Albertine 374 - 380. renseignements relatifs à la venue de Mlle Vinteuil et de son amie | une bande terrible | faire croire à Albertine que j'avais moi-même l'intention de la quitter

374. L'homosexualité ne lui déplaisait pas, tant qu'elle ne touchait pas à l'orthodoxie, mais, comme l'Église, elle préférait tous les sacrifices à une concession sur l'orthodoxie. Je commençai à craindre que son irritation contre moi ne vînt de ce qu'elle avait su que j'avais empêché Albertine d'y aller dans la journée, et quelle n'entreprît auprès d'elle, si elle n'avait déjà commencé, le même travail pour la séparer de moi que son mari allait, à l'égard de Charlus, opérer auprès du violoniste. 

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375. « Nous allons tâcher, me dit Brichot à l'oreille, de mettre le baron sur son sujet favori. Il y est prodigieux. » D'une part, je désirais pouvoir tâcher d'obtenir de M. de Charlus les renseignements relatifs à la venue de Mlle Vinteuil et de son amie, renseignements pour lesquels je m'étais décidé à quitter Albertine. D'autre part, je ne voulais pas laisser celle-ci seule trop longtemps, non qu'elle pût (incertaine de l'instant de mon retour et d'ailleurs à des heures pareilles où une visite venue pour elle ou bien une sortie d'elle eussent été trop remarquées) faire un mauvais usage de mon absence, mais pour qu'elle ne la trouvât pas trop prolongée. Aussi dis-je à Brichot et à M. de Charlus que je ne les suivais pas pour longtemps. 

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376. Je voulais m'en aller, mais M. de Charlus ayant manifesté l'intention d'aller chercher Morel, Brichot nous retint tous les deux. D'ailleurs, la certitude qu'à la maison je retrouverais Albertine, certitude égale à celle que dans l'après-midi, j'avais qu'Albertine rentrât du Trocadéro, me donnait en ce moment aussi peu d'impatience de la voir que j'avais eu le même jour tandis que j'étais assis au piano, après que Françoise m'eut téléphoné. Et c'est ce calme qui me permit, chaque fois qu'au cours de cette conversation je voulus me lever, d'obéir à l'injonction de Brichot qui craignait que mon départ empêchât Charlus de rester jusqu'au moment où Mme Verdurin viendrait nous appeler. « Voyons, dit-il au baron, restez un peu avec nous, vous lui donnerez l'accolade tout à l'heure », ajouta Brichot en fixant sur moi son oeil presque mort, auquel les nombreuses opérations qu'il avait subies avaient fait recouvrer un peu de vie, mais qui n'avait plus pourtant la mobilité nécessaire à l'expression oblique de la malignité. « L'accolade, est-il bête ! s'écria le baron d'un ton aigu et ravi. Mon cher, je vous dis qu'il se croit toujours à une distribution de prix, il rêve de ses petits élèves. Je me demande s'il ne couche pas avec. – Vous désirez voir Mlle Vinteuil, me dit Brichot, qui avait entendu la fin de notre conversation. Je vous promets de vous avertir si elle vient, je le saurai par Mme Verdurin », me dit Brichot qui sans doute prévoyait que le baron risquait fort d'être de façon imminente exclu du petit clan. « Hé bien, vous me croyez donc moins bien que vous avec Mme Verdurin, dit M. de Charlus, pour être renseigné sur la venue de ces personnes d'une terrible réputation ? Vous savez que c'est archi-connu. Mme Verdurin a tort de les laisser venir, c'est bon pour les milieux interlopes. Elles sont amies de toute une bande terrible, tout ça doit se réunir dans des endroits affreux. » À chacune de ces paroles, ma souffrance s'accroissait d'une souffrance nouvelle, changeait de forme. Et tout d'un coup me rappelant certains mouvements d'impatience d'Albertine qu'elle réprimait du reste aussitôt, j'eus l'effroi qu'elle eût conçu le projet de me quitter. Ce soupçon me rendait d'autant plus nécessaire de faire durer notre vie commune jusqu'à un temps où j'aurais retrouvé mon calme. Et pour ôter à Albertine, si elle l'avait, l'idée de devancer mon projet de rupture, pour lui faire paraître, jusqu'à ce que je puisse le réaliser sans souffrir, sa chaîne plus légère, le plus habile (peut-être j'étais contagionné par la présence de M. de Charlus, par le souvenir inconscient des comédies qu'il aimait à jouer), le plus habile me parut de faire croire à Albertine que j'avais moi-même l'intention de la quitter, j'allais dès que je serais rentré simuler des adieux, une rupture. « Certes non pas, je ne me crois pas mieux que vous avec Mme Verdurin », proclama Brichot en ponctuant les mots, car il craignait d'avoir éveillé les soupçons du baron. Et comme il voyait que je voulais prendre congé, voulant me retenir par l'appât du divertissement promis : « Il y a une chose à quoi le baron me semble ne pas avoir songé quand il parle de la réputation de ces deux dames, c'est qu'une réputation peut être tout à la fois épouvantable et imméritée. Ainsi par exemple, dans la série plus notoire que j'appellerai parallèle, il est certain que les erreurs judiciaires sont nombreuses et que l'histoire a enregistré des arrêts de condamnation pour sodomie flétrissant des hommes illustres qui en étaient tout à fait innocents. La récente découverte d'un grand amour de Michel-Ange pour une femme est un fait nouveau qui mériterait à l'ami de Léon X le bénéfice d'une instance en révision posthume. L'affaire Michel-Ange me semble tout indiquée pour passionner les snobs et mobiliser La Villette, quand une autre affaire, où l'anarchie fut bien portée et devint le péché à la mode de nos bons dilettantes, mais dont il n'est point permis de prononcer le nom par crainte de querelles, aura fini son temps. » Depuis que Brichot avait commencé à parler des réputations masculines, M. de Charlus avait trahi dans tout son visage le genre particulier d'impatience qu'on voit à un expert médical ou militaire quand des gens du monde qui n'y connaissent rien se mettent à dire des bêtises sur des points de thérapeutique ou de stratégie. « Vous ne savez pas le premier mot des choses dont vous parlez, finit-il par dire à Brichot. Citez-moi une seule réputation imméritée. Dites des noms. Oui, je connais tout », riposta violemment M. de Charlus à une interruption timide de Brichot, « les gens qui ont fait cela autrefois par curiosité, ou par affection unique pour un ami mort, et celui qui, craignant de s'être trop avancé, si vous lui parlez de la beauté d'un homme vous répond que c'est du chinois pour lui, qu'il ne sait pas plus distinguer un homme beau d'un laid qu'entre deux moteurs d'auto, comme la mécanique n'est pas dans ses cordes. Tout cela c'est des blagues. Mon Dieu, remarquez, je ne veux pas dire qu'une réputation mauvaise (ou ce qu'il est convenu d'appeler ainsi) et injustifiée soit une chose absolument impossible. C'est tellement exceptionnel, tellement rare, que pratiquement cela n'existe pas. Cependant, moi qui suis un curieux, un fureteur, j'en ai connu, et qui n'étaient pas des mythes. Oui, au cours de ma vie j'ai constaté (j'entends scientifiquement constaté, je ne me paie pas de mots) deux réputations injustifiées. Elles s'établissent d'habitude grâce à une similitude de noms, ou d'après certains signes extérieurs, l'abondance des bagues par exemple, que les gens incompétents s'imaginent absolument être caractéristiques de ce que vous dites, comme ils croient qu'un paysan ne dit pas deux mots sans ajouter jarniguié, ou un Anglais goddam. C'est de la convention pour théâtre des boulevards. »

