417. Une autre personne chez qui l'oeuvre de l'oubli en ce qui concernait Albertine se fit probablement plus rapide à cette époque, et me permit par contrecoup de me rendre compte un peu plus tard d'un nouveau progrès que cette oeuvre avait fait chez moi (et c'est là mon souvenir d'une seconde étape avant l'oubli définitif), ce fut Andrée. Je ne puis guère en effet ne pas donner l'oubli d'Albertine comme cause sinon unique, sinon même principale, au moins comme cause conditionnante et nécessaire, d'une conversation qu'Andrée eut avec moi à peu près six mois après celle que j'ai rapportée et où ses paroles furent si différentes de ce qu'elle m'avait dit la première fois. Je me rappelle que c'était dans ma chambre parce qu'à ce moment-là j'avais plaisir à avoir de demi-relations charnelles avec elle, à cause du côté collectif qu'avait eu au début et que reprenait maintenant mon amour pour les jeunes filles de la petite bande, longtemps indivis entre elles, et un moment seulement uniquement associé à la personne d'Albertine, pendant les derniers mois qui avaient précédé et suivi sa mort.
418. Nous étions dans ma chambre pour une autre raison encore qui me permet de situer très exactement cette conversation. C'est que j'étais expulsé du reste de l'appartement parce que c'était le jour de maman. C'était un jour où maman était allée déjeuner chez Mme Sazerat. Comme c'était le jour de réception de ma mère, elle avait hésité à aller chez Mme Sazerat. Mais comme, même à Combray, Mme Sazerat savait toujours vous inviter avec des gens ennuyeux, maman, certaine de ne pas s'amuser, avait compté qu'elle pourrait sans manquer aucun plaisir rentrer tôt. Elle était en effet revenue à temps et sans regrets, Mme Sazerat n'ayant eu chez elle que des gens assommants que glaçait déjà la voix particulière qu'elle prenait quand elle avait du monde, ce que maman appelait sa voix du mercredi. Ma mère, du reste, l'aimait bien, la plaignait de son infortune – suite des fredaines de son père ruiné par la duchesse de X*** – infortune qui la forçait à vivre presque toute l'année à Combray, avec quelques semaines chez sa cousine à Paris et un grand « voyage d'agrément » tous les dix ans. Je me rappelle que la veille, sur ma prière répétée depuis des mois, et parce que la princesse la réclamait toujours, maman était allée voir la princesse de Parme qui elle ne faisait pas de visites, et chez qui on se contentait d'habitude de s'inscrire mais qui avait insisté pour que ma mère vînt la voir, puisque le protocole empêchait qu'elle vînt chez nous. Ma mère était revenue très mécontente : « Tu m'as fait faire un pas de clerc, me dit-elle, la princesse de Parme m'a à peine dit bonjour, elle s'est retournée vers les dames avec qui elle causait sans s'occuper de moi, et au bout de dix minutes, comme elle ne m'avait pas adressé la parole, je suis partie sans qu'elle me tendît même la main. J'étais très ennuyée ; en revanche devant la porte en m'en allant j'ai rencontré la duchesse de Guermantes qui a été très aimable et qui m'a beaucoup parlé de toi. Quelle singulière idée tu as eue de lui parler d'Albertine ! Elle m'a raconté que tu lui avais dit que sa mort avait été un tel chagrin pour toi. » (Je l'avais en effet dit à la duchesse, mais ne me le rappelais même pas et j'y avais à peine insisté. Mais les personnes les plus distraites font souvent une singulière attention à des paroles que nous laissons échapper, qui nous paraissent toutes naturelles, et qui excitent profondément leur curiosité.) « Mais je ne retournerai jamais chez la princesse de Parme. Tu m'as fait faire une bêtise. »
Or le lendemain, jour de ma mère, Andrée vint me voir. Elle n'avait pas grand temps, car elle devait aller chercher Gisèle avec qui elle tenait beaucoup à dîner. « Je connais ses défauts, mais c'est tout de même ma meilleure amie et l'être pour qui j'ai le plus d'affection », me dit-elle. Et elle parut même avoir quelque effroi à l'idée que je pourrais lui demander de dîner avec elles. Elle était avide des êtres, et un tiers qui la connaissait trop bien, comme moi, en l'empêchant de se livrer, l'empêchait de goûter auprès d'eux un plaisir complet.
