon moi en quelque sorte mi-partie, tandis que son extrémité supérieure était déjà dure et refroidie, brûlait encore à sa base chaque fois qu'une étincelle y refaisait passer l'ancien courant, même quand depuis longtemps mon esprit avait cessé de concevoir Albertine. Et aucune image d'elle n'accompagnant les palpitations cruelles qui y suppléaient, les larmes qu'apportait à mes yeux un vent froid soufflant comme à Balbec sur les pommiers déjà roses, j'en arrivais à me demander si la renaissance de ma douleur n'était pas due à des causes toutes pathologiques et si ce que je prenais pour la reviviscence d'un souvenir et la dernière période d'un amour n'était pas plutôt le début d'une maladie de coeur.

Il y a dans certaines affections des accidents secondaires que le malade est trop porté à confondre avec la maladie elle-même. Quand ils cessent, il est étonné de se trouver moins éloigné de la guérison qu'il n'avait cru. Telle avait été la souffrance causée – la « complication » amenée – par les lettres d'Aimé relativement à l'établissement de douches et aux blanchisseuses. Mais un médecin de l'âme qui m'eût visité eût trouvé que pour le reste, mon chagrin lui-même allait mieux. Sans doute en moi, comme j'étais un homme, un de ces êtres amphibies qui sont simultanément plongés dans le passé et dans la réalité actuelle, il existait toujours une contradiction entre le souvenir vivant d'Albertine et la connaissance que j'avais de sa mort. Mais cette contradiction était en quelque sorte l'inverse de ce qu'elle était autrefois. L'idée qu'Albertine était morte, cette idée qui les premiers temps venait battre si furieusement en moi l'idée qu'elle était vivante, que j'étais obligé de me sauver devant elle comme les enfants à l'arrivée de la vague, cette idée de sa mort, à la faveur même de ces assauts incessants, avait fini par conquérir en moi la place qu'y occupait récemment encore l'idée de sa vie. Sans que je m'en rendisse compte, c'était maintenant cette idée de la mort d'Albertine – non plus le souvenir présent de sa vie – qui faisait pour la plus grande partie le fond de mes inconscientes songeries, de sorte que si je les interrompais tout à coup pour réfléchir sur moi-même, ce qui me causait de l'étonnement, ce n'était pas comme les premiers jours qu'Albertine si vivante en moi pût n'exister plus sur la terre, pût être morte, mais qu'Albertine, qui n'existait plus sur la terre, qui était morte, fût restée si vivante en moi. Maçonné par la contiguïté des souvenirs qui se suivent l'un l'autre, le noir tunnel sous lequel ma pensée rêvassait depuis trop longtemps pour qu'elle prît même plus garde à lui, s'interrompait brusquement d'un intervalle de soleil, berçant au loin un univers souriant et bleu où Albertine n'était plus qu'un souvenir indifférent et plein de charme. Est-ce celle-là, me disais-je, qui est la vraie, ou bien l'être qui dans l'obscurité où je roulais depuis si longtemps me semblait la seule réalité ? Le personnage que j'avais été il y a si peu de temps encore et qui ne vivait que dans la perpétuelle attente du moment où Albertine viendrait lui dire bonsoir et l'embrasser, une sorte de multiplication de moi-même me faisait paraître ce personnage comme n'étant plus qu'une faible partie, à demi dépouillée, de moi, et comme une fleur qui s'entrouvre j'éprouvais la fraîcheur rajeunissante d'une exfoliation. Au reste ces brèves illuminations ne me faisaient peut-être que mieux prendre conscience de mon amour pour Albertine, comme il arrive pour toutes les idées trop constantes, qui ont besoin d'une opposition pour s'affirmer. Ceux qui ont vécu pendant la guerre de 1870, par exemple, disent que l'idée de la guerre avait fini par leur sembler naturelle, non pas parce qu'ils ne pensaient pas assez à la guerre, mais y pensaient toujours. Et pour comprendre combien c'est un fait étrange et considérable que la guerre, il fallait, quelque chose les arrachant à leur obsession permanente, qu'ils oubliassent un instant que la guerre régnait, se retrouvassent pareils à ce qu'ils étaient quand on était en paix, jusqu'à ce que tout à coup sur ce blanc momentané se détachât, enfin distincte, la réalité monstrueuse que depuis longtemps ils avaient cessé de voir, ne voyant pas autre chose qu'elle.

(Extrait de la série Albertine dans A la recherche du temps perdu. Les numéros indiquent la position du fragment au sein des 487 sections de notre édition en ligne.)