M. de Charlus m'étonna beaucoup en citant parmi les invertis « l'ami de l'actrice » que j'avais vu à Balbec et qui était le chef de la petite Société des quatre amis. « Mais alors cette actrice ? – Elle lui sert de paravent, et d'ailleurs il a des relations avec elle, plus peut-être qu'avec des hommes, avec qui il n'en a guère. – Il en a avec les trois autres ? – Mais pas du tout ! Ils sont amis pas du tout pour ça ! Deux sont tout à fait pour femmes. Un en est, mais n'est pas sûr pour son ami, et en tout cas ils se cachent l'un de l'autre. Ce qui vous étonnera, c'est que ces réputations injustifiées sont les plus établies aux yeux du public. Vous même, Brichot, qui mettriez votre main au feu de la vertu de tel ou tel homme qui vient ici et que les renseignés connaissent comme le loup blanc, vous devez croire comme tout le monde à ce qu'on dit de tel homme en vue qui incarne ces goûts-là pour la masse, alors qu'il n'en est pas pour deux sous. Je dis pour deux sous, parce que si nous y mettions vingt-cinq louis nous verrions le nombre des petits saints diminuer jusqu'à zéro. Sans cela le taux des saints, si vous voyez de la sainteté là-dedans, se tient en règle générale entre trois et quatre sur dix. » Si Brichot avait transposé dans le sexe masculin la question des mauvaises réputations, à mon tour et inversement c'est au sexe féminin et en pensant à Albertine, que je reportais les paroles de M. de Charlus. J'étais épouvanté par sa statistique, même en tenant compte qu'il devait enfler les chiffres au gré de ce qu'il souhaitait, et aussi d'après les rapports d'êtres cancaniers, peut-être menteurs, en tout cas trompés par leur propre désir qui, s'ajoutant à celui de M. de Charlus, faussait sans doute les calculs du baron. « Trois sur dix ! s'écria Brichot. En renversant la proportion, j'aurais eu encore à multiplier par cent le nombre des coupables. S'il est celui que vous dites, baron, et si vous ne vous trompez pas, confessons alors que vous êtes un de ces rares voyants d'une vérité que personne ne soupçonne autour d'eux. C'est ainsi que Barrès a fait sur la corruption parlementaire des découvertes qui ont été vérifiées après coup, comme l'existence de la planète de Leverrier. Mme Verdurin citerait de préférence des hommes que j'aime mieux ne pas nommer et qui ont deviné au Bureau des renseignements, dans l'État-Major, des agissements, inspirés, je le crois, par un zèle patriotique, mais qu'enfin je n'imaginais pas. Sur la franc-maçonnerie, l'espionnage allemand, la morphinomanie, Léon Daudet écrit au jour le jour un prodigieux conte de fées, qui se trouve être la réalité même. Trois sur dix ! » reprit Brichot stupéfait. Et il est vrai de dire que M. de Charlus taxait d'inversion la grande majorité de ses contemporains, en exceptant toutefois les hommes avec qui il avait eu des relations et dont, pour peu qu'elles eussent été mêlées d'un peu de romanesque, le cas lui paraissait plus complexe. C'est ainsi qu'on voit des viveurs, ne croyant pas à l'honneur des femmes, en rendre un peu seulement à telle qui fut leur maîtresse et dont ils protestent sincèrement et d'un air mystérieux : « Mais non, vous vous trompez, ce n'est pas une fille. » Cette estime inattendue leur est dictée, partie par leur amour-propre pour qui il est plus flatteur que de telles faveurs aient été réservées à eux seuls, partie par leur naïveté qui gobe aisément tout ce que leur maîtresse a voulu leur faire croire, partie par ce sentiment de la vie qui fait que dès qu'on s'approche des êtres, des existences, les étiquettes et les compartiments faits d'avance sont trop simples. « Trois sur dix ! mais prenez-y garde, moins heureux que ces historiens que l'avenir ratifiera, baron, si vous vouliez présenter à la postérité le tableau que vous nous dites elle pourrait la trouver mauvaise. Elle ne juge que sur pièces et voudrait prendre connaissance de votre dossier. Or aucun document ne venant authentiquer ce genre de phénomènes collectifs que les seuls renseignés sont trop intéressés à laisser dans l'ombre, on s'indignerait fort dans le camp des belles âmes et vous passeriez tout net pour un calomniateur ou pour un fol. Après avoir, au concours des élégances, obtenu le maximum et le principat, sur cette terre, vous connaîtriez les tristesses d'un blackboulage d'outre-tombe. Ça n'en vaut pas le coup, comme dit, Dieu me pardonne ! notre Bossuet. – Je ne travaille pas pour l'histoire, répondit M. de Charlus, la vie me suffit, elle est bien assez intéressante, comme disait le pauvre Swann. – Comment ? Vous avez connu Swann, baron, mais je ne savais pas. Est-ce qu'il avait ces goûts-là ? demanda Brichot d'un air inquiet. – Mais est-il grossier ! Vous croyez donc que je ne connais que des gens comme ça ? Mais non, je ne crois pas », dit Charlus les yeux baissés et cherchant à peser le pour et le contre. Et pensant que, puisqu'il s'agissait de Swann dont les tendances si opposées avaient été toujours connues, un demi-aveu ne pouvait être qu'inoffensif pour celui qu'il visait et flatteur pour celui qui le laissait échapper dans une insinuation : « Je ne dis pas qu'autrefois au collège, une fois par hasard », dit