Il est vrai que quand elle vint, je n'étais pas là ; elle m'attendait, et j'allais passer par mon petit salon pour aller la voir quand je m'aperçus, en entendant une voix, qu'il y avait une autre visite pour moi. Pressé de voir Andrée, qui était dans ma chambre, ne sachant pas qui était l'autre personne qui ne la connaissait évidemment pas puisqu'on l'avait mis dans une autre pièce, j'écoutai un instant à la porte du petit salon ; car mon visiteur parlait, il n'était pas seul ; il parlait à une femme : « Oh ! ma chérie, c'est dans mon coeur ! » lui fredonnait-il, citant les vers d'Armand Silvestre. « Oui, tu resteras toujours ma chérie malgré tout ce que tu as pu me faire :
« Les morts dorment en paix dans le sein de la terre.
Ainsi doivent dormir nos sentiments éteints.
Ces reliques du coeur ont aussi leur poussière ;
Sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains.
C'est un peu vieux jeu, mais comme c'est joli ! Et aussi ce que j'aurais pu te dire dès le premier jour :
« Tu les feras pleurer, enfant belle et chérie…
Comment, tu ne connais pas ça ?
« … Tous ces bambins, hommes futurs,
Qui suspendent déjà leur jeune rêverie
Aux cils câlins de tes yeux purs.
Ah ! j'avais cru pouvoir me dire un instant :
« Le premier soir qu'il vint ici
De fierté je n'eus plus souci.
Je lui disais : “Tu m'aimeras
Aussi longtemps que tu pourras.”
Je ne dormais bien qu'en ses bras. »
Curieux, dussé-je retarder d'un instant mon urgente visite à Andrée, à quelle femme s'adressait ce déluge de poèmes, j'ouvris la porte. Ils étaient récités par M. de Charlus à un militaire en qui je reconnus vite Morel et qui partait pour faire ses treize jours. Il n'était plus bien avec M. de Charlus, mais le revoyait de temps en temps pour lui demander un service. M. de Charlus qui donnait d'habitude à l'amour une forme plus mâle avait aussi ses langueurs. D'ailleurs dans son enfance, pour pouvoir comprendre et sentir les vers des poètes, il avait été obligé de les supposer adressés non à une belle infidèle mais à un jeune homme. Je les quittai le plus vite que je pus quoique je sentisse que faire des visites avec Morel était une immense satisfaction pour M. de Charlus, à qui cela donnait un instant l'illusion de s'être remarié. Et il unissait d'ailleurs en lui au snobisme des reines celui des domestiques.
Le souvenir d'Albertine était devenu chez moi si fragmentaire qu'il ne me causait plus de tristesse et n'était plus qu'une transition à de nouveaux désirs, comme un accord qui prépare des changements d'harmonie. Et même, toute idée de caprice sensuel et passager étant écartée, en tant que j'étais encore fidèle au souvenir d'Albertine, j'étais plus heureux d'avoir auprès de moi Andrée que je ne l'aurais été d'avoir Albertine miraculeusement retrouvée. Car Andrée pouvait me dire plus de choses sur Albertine que ne m'en avait dit Albertine elle-même. Or les problèmes relatifs à Albertine restaient encore dans mon esprit alors que ma tendresse pour elle, tant physique que morale, avait déjà disparu. Et mon désir de connaître sa vie, parce qu'il avait moins diminué, était maintenant comparativement plus grand que le besoin de sa présence. D'autre part, l'idée qu'une femme avait peut-être eu des relations avec Albertine ne me causait plus que le désir d'en avoir moi aussi avec cette femme. Je le dis à Andrée tout en la caressant. Alors sans chercher le moins du monde à mettre ces paroles d'accord avec celles d'il y avait quelques mois, Andrée me dit en souriant à demi : « Ah ! oui, mais vous êtes un homme. Aussi nous ne pouvons pas faire ensemble tout à fait les mêmes choses que je faisais avec Albertine. » Et soit qu'elle pensât que cela accroissait mon désir (dans l'espoir de confidences, je lui avais dit autrefois que j'aimerais avoir des relations avec une femme en ayant eu avec Albertine), ou mon chagrin, ou peut-être détruisait un sentiment de supériorité sur elle qu'elle pouvait croire que j'éprouvais d'avoir été le seul à entretenir des relations avec Albertine : « Ah nous avons passé toutes les deux de bonnes heures, elle était si caressante, si passionnée. Du reste ce n'était pas seulement avec moi qu'elle aimait prendre du plaisir. Elle avait rencontré chez Mme Verdurin un joli garçon, appelé Morel. Tout de suite ils s'étaient compris. Il se chargeait – ayant d'elle la permission d'y prendre aussi son plaisir, car il aimait les petites novices, et sitôt qu'il les avait mises sur le mauvais chemin, les laisser ensuite –, il se chargeait de plaire à de petites pêcheuses d'une plage éloignée, de petites blanchisseuses, qui s'amourachaient d'un garçon mais n'eussent pas répondu aux avances d'une jeune fille. Aussitôt que la petite était bien sous sa domination, il la faisait venir dans un endroit tout à fait sûr, où il la livrait à Albertine. Par peur de perdre ce Morel, qui s'y mêlait du reste, la petite obéissait toujours et d'ailleurs elle le perdait tout de même, car par peur des conséquences, et aussi parce qu'une ou deux fois lui suffisaient, il filait en laissant une fausse adresse. Il eut une fois l'audace d'en mener une, ainsi qu'Albertine, dans une maison de femmes à Couliville, où quatre ou cinq la prirent ensemble ou successivement. C'était sa passion, comme c'était aussi celle d'Albertine. Mais Albertine avait après d'affreux remords. Je crois que chez vous elle avait dompté sa passion et remettait de jour en jour de s'y livrer. Puis son amitié pour vous était si grande qu'elle avait des scrupules. Mais il était bien certain que si jamais elle vous quittait elle recommencerait. Seulement je crois que, après vous avoir quitté, si elle se remettait à cette furieuse envie, après cela ses remords étaient bien plus grands. Elle espérait que vous la sauveriez, que vous l'épouseriez. Au fond, elle sentait que c'était une espèce de folie criminelle, et je me suis souvent demandé si ce n'était pas après une chose comme cela, ayant amené un suicide dans une famille, qu'elle s'était elle-même tuée. Je dois avouer que tout à fait au début de son séjour chez vous, elle n'avait pas entièrement renoncé à ses jeux avec moi. Il y avait des jours où elle semblait en avoir besoin, tellement qu'une fois, alors que c'eût été si facile dehors, elle ne se résigna pas à me dire au revoir avant de m'avoir mise auprès d'elle, chez vous. Nous n'eûmes pas de chance, nous avons failli être prises. Elle avait profité de ce que Françoise était descendue faire une course, et que vous n'étiez pas rentré. Alors elle avait tout éteint pour que quand vous ouvririez avec votre clef vous perdiez un peu de temps avant de trouver le bouton, et elle n'avait pas fermé la porte de sa chambre. Nous vous avons entendu monter, je n'eus que le temps de m'arranger, de descendre. Précipitation bien inutile, car par un hasard incroyable vous aviez oublié votre clef et avez été obligé de sonner. Mais nous avons tout de même perdu la tête de sorte que pour cacher notre gêne toutes les deux, sans avoir pu nous consulter, nous avions eu la même idée : faire semblant de craindre l'odeur du seringa, que nous adorions au contraire. Vous rapportiez avec vous une longue branche de cet arbuste, ce qui me permit de détourner la tête et de cacher mon trouble. Cela ne m'empêcha pas de vous dire avec une maladresse absurde que peut-être Françoise était remontée et pourrait vous ouvrir, alors qu'une seconde avant, je venais de vous faire le mensonge que nous venions seulement de rentrer de promenade et qu'à notre arrivée Françoise n'était pas encore descendue (ce qui était vrai). Mais le malheur fut – croyant que vous aviez votre clef – d'éteindre la lumière, car nous eûmes peur qu'en remontant vous la vissiez se rallumer ; ou du moins nous hésitâmes trop. Et pendant trois nuits Albertine ne put fermer l'oeil parce qu'elle avait tout le temps peur que vous n'ayez de la méfiance et ne demandiez à Françoise pourquoi elle n'avait pas allumé avant de partir. Car Albertine vous craignait beaucoup, et par moments assurait que vous étiez fourbe, méchant, la détestant au fond. Au bout de trois jours elle comprit à votre calme que vous n'aviez pas eu l'idée de rien demander à Françoise, et elle put retrouver le sommeil. Mais elle ne reprit plus ses relations avec moi, soit par peur, ou par remords, car elle prétendait vous aimer beaucoup, ou bien aimait-elle quelqu'un d'autre. En tout cas on n'a plus pu jamais parler de seringa devant elle sans qu'elle devînt écarlate et passât la main sur sa figure en pensant cacher sa rougeur. »