le baron comme malgré lui et comme s'il pensait tout haut, puis se reprenant : « Mais il y a deux cents ans, comment voulez-vous que je me rappelle ? vous m'embêtez », conclut-il en riant. « En tout cas il n'était pas joli, joli ! » dit Brichot, lequel, affreux, se croyait bien et trouvait facilement les autres laids. « Taisez-vous, dit le baron, vous ne savez pas ce que vous dites, dans ce temps-là il avait un teint de pêche et, ajouta-t-il, en mettant chaque syllabe sur une autre note, il était joli comme les amours. Du reste il est resté charmant. Il a été follement aimé des femmes. – Mais est-ce que vous avez connu la sienne ? – Mais voyons, c'est par moi qu'il l'a connue. Je l'avais trouvée charmante dans son demi-travesti, un soir qu'elle jouait Miss Sacripant ; j'étais avec des camarades de club, nous avions tous ramené une femme, et bien que je n'eusse envie que de dormir, les mauvaises langues avaient prétendu, car c'est affreux ce que le monde est méchant, que j'avais couché avec Odette. Seulement, elle en avait profité pour venir m'embêter, et j'avais cru m'en débarrasser en la présentant à Swann. De ce jour-là elle ne cessa plus de me cramponner, elle ne savait pas un mot d'orthographe, c'est moi qui faisais les lettres. Et puis c'est moi qui ensuite ai été chargé de la promener. Voilà, mon enfant, ce que c'est que d'avoir une bonne réputation, vous voyez. Du reste je ne la méritais qu'à moitié. Elle me forçait à lui faire faire des parties terribles, à cinq, à six. » Et les amants qu'avait eus successivement Odette (elle avait été avec un tel, puis avec un tel – ces hommes dont pour pas un seul le pauvre Swann n'avait rien su, aveuglé par la jalousie et par l'amour, tour à tour supputant les chances et croyant aux serments, plus affirmatifs qu'une contradiction qui échappe à la coupable, contradiction bien plus insaisissable et pourtant bien plus significative, et dont le jaloux pourrait se prévaloir plus logiquement que de renseignements qu'il prétend faussement avoir eus, pour inquiéter sa maîtresse), ces amants, M. de Charlus se mit à les énumérer avec autant de certitude que s'il avait récité la liste des rois de France. Et en effet le jaloux est, comme les contemporains, trop près, il ne sait rien, et c'est pour les étrangers que la chronique des adultères prend la précision de l'histoire, et s'allonge en listes, d'ailleurs indifférentes, et qui ne deviennent tristes que pour un autre jaloux, comme j'étais, qui ne peut s'empêcher de comparer son cas à celui dont il entend parler et qui se demande si pour la femme dont il doute une liste aussi illustre n'existe pas. Mais il n'en peut rien savoir, c'est comme une conspiration universelle, une brimade à laquelle tous participent cruellement et qui consiste, tandis que son amie va de l'un à l'autre, à lui tenir sur les yeux un bandeau qu'il fait perpétuellement effort pour arracher sans y réussir, car tout le monde le tient aveuglé, le malheureux, les êtres bons par bonté, les êtres méchants par méchanceté, les êtres grossiers par goût des vilaines farces, les êtres bien élevés par politesse et bonne éducation, et tous par une de ces conventions qu'on appelle principe. « Mais est-ce que Swann a jamais su que vous aviez eu ses faveurs ? – Mais voyons, quelle horreur ! Raconter cela à Charles ! C'est à faire dresser les cheveux sur la tête. Mais, mon cher, il m'aurait tué tout simplement, il était jaloux comme un tigre. Pas plus que je n'ai avoué à Odette, à qui ça aurait, du reste, été bien égal, que… allons, ne me faites pas dire de bêtises. Et le plus fort c'est que c'est elle qui lui a tiré des coups de revolver que j'ai failli recevoir. Ah ! j'ai eu de l'agrément avec ce ménage-là ; et naturellement c'est moi qui ai été obligé d'être son témoin contre d'Osmond, qui ne me l'a jamais pardonné. D'Osmond avait enlevé Odette, et Swann pour se consoler, avait pris pour maîtresse, ou fausse maîtresse, la soeur d'Odette. Enfin, vous n'allez pas commencer à me faire raconter l'histoire de Swann, nous en aurions pour dix ans, vous comprenez, je connais ça comme personne. C'était moi qui sortais Odette quand elle ne voulait pas voir Charles. Cela m'embêtait d'autant plus que j'ai un très proche parent qui porte le nom de Crécy, sans y avoir naturellement aucune espèce de droit, mais qu'enfin cela ne charmait pas. Car elle se faisait appeler Odette de Crécy et le pouvait parfaitement, étant seulement séparée d'un Crécy dont elle était la femme, très authentique celui-là, un monsieur très bien qu'elle avait ratissé jusqu'au dernier centime. Mais voyons, c'est pour me faire parler, je vous ai vu avec lui dans le tortillard, vous lui donniez des dîners à Balbec. Il doit en avoir besoin, le pauvre : il vivait d'une toute petite pension que lui faisait Swann, et je me doute bien que depuis la mort de mon ami, cette rente a dû cesser complètement d'être payée. Ce que je ne comprends pas, me dit M. de Charlus, c'est que, puisque vous avez été souvent chez Charles, vous n'ayez pas désiré tout à l'heure que je vous présente à la reine de Naples. En somme, je vois que vous ne vous intéressez pas aux personnes en tant que