Comme certains bonheurs, il y a certains malheurs qui viennent trop tard, ils ne prennent pas en nous toute la grandeur qu'ils auraient eue quelque temps plus tôt. Tel le malheur qu'était pour moi la terrible révélation d'Andrée. Sans doute, même quand de mauvaises nouvelles doivent nous attrister, il arrive que dans le divertissement, le jeu équilibré de la conversation, elles passent devant nous sans s'arrêter, et que nous, préoccupés de mille choses à répondre, transformés par le désir de plaire aux personnes présentes en quelqu'un d'autre, protégé pour quelques instants dans ce cycle nouveau contre les affections, les souffrances qu'il a quittées pour y entrer et qu'il retrouvera quand le court enchantement sera brisé, nous n'ayons pas le temps de les accueillir. Pourtant, si ces affections, ces souffrances sont trop prédominantes, nous n'entrons que distraits dans la zone d'un monde nouveau et momentané où trop fidèles à la souffrance, nous ne pouvons devenir autres ; alors les paroles se mettent immédiatement en rapport avec notre coeur qui n'est pas resté hors du jeu. Mais depuis quelque temps les paroles concernant Albertine, comme un poison évaporé, n'avaient plus leur pouvoir toxique. La distance était déjà trop lointaine ; comme un promeneur qui voyant, l'après-midi, un croissant nuageux dans le ciel, se dit que c'est cela, l'immense lune, je me disais : « Comment ! cette vérité que j'ai tant cherchée, tant redoutée, c'est seulement ces quelques mots dits dans une conversation, qu'on ne peut même pas penser complètement parce qu'on n'est pas seul ! » Puis elle me prenait vraiment au dépourvu, je m'étais beaucoup fatigué avec Andrée. Vraiment une pareille vérité, j'aurais voulu avoir plus de force à lui consacrer ; elle me restait extérieure, mais c'est que je ne lui avais pas encore trouvé une place dans mon coeur. On voudrait que la vérité nous fût révélée par des signes nouveaux, non par une phrase, une phrase pareille à celles qu'on s'était dites tant de fois. L'habitude de penser empêche parfois d'éprouver le réel, immunise contre lui, le fait paraître de la pensée encore.
Il n'y a pas une idée qui ne porte en elle sa réfutation possible, un mot le mot contraire. En tout cas c'était maintenant, si c'était vrai, toute cette inutile vérité sur la vie d'une maîtresse qui n'est plus et qui remonte des profondeurs, qui apparaît, une fois que nous ne pouvons plus rien en faire. Alors (pensant sans doute à quelque autre que nous aimons maintenant et à l'égard de qui la même chose pourrait arriver, car de celle qu'on a oubliée on ne se soucie plus), on se désole. On se dit : « Si elle vivait ! » On se dit : « Si celle qui vit pouvait comprendre tout cela et que quand elle sera morte je saurai tout ce qu'elle me cache ! » Mais c'est un cercle vicieux. Si j'avais pu faire qu'Albertine vécût, du même coup j'eusse fait qu'Andrée ne m'eût rien révélé. C'est un peu la même chose que l'éternel « vous verrez quand je ne vous aimerai plus », qui est si vrai et si absurde, puisqu'en effet on obtiendrait beaucoup si on n'aimait plus mais qu'on ne se soucierait pas d'obtenir. C'est même tout à fait la même chose. Car la femme qu'on revoit quand on ne l'aime plus, si elle vous dit tout, c'est qu'en effet ce n'est plus elle, ou que ce n'est plus vous : l'être qui aimait n'existe plus. Là aussi il y a la mort qui a passé, a rendu tout aisé et tout inutile. Je faisais ces réflexions, me plaçant dans l'hypothèse où Andrée était véridique – ce qui était possible – et amenée à la sincérité envers moi précisément parce qu'elle avait maintenant des relations avec