curiosités, et cela m'étonne toujours de quelqu'un qui a connu Swann, chez qui ce genre d'intérêt était si développé, au point qu'on ne peut pas dire si c'est moi qui ai été à cet égard son initiateur ou lui le mien. Cela m'étonne autant que si je voyais quelqu'un avoir connu Whistler et ne pas savoir ce que c'est que le goût. Mon Dieu, c'est surtout pour Morel que c'était important de la connaître. Il le désirait du reste passionnément, car il est tout ce qu'il y a de plus intelligent. C'est ennuyeux qu'elle soit partie. Mais enfin je ferai la conjonction ces jours-ci. C'est immanquable qu'il la connaisse. Le seul obstacle possible serait si elle mourait demain. Or il est à espérer que cela n'arrivera pas. » Tout à coup, comme il était resté sous le coup de la proportion de « trois sur dix » que lui avait révélée M. de Charlus, Brichot, qui n'avait cessé de poursuivre son idée, avec une brusquerie qui rappelait celle d'un juge d'instruction voulant faire avouer un accusé, mais qui en réalité était le résultat du désir qu'avait le professeur de paraître perspicace et du trouble qu'il éprouvait à lancer une accusation si grave : « Est-ce que Ski n'est pas comme cela ? » demanda-t-il à M. de Charlus d'un air sombre. Pour faire admirer ses prétendus dons d'intuition, il avait choisi Ski, se disant que, puisqu'il n'y avait que trois innocents sur dix, il risquait peu de se tromper en nommant Ski qui lui semblait un peu bizarre, avait des insomnies, se parfumait, bref était en dehors de la normale. « Mais pas du tout, s'écria le baron avec une ironie amère, dogmatique et exaspérée. Ce que vous dites est d'un faux, d'un absurde, d'un à côté ! Ski est justement cela pour les gens qui n'y connaissent rien. S'il l'était, il n'en aurait pas tellement l'air, ceci soit dit sans aucune intention de critique, car il a du charme et je lui trouve même quelque chose de très attachant. – Mais dites-nous donc quelques noms », reprit Brichot avec insistance. M. de Charlus se redressa d'un air de morgue : « Ah ! mon cher, moi, vous savez, je vis dans l'abstrait, tout cela ne m'intéresse qu'à un point de vue transcendantal », répondit-il, avec la susceptibilité ombrageuse particulière à ses pareils, et l'affectation de grandiloquence qui caractérisait sa conversation. « Moi, vous comprenez, il n'y a que les généralités qui m'intéressent, je vous parle de cela comme de la loi de la pesanteur. » Mais ces moments de réaction agacée où le baron cherchait à cacher sa vraie vie duraient bien peu auprès des heures de progression continue où il la faisait deviner, l'étalait avec une complaisance agaçante, le besoin de la confidence étant chez lui plus fort que la crainte de la divulgation. « Ce que je voulais dire, reprit-il, c'est que pour une mauvaise réputation qui est injustifiée, il y en a des centaines de bonnes qui ne le sont pas moins. Évidemment le nombre de ceux qui ne les méritent pas varie selon que vous vous en rapportez aux dires de leurs pareils ou des autres. Et il est vrai que si la malveillance de ces derniers est limitée par la trop grande difficulté qu'ils auraient à croire un vice aussi horrible pour eux que le vol ou l'assassinat pratiqué par des gens dont ils connaissent la délicatesse et le coeur, la malveillance des premiers est exagérément stimulée par le désir de croire, comment dirais-je, accessibles, des gens qui leur plaisent, par des renseignements que leur ont donnés des gens qu'a trompés un semblable désir, enfin par l'écart même où ils sont généralement tenus. J'ai vu un homme, assez mal vu à cause de ce goût, dire qu'il supposait qu'un certain homme du monde avait le même. Et sa seule raison de le croire est que cet homme du monde avait été aimable avec lui ! Autant de raisons d'optimisme, dit naïvement le baron, dans la supputation du nombre. Mais la vraie raison de l'écart énorme qu'il y a entre ce nombre calculé par les profanes, et calculé par les initiés, vient du mystère dont ceux-ci entourent leurs agissements, afin de les cacher aux autres, qui, dépourvus d'aucun moyen d'information, seraient littéralement stupéfaits s'ils apprenaient seulement le quart de la vérité. – Alors, à notre époque, c'est comme chez les Grecs, dit Brichot. – Mais comment, comme chez les Grecs ? Vous vous figurez que cela n'a pas continué depuis ? Regardez, sous Louis XIV, Monsieur, le petit Vermandois, Molière, le prince Louis de Baden, Brunswick, Charolais, Boufflers, le Grand Condé, le duc de Brissac. – Je vous arrête, je savais Monsieur, je savais Brissac par Saint-Simon, Vendôme naturellement et d'ailleurs bien d'autres mais cette vieille peste de Saint-Simon parle souvent du Grand Condé et du prince Louis de Baden et jamais il ne le dit. – C'est tout de même malheureux que ce soit à moi d'apprendre son histoire à un professeur en Sorbonne. Mais, cher maître, vous êtes ignorant comme une carpe. – Vous êtes dur, baron, mais juste. Et tenez, je vais vous faire plaisir. Je me souviens maintenant d'une chanson de l'époque qu'on fit en latin macaronique sur certain orage qui surprit le Grand Condé comme il descendait le Rhône en compagnie de son ami le marquis de La Moussaye. Condé dit :