moi, par ce côté Saint-André-des-Champs qu'avait eu au début avec moi Albertine. Elle y était aidée dans ce cas par le fait qu'elle ne craignait plus Albertine, car la réalité des êtres ne survit pour nous que peu de temps après leur mort, et au bout de quelques années ils sont comme ces dieux des religions abolies qu'on offense sans crainte parce qu'on a cessé de croire à leur existence. Mais qu'Andrée ne crût plus à la réalité d'Albertine pouvait avoir pour effet qu'elle ne redoutât plus aussi bien que de trahir une vérité qu'elle avait promis de ne pas révéler, d'inventer un mensonge qui calomniait rétrospectivement sa prétendue complice. Cette absence de crainte lui permettait-elle de révéler enfin, en me disant cela, la vérité, ou bien d'inventer un mensonge, si, pour quelque raison, elle me croyait plein de bonheur et d'orgueil et voulait me peiner ? Peut-être avait-elle de l'irritation contre moi (irritation suspendue tant qu'elle m'avait vu malheureux, inconsolé) parce que j'avais eu des relations avec Albertine et qu'elle m'enviait peut-être – croyant que je me jugeais à cause de cela plus favorisé qu'elle – un avantage qu'elle n'avait peut-être pas obtenu, ni même souhaité. C'est ainsi que je l'avais souvent vue dire qu'ils avaient l'air très malades à des gens dont la bonne mine, et surtout la conscience qu'ils avaient de leur bonne mine, l'exaspérait, et dire dans l'espoir de les fâcher qu'elle-même allait très bien, ce qu'elle ne cessa de proclamer quand elle était le plus malade, jusqu'au jour où dans le détachement de la mort il ne lui soucia plus que les heureux allassent bien et sussent qu'elle-même se mourait. Mais ce jour-là était encore loin. Peut-être était-elle irritée contre moi, je ne savais pour quelle raison, comme jadis elle avait eu une rage contre le jeune homme si savant dans les choses de sport, si ignorant du reste, que nous avions rencontré à Balbec et qui depuis vivait avec Rachel et sur le compte duquel Andrée se répandait en propos diffamatoires, souhaitant être poursuivie en dénonciation calomnieuse pour pouvoir articuler contre son père des faits déshonorants dont il n'aurait pu prouver la fausseté. Or peut-être cette rage contre moi la reprenait seulement, ayant sans doute cessé quand elle me voyait si triste. En effet, ceux-là mêmes qu'elle avait, les yeux étincelants de rage, souhaité déshonorer, tuer, faire condamner, fût-ce sur de faux témoignages, si seulement elle les savait tristes, humiliés, elle ne leur voulait plus aucun mal, elle était prête à les combler de bienfaits. Car elle n'était pas foncièrement mauvaise, et si sa nature non apparente, un peu profonde, n'était pas la gentillesse qu'on croyait d'abord d'après ses délicates attentions, mais plutôt l'envie et l'orgueil, sa troisième nature, plus profonde encore, la vraie, mais pas entièrement réalisée, tendait vers la bonté et l'amour du prochain. Seulement comme tous les êtres qui dans un certain état en désirent un meilleur, mais ne le connaissant que par le désir, ne comprennent pas que la première condition est de rompre avec le premier – comme les neurasthéniques ou les morphinomanes qui voudraient bien être guéris, mais pourtant qu'on ne les privât pas de leurs manies ou de leur morphine, comme les coeurs religieux ou les esprits artistes attachés au monde qui souhaitent la solitude mais veulent se la représenter pourtant comme n'impliquant pas un renoncement absolu à leur vie antérieure – Andrée était prête à aimer toutes les créatures, mais à condition d'avoir réussi d'abord à ne pas se les représenter comme triomphantes, et pour cela de les humilier préalablement. Elle ne comprenait pas qu'il fallait aimer même les orgueilleux et vaincre leur orgueil par l'amour et non par un plus puissant orgueil. Mais c'est qu'elle était comme les malades qui veulent la guérison par les moyens mêmes qui entretiennent la maladie, qu'ils aiment et qu'ils cesseraient aussitôt d'aimer s'ils les renonçaient. Mais on veut apprendre à nager et pourtant garder un pied à terre.
419. En ce qui concerne le jeune homme sportif, neveu des Verdurin, que j'avais rencontré dans mes deux séjours à Balbec, il faut dire accessoirement, et par anticipation, que quelque temps après la visite d'Andrée, visite dont le récit va être repris dans un instant, il arriva des faits qui causèrent une assez grande impression. D'abord ce jeune homme (peut-être par souvenir d'Albertine que je ne savais pas alors qu'il avait aimée) se fiança avec Andrée et l'épousa, malgré le désespoir de Rachel dont il ne tint aucun compte. Andrée ne dit plus alors (c'est-à-dire quelques mois après la visite dont je parle) qu'il était un misérable et je m'aperçus plus tard qu'elle n'avait dit qu'il l'était que parce qu'elle était folle de lui et qu'elle croyait qu'il ne voulait pas d'elle. Mais un autre fait frappa davantage. Ce jeune homme fit représenter de petits sketches, dans des décors et avec des costumes de lui, et qui ont amené dans l'art contemporain une révolution au moins égale à celle accomplie par les Ballets russes. Bref les juges les plus autorisés considérèrent ses oeuvres comme quelque chose de capital, presque des oeuvres de génie, et je pense d'ailleurs comme eux, ratifiant ainsi à mon propre étonnement l'ancienne opinion de Rachel. Les personnes qui l'avaient connu à Balbec attentif seulement si la coupe des vêtements des gens qu'il avait à fréquenter était élégante ou non, passer tout son temps au baccara, aux courses, au golf ou au polo, qui savaient que dans ses classes il avait toujours été un cancre et s'était même fait renvoyer du lycée (pour ennuyer ses parents, il avait été habiter deux mois la grande maison de femmes où M. de Charlus avait cru surprendre Morel), pensèrent que peut-être ses oeuvres étaient d'Andrée qui par amour voulait lui en laisser la gloire, ou que plus probablement il payait avec sa grande fortune personnelle que ses folies avaient seulement ébréchée, quelque professionnel génial et besogneux pour les faire (ce genre de société riche – non décrassée par la fréquentation de l'aristocratie et n'ayant aucune idée de ce que c'est qu'un artiste qui est seulement pour eux soit un acteur qu'ils font venir débiter des monologues pour les fiançailles de leur fille en lui remettant tout de suite son cachet discrètement dans un salon voisin, soit un peintre chez qui ils la font poser une fois qu'elle est mariée, avant les enfants et quand elle est encore à son avantage – croyant volontiers que tous les gens du monde qui écrivent, composent ou peignent, font faire leurs oeuvres et payent pour avoir une réputation d'auteur comme d'autres pour s'assurer un siège de député). Mais tout cela était faux ; et ce jeune homme était bien l'auteur de ces oeuvres admirables. Quand je le sus, je fus obligé d'hésiter entre diverses suppositions. Ou bien il avait été en effet pendant de longues années la « brute épaisse » qu'il paraissait, et quelque cataclysme physiologique avait éveillé en lui le génie assoupi comme la Belle au bois dormant ; ou bien à cette époque de sa rhétorique orageuse, de ses recalages au bachot, de ses grosses pertes de jeu de Balbec, de sa crainte de monter dans le « tram » avec des fidèles de sa tante Verdurin à cause de leur vilain habillement, il était déjà un homme de génie, peut-être distrait de son génie, l'ayant laissé la clef sous la porte dans l'effervescence de passions juvéniles ; ou bien même, homme de génie déjà conscient, et si dernier en classe, parce que pendant que le professeur disait des banalités sur Cicéron, lui lisait Rimbaud ou Goethe. Certes rien ne laissait soupçonner cette hypothèse quand je le rencontrai à Balbec où ses préoccupations me parurent s'attacher uniquement à la correction des attelages et à la préparation des cocktails. Mais ce n'est pas une objection irréfutable. Il pouvait être très vaniteux, ce qui peut s'allier au génie, et chercher à briller de la manière qu'il savait propre à éblouir dans le monde où il vivait et qui n'était nullement de prouver une connaissance approfondie des Affinités électives, mais bien plutôt de conduire à quatre. D'ailleurs je ne suis pas sûr que même quand il fut devenu l'auteur de ces belles oeuvres si originales, il eût beaucoup aimé, hors des théâtres où il était connu, à dire bonjour à quelqu'un qui n'aurait pas été en smoking, comme les fidèles dans leur première manière, ce qui prouverait chez lui non de la bêtise mais de la vanité, et même un certain sens pratique, une certaine clairvoyance à adapter sa vanité à la mentalité des imbéciles à l'estime de qui il tenait et pour lesquels le smoking brille peut-être d'un plus vif éclat que le