Carus Amicus Mussaeus,

Ah ! Deus bonus ! quod tempus !

Landerirette,

Imbre sumus perituri.

Et La Moussaye le rassure en lui disant :

Securae sunt nostrae vitae,

Sumus enim Sodomitae,

Igne tantum perituri,

Landeriri.

— Je retire ce que j'ai dit, dit Charlus d'une voix aiguë et maniérée, vous êtes un puits de science, vous me l'écrirez, n'est-ce pas, je veux garder cela dans mes archives de famille, puisque ma bisaïeule au troisième degré était la soeur de M. le Prince. – Oui, mais, baron, sur le prince Louis de Baden je ne vois rien. Du reste, je crois qu'en général l'art militaire… – Quelle bêtise ! À cette époque-là, Vendôme, Villars, le prince Eugène, le prince de Conti, et si je vous parlais de tous nos héros du Tonkin, du Maroc, et je parle des vraiment sublimes, et pieux, et “nouvelle génération”, je vous étonnerais bien. Ah ! j'en aurais à apprendre aux gens qui font des enquêtes sur la nouvelle génération qui a rejeté les vaines complications de ses aînés, dit M. Bourget ! J'ai un petit ami là-bas, dont on parle beaucoup, qui a fait des choses admirables ; mais enfin je ne veux pas être méchant, revenons au XVIIe siècle, vous savez que Saint-Simon dit du maréchal d'Huxelles – entre tant d'autres : “… voluptueux en débauches grecques dont il ne prenait pas la peine de se cacher, et accrochait de jeunes officiers qu'il adomestiquait, outre de jeunes valets très bien faits, et cela sans voile, à l'armée et à Strasbourg.” Vous avez probablement lu les lettres de Madame, les hommes ne l'appelaient que “Putana”. Elle en parle assez clairement. – Et elle était à bonne source pour savoir, avec son mari. – C'est un personnage si intéressant que Madame, dit M. de Charlus. On pourrait faire d'après elle le portrait ne varietur, la synthèse lyrique de la “Femme d'une Tante”. D'abord hommasse ; généralement la femme d'une Tante est un homme, c'est ce qui lui rend si facile de lui faire des enfants. Puis Madame ne parle pas des vices de Monsieur, mais elle parle sans cesse de ce même vice chez les autres, en personne renseignée et par ce pli que nous avons d'aimer à trouver dans les familles des autres les mêmes tares dont nous souffrons dans la nôtre, pour nous prouver à nous-même que cela n'a rien d'exceptionnel ni de déshonorant. Je vous disais que cela a été tout le temps comme cela. Cependant le nôtre se distingue tout spécialement à ce point de vue. Et malgré les exemples que j'empruntais au XVIIe siècle, si mon grand aïeul François de La Rochefoucauld vivait de notre temps, il pourrait en dire avec plus de raison encore que du sien, voyons, Brichot, aidez-moi : “Les vices sont de tous les temps ; mais si des personnes que tout le monde connaît avaient paru dans les premiers siècles, parlerait-on présentement des prostitutions d'Héliogabale ?” Que tout le monde connaît me plaît beaucoup. Je vois que mon sagace parent connaissait “le boniment” de ses plus célèbres contemporains comme je connais celui des miens. Mais des gens comme cela, il n'y en a pas seulement davantage aujourd'hui. Ils ont aussi quelque chose de particulier. »

377. Je vis que M. de Charlus allait nous dire de quelle façon ce genre de moeurs avait évolué. Et pas un instant pendant qu'il parlait, pendant que Brichot parlait, l'image plus ou moins consciente de mon chez-moi où m'attendait Albertine ne fut, associée au motif caressant et intime de Vinteuil, absente de moi. Je revenais sans cesse à Albertine, de même qu'il faudrait bien revenir effectivement auprès d'elle tout à l'heure comme à une sorte de boulet auquel j'étais, de façon ou d'autre, attaché, qui m'empêchait de quitter Paris et qui en ce moment, pendant que du salon Verdurin j'évoquais mon chez-moi, me le faisait sentir, non comme un espace vide, exaltant pour la personnalité et un peu triste, mais comme rempli – semblable en cela à l'hôtel de Balbec un certain soir – par cette présence qui n'en bougeait pas, qui durait là-bas pour moi, et qu'au moment que je voudrais j'étais sûr de retrouver. L'insistance avec laquelle M. de Charlus revenait toujours sur le sujet – à l'égard duquel, d'ailleurs, son intelligence toujours exercée dans le même sens, possédait une certaine pénétration – avait quelque chose d'assez complexement pénible. Il était raseur comme un savant qui ne voit rien au-delà de sa spécialité, agaçant comme un renseigné qui tire vanité des secrets qu'il détient et brûle de divulguer, antipathique comme ceux qui, dès qu'il s'agit de leurs défauts, s'épanouissent sans s'apercevoir qu'ils déplaisent, assujetti comme un maniaque et irrésistiblement imprudent comme un coupable. Ces caractéristiques, qui dans certains moments devenaient aussi saisissantes que celles qui marquent un fou ou un criminel, m'apportaient d'ailleurs un certain apaisement. Car, leur faisant subir la transposition nécessaire pour pouvoir tirer d'elles des déductions à l'égard d'Albertine et me rappelant l'attitude de celle-ci avec Saint-Loup, avec moi, je me disais, si pénible que fût pour moi l'un de ces souvenirs, et si mélancolique l'autre, je me disais qu'ils semblaient exclure le genre de déformation si accusée, de spécialisation forcément exclusive, semblait-il, qui se dégageait avec tant de force de la conversation comme de la personne de M. de Charlus. Mais celui-ci, malheureusement, se hâta de ruiner ces raisons d'espérer, de la même manière qu'il me les avait fournies, c'est-à-dire sans le savoir. « Oui, dit-il, je n'ai plus vingt-cinq ans et j'ai déjà vu changer bien des choses autour de moi, je ne reconnais plus ni la société où les barrières sont rompues, où une cohue sans élégance et sans décence danse le tango jusque dans ma famille, ni les modes, ni la politique, ni les arts, ni la religion, ni rien. Mais j'avoue que ce qui a encore le plus changé, c'est ce que les Allemands appellent l'homosexualité. Mon Dieu, de mon temps, en mettant de côté les hommes qui détestaient les femmes, et ceux qui n'aimant qu'elles ne faisaient autre chose que par intérêt, les homosexuels étaient de bons pères de famille et n'avaient guère de maîtresses que par couverture. J'aurais eu une fille à marier que c'est parmi eux que j'aurais cherché mon gendre si j'avais voulu être assuré qu'elle ne fût pas malheureuse. Hélas ! tout est changé. Maintenant ils se recrutent aussi parmi les hommes qui sont les plus enragés pour les femmes. Je croyais avoir un certain flair, et quand je m'étais dit : “sûrement non”, n'avoir pas pu me tromper. Hé bien, j'en donne ma langue aux chats. Un de mes amis qui est bien connu pour cela avait un cocher que ma belle-soeur Oriane lui avait procuré, un garçon de Combray qui avait fait un peu tous les métiers, mais surtout celui de retrousseur de jupons, et que j'aurais juré aussi hostile que possible à ces choses-là. Il faisait le malheur de sa maîtresse en la trompant avec deux femmes qu'il adorait, sans compter les autres, une actrice et une fille de brasserie. Mon cousin le prince de Guermantes, qui a justement l'intelligence agaçante des gens qui croient tout trop facilement, me dit un jour : “Mais pourquoi est-ce que X ne couche pas avec son cocher ? Qui sait si ça ne lui ferait pas plaisir, à Théodore (c'est le nom du cocher), et s'il n'est même pas très piqué de voir que son patron ne lui fait pas d'avances ?” Je ne pus m'empêcher d'imposer silence à Gilbert ; j'étais énervé à la fois de cette prétendue perspicacité qui quand elle s'exerce indistinctement est un manque de perspicacité, et aussi de la malice cousue de fil blanc de mon cousin qui aurait voulu que notre ami X essayât de se risquer sur la planche, pour, si elle était viable, s'y avancer à son tour. – Le prince de Guermantes a donc ces goûts ? demanda Brichot avec un mélange d'étonnement et de malaise. – Mon Dieu, répondit M. de Charlus ravi, c'est tellement connu que je ne crois pas commettre une indiscrétion en vous disant que oui. Hé bien, l'année suivante j'allai à Balbec et là j'appris par un matelot qui m'emmenait quelquefois à la pêche que mon Théodore, lequel, entre parenthèses, a pour soeur la femme de chambre d'une amie de Mme Verdurin, la baronne Putbus, venait sur le port lever tantôt un matelot, tantôt un autre, avec un toupet d'enfer, pour aller faire un tour en barque et “autre chose itou”. » Ce fut à mon tour de demander si le patron, dans lequel j'avais reconnu le monsieur qui jouait aux cartes toute la journée avec sa maîtresse, était comme le prince de Guermantes. « Mais voyons, c'est connu de tout le monde, il ne s'en cache même pas. – Mais il avait avec lui sa maîtresse. – Hé bien, qu'est-ce que ça fait ? Sont-ils naïfs, ces enfants », me dit-il d'un ton paternel, sans se douter de la souffrance que j'extrayais de ses paroles en pensant à Albertine. « Elle est charmante, sa maîtresse. – Mais alors ses trois amis sont comme lui ? – Mais pas du tout, s'écria-t-il en se bouchant les oreilles comme si en jouant d'un instrument j'avais fait une fausse note. Voilà maintenant qu'il est à l'autre extrémité. Alors on n'a plus le droit d'avoir des amis ? Ah ! la jeunesse, ça confond tout. Il faudra refaire votre éducation, mon enfant. Or, reprit-il, j'avoue que ce cas, et j'en connais bien d'autres, si ouvert que je tâche de garder mon esprit à toutes les hardiesses, m'embarrasse. Je suis bien vieux jeu, mais je ne comprends pas, dit-il du ton d'un vieux gallican parlant de certaines formes d'ultramontanisme, d'un royaliste libéral parlant de l'Action française, ou d'un disciple de Claude Monet des cubistes. Je ne blâme pas ces novateurs, je les envie plutôt, je cherche à les comprendre, mais je n'y arrive pas. S'ils aiment tant la femme, pourquoi, et surtout dans ce monde ouvrier où c'est mal vu, où ils se cachent par amour-propre, ont-ils besoin de ce qu'ils appellent un môme ? C'est que cela leur représente autre chose. Quoi ? » « Qu'est-ce que la femme peut représenter d'autre à Albertine ? » pensais-je, et c'était bien là, en effet, ma souffrance. « Décidément, baron, dit Brichot, si jamais le Conseil des facultés propose d'ouvrir une chaire d'homosexualité, je vous fais proposer en première ligne. Ou plutôt non, un Institut de psychophysiologie spéciale vous conviendrait mieux. Et je vous vois surtout pourvu d'une chaire au Collège de France, vous permettant de vous livrer à des études personnelles dont vous livreriez les résultats, comme fait le professeur de tamoul ou de sanscrit devant le très petit nombre de personnes que cela intéresse. Vous auriez deux auditeurs et l'appariteur, soit dit sans vouloir jeter le plus léger soupçon sur notre corps d'huissiers, que je crois insoupçonnable. – Vous n'en savez rien, répliqua le baron d'un ton dur et tranchant. D'ailleurs vous vous trompez en croyant que cela intéresse si peu de personnes. C'est tout le contraire », et sans se rendre compte de la contradiction qui existait entre la direction que prenait invariablement sa conversation et le reproche qu'il allait adresser aux autres : « C'est au contraire effrayant, dit-il à Brichot d'un air scandalisé et contrit, on ne parle plus que de cela. C'est une honte, mais c'est comme je vous le dis, mon cher ! Il paraît qu'avant-hier, chez la duchesse d'Ayen, on n'a pas parlé d'autre chose pendant deux heures. Vous pensez, si maintenant les femmes se mettent à parler de ça, c'est un véritable scandale ! Ce qu'il y a de plus ignoble, c'est qu'elles sont renseignées, ajouta-t-il avec un feu et une énergie extraordinaires, par des pestes, de vrais salauds, comme le petit Châtellerault, sur qui il y a plus à dire que sur personne, et qui leur racontent les histoires des autres. On m'a dit qu'il disait pis que pendre de moi, mais je n'en ai cure, je pense que la boue et les saletés jetées par un individu qui a failli être renvoyé du Jockey pour avoir truqué un jeu de cartes, ne peut retomber que sur lui. Je sais bien que si j'étais Jane d'Ayen je respecterais assez mon salon pour qu'on n'y traite pas des sujets pareils et qu'on ne traîne pas chez moi mes propres parents dans la fange. Mais il n'y a plus de société, plus de règles, plus de convenances, pas plus pour la conversation que pour la toilette. Ah ! mon cher, c'est la fin du monde. Tout le monde est devenu si méchant. C'est à qui dira le plus de mal des autres. C'est une horreur ! »

Lâche comme je l'étais déjà dans mon enfance à Combray, quand je m'enfuyais pour ne pas voir offrir du cognac à mon grand-père, et les vains efforts de ma grand-mère le suppliant de ne pas le boire, je n'avais plus qu'une pensée, partir de chez les Verdurin avant que l'exécution de Charlus eût eu lieu. « Il faut absolument que je parte, dis-je à Brichot. – Je vous suis, me dit-il, mais nous ne pouvons pas partir à l'anglaise. Allons dire au revoir à Mme Verdurin », conclut le professeur qui se dirigea vers le salon de l'air de quelqu'un qui, aux petits jeux, va voir « si on peut revenir ».

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379. Le cas de la reine de Naples était entièrement différent, mais enfin il faut reconnaître que les êtres sympathiques n'étaient pas du tout conçus par elle comme ils le sont dans ces romans de Dostoïevski qu'Albertine avait pris dans ma bibliothèque et accaparés, c'est-à-dire sous les traits de parasites flagorneurs, voleurs, ivrognes, tantôt plats et tantôt insolents, débauchés, au besoin assassins. D'ailleurs les extrêmes se rejoignent, puisque l'homme noble, le proche, le parent outragé que la reine voulait défendre était M. de Charlus, c'est-à-dire, malgré sa naissance et toutes les parentés qu'il avait avec la reine, quelqu'un dont la vertu s'entourait de beaucoup de vices. « Vous n'avez pas l'air bien, mon cher cousin, dit-elle à M. de Charlus. Appuyez-vous sur mon bras. Soyez sûr qu'il vous soutiendra toujours. Il est assez solide pour cela. » Puis, levant fièrement les yeux devant elle (en face de qui, me raconta Ski, se trouvaient alors Mme Verdurin et Morel) : « Vous savez qu'autrefois à Gaète il a déjà tenu en respect la canaille. Il saura vous servir de rempart. » Et c'est ainsi, emmenant à son bras le baron, et sans s'être laissé présenter Morel, que sortit la glorieuse soeur de l'impératrice Élisabeth.

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380. Pour revenir en arrière, à la soirée Verdurin, ce soir-là quand les maîtres de maison furent seuls, M. Verdurin dit à sa femme : « Tu sais pourquoi Cottard n'est pas venu ? Il est auprès de Saniette dont le coup de bourse pour se rattraper a échoué. En apprenant qu'il n'avait plus un franc et qu'il avait près d'un million de dettes, Saniette a eu une attaque. – Mais aussi pourquoi a-t-il joué ? C'est idiot, il est l'être le moins fait pour ça. De plus fins que lui y laissent leurs plumes et lui était destiné à se laisser rouler par tout le monde. – Mais bien entendu il y a longtemps que nous savons qu'il est idiot, dit M. Verdurin. Mais enfin le résultat est là. Voilà un homme qui sera mis demain à la porte par son propriétaire, qui va se trouver dans la dernière misère, ses parents ne l'aiment pas, ce n'est pas Forcheville qui fera quelque chose pour lui. Alors j'avais pensé, je ne veux rien faire qui te déplaise, mais nous aurions peut-être pu lui faire une petite rente pour qu'il ne s'aperçoive pas trop de sa ruine, qu'il puisse se soigner chez lui. – Je suis tout à fait de ton avis, c'est très bien de ta part d'y avoir pensé. Mais tu dis “chez lui” ; cet imbécile a gardé un appartement trop cher, ce n'est plus possible, il faudrait lui louer quelque chose avec deux pièces. Je crois qu'actuellement il a encore un appartement de six à sept mille francs. – Six mille cinq cents. Mais il tient beaucoup à son chez-lui. En somme, il a eu une première attaque, il ne pourra guère vivre plus de deux ou trois ans. Mettons que nous dépensions dix mille francs pour lui pendant trois ans. Il me semble que nous pourrions faire cela. Nous pourrions par exemple cette année, au lieu de relouer La Raspelière, prendre quelque chose de plus modeste. Avec nos revenus, il me semble qu'amortir dix mille francs pendant trois ans ce n'est pas impossible. – Soit, seulement l'ennui c'est que ça se saura, ça obligera à le faire pour d'autres. – Tu peux croire que j'y ai pensé. Je ne le ferai qu'à la condition expresse que personne ne le sache. Merci, je n'ai pas envie que nous soyons obligés de devenir les bienfaiteurs du genre humain. Pas de philanthropie ! Ce qu'on pourrait faire, c'est de lui dire que cela lui a été laissé par la princesse Sherbatoff. – Mais le croira-t-il ? Elle a consulté Cottard pour son testament. – À l'extrême rigueur, on peut mettre Cottard dans la confidence, il a l'habitude du secret professionnel, il gagne énormément d'argent, ce ne sera jamais un de ces officieux pour qui on est obligé de casquer. Il voudra même peut-être se charger de dire que c'est lui que la princesse avait pris comme intermédiaire. Comme ça nous ne paraîtrions même pas. Ça éviterait l'embêtement des scènes de remerciements, des manifestations, des phrases. » M. Verdurin ajouta un mot qui signifiait évidemment ce genre de scènes touchantes et de phrases qu'ils désiraient éviter. Mais il n'a pu m'être dit exactement, car ce n'était pas un mot français, mais un de ces termes comme on en a dans les familles pour désigner certaines choses, surtout les choses agaçantes, probablement parce qu'on veut pouvoir les signaler devant les intéressés sans être compris. Ce genre d'expressions est généralement un reliquat contemporain d'un état antérieur de la famille. Dans une famille juive, par exemple, ce sera un terme rituel détourné de son sens et peut-être le seul mot hébreu que la famille, maintenant francisée, connaisse encore. Dans une famille très fortement provinciale, ce sera un terme du patois de la province, bien que la famille ne parle plus et ne comprenne même plus le patois. Dans une famille venue de l'Amérique du Sud et ne parlant plus que le français, ce sera un mot espagnol. Et à la génération suivante, le mot n'existera plus qu'à titre de souvenir d'enfance. On se rappellera bien que les parents à table faisaient allusion aux domestiques qui servaient, sans être compris d'eux, en disant tel mot, mais les enfants ignorent ce que voulait dire au juste ce mot, si c'était de l'espagnol, de l'hébreu, de l'allemand, du patois, si même cela avait jamais appartenu à une langue quelconque et n'était pas un nom propre, ou un mot entièrement forgé. Le doute ne peut être éclairci que si on a un grand-oncle, un vieux cousin encore vivant et qui a dû user du même terme. Comme je n'ai connu aucun parent des Verdurin, je n'ai pu restituer exactement le mot. Toujours est-il qu'il fit certainement sourire Mme Verdurin, car l'emploi de cette langue moins générale, plus personnelle, plus secrète, que la langue habituelle donne à ceux qui en usent entre eux un sentiment égoïste qui ne va jamais sans une certaine satisfaction. Cet instant de gaieté passé : « Mais si Cottard en parle ? objecta Mme Verdurin. – Il n'en parlera pas. » Il en parla, à moi du moins, car c'est par lui que j'appris ce fait quelques années plus tard, à l'enterrement même de Saniette. Je regrettai de ne l'avoir pas su plus tôt. D'abord cela m'eût acheminé plus rapidement à l'idée qu'il ne faut jamais en vouloir aux hommes, jamais les juger d'après tel souvenir d'une méchanceté, car nous ne savons pas tout ce qu'à d'autres moments leur âme a pu vouloir sincèrement et réaliser de bon. Et ainsi, même au simple point de vue de la prévision, on se trompe. Car, sans doute, la forme mauvaise qu'on a constatée une fois pour toutes reviendra. Mais l'âme est plus riche que cela, a bien d'autres formes qui reviendront elles aussi chez cet homme, et dont nous refusons la douceur à cause du mauvais procédé qu'il a eu. Mais, à un point de vue plus personnel, cette révélation n'eût pas été sans effet sur moi. Car en changeant mon opinion sur M. Verdurin que je croyais de plus en plus le plus méchant des hommes, cette révélation de Cottard, s'il me l'eût faite plus tôt, eût dissipé les soupçons que j'avais sur le rôle que les Verdurin pouvaient jouer entre Albertine et moi. Les eût dissipés peut-être à tort du reste, car si M. Verdurin avait des vertus, il n'en était pas moins taquin jusqu'à la plus féroce persécution et jaloux de domination dans le petit clan jusqu'à ne pas reculer devant les pires mensonges, devant la fomentation des haines les plus injustifiées, pour rompre entre les fidèles les liens qui n'avaient pas pour but exclusif le renforcement du petit groupe. C'était un homme capable de désintéressement, de générosités sans ostentation, cela ne veut pas dire forcément un homme sensible, ni un homme sympathique, ni scrupuleux, ni véridique, ni toujours bon. Une bonté partielle – où subsistait peut-être un peu de la famille amie de ma grand-tante – existait probablement chez lui avant que je la connusse par ce fait, comme l'Amérique ou le pôle Nord avant Colomb ou Peary. Néanmoins, au moment de ma découverte, la nature de M. Verdurin me présenta une face nouvelle insoupçonnée ; et je conclus à la difficulté de présenter une image fixe aussi bien d'un caractère que des sociétés et des passions. Car il ne change pas moins qu'elles, et si on veut clicher ce qu'il a de relativement immuable, on le voit présenter successivement des aspects différents (impliquant qu'il ne sait pas garder l'immobilité, mais bouge) à l'objectif déconcerté.

(Extrait de la série Albertine dans A la recherche du temps perdu. Les numéros indiquent la position du fragment au sein des 487 sections de notre édition en ligne.)