regard d'un penseur. Qui sait si vu du dehors tel homme de talent ou même un homme sans talent mais aimant les choses de l'esprit, moi par exemple, n'eût pas fait, à qui l'eût rencontré à Rivebelle, à l'Hôtel de Balbec, sur la digue de Balbec, l'effet du plus parfait et prétentieux imbécile ? Sans compter que pour Octave les choses de l'art devaient être quelque chose de si intime, de vivant tellement dans les plus secrets replis de lui-même qu'il n'eût sans doute pas eu l'idée d'en parler comme eût fait Saint-Loup par exemple, pour qui les arts avaient le prestige que les attelages avaient pour Octave. Puis il pouvait avoir la passion du jeu, et on dit qu'il l'a gardée. Tout de même si la piété qui fit revivre l'oeuvre inconnue de Vinteuil est sortie du milieu si trouble de Montjouvain, je ne fus pas moins frappé de penser que les chefs-d'oeuvre peut-être les plus extraordinaires de notre époque sont sortis non du Concours général, d'une éducation modèle, académique, à la Broglie, mais de la fréquentation des « pesages » et des grands bars. En tout cas à cette époque, à Balbec, les raisons qui faisaient désirer à moi de le connaître, à Albertine et ses amies que je ne le connusse pas, étaient également étrangères à sa valeur, et auraient pu seulement mettre en lumière l'éternel malentendu d'un « intellectuel » (représenté en l'espèce par moi) et des gens du monde (représentés par la petite bande) au sujet d'une personne mondaine (le jeune joueur de golf). Je ne pressentais nullement son talent, et son prestige à mes yeux – du même genre qu'autrefois celui de Mme Blatin – était d'être, quoi qu'elles prétendissent, l'ami de mes amies, et plus de leur bande que moi. D'autre part Albertine et Andrée, symbolisant en cela l'incapacité des gens du monde à porter un jugement valable sur les choses de l'esprit et leur propension à s'attacher dans cet ordre à de faux-semblants, non seulement n'étaient pas loin de me trouver stupide parce que j'étais curieux d'un tel imbécile, mais s'étonnaient surtout que, joueur de golf pour joueur de golf, mon choix se fût justement porté sur le plus insignifiant. Si encore j'avais voulu me lier avec le jeune Gilbert de Belloeuvre, en dehors du golf c'était un garçon qui avait de la conversation, qui avait eu un accessit au Concours général et faisait agréablement les vers (or il était en réalité plus bête qu'aucun). Ou alors si mon but était de « faire une étude », « pour un livre », Guy Saumoy qui était complètement fou, avait enlevé deux jeunes filles, était au moins un type curieux qui pouvait m'« intéresser ». Ces deux-là on me les eût « permis », mais l'autre, quel agrément pouvais-je lui trouver ? C'était le type de la « grande brute », de la « brute épaisse ».
Pour revenir à la visite d'Andrée, après la révélation qu'elle venait de me faire sur ses relations avec Albertine, elle ajouta que la principale raison pour laquelle Albertine m'avait quitté, c'était à cause de ce que pouvaient penser ses amies de la petite bande, et d'autres encore, de la voir ainsi habiter chez un jeune homme avec qui elle n'était pas mariée : « Je sais bien que c'était chez votre mère. Mais cela ne fait rien. Vous ne savez pas ce que c'est que tout ce monde de jeunes filles, ce qu'elles se cachent les unes des autres, comme elles craignent l'opinion des autres. J'en ai vu d'une sévérité terrible avec des jeunes gens simplement parce qu'ils connaissaient leurs amies et qu'elles craignaient que certaines choses ne fussent répétées, et celles-là même, le hasard me les a montrées tout autres, bien contre leur gré. » Quelques mois plus tôt ce savoir que paraissait posséder Andrée des mobiles auxquels obéissaient les filles de la petite bande m'eût paru le plus précieux du monde. Peut-être ce qu'elle disait suffisait-il à expliquer qu'Albertine qui s'était donnée à moi ensuite à Paris, se fût refusée à Balbec où je voyais constamment ses amies, ce que j'avais l'absurdité de croire un tel avantage pour être au mieux avec elle. Peut-être même était-ce de voir quelques mouvements de confiance de moi avec Andrée, ou que j'eusse imprudemment dit à celle-ci qu'Albertine allait coucher au Grand Hôtel, qui faisait que celle-ci qui peut-être, une heure avant, était prête à me laisser prendre certains plaisirs comme la chose la plus simple, avait eu un revirement et avait menacé de sonner. Mais alors, elle avait dû être facile avec bien d'autres. Cette idée réveilla ma jalousie et je dis à Andrée qu'il y avait une chose que je voulais lui demander. « Vous faisiez cela dans cet appartement inhabité de votre grand-mère ? – Oh ! non, jamais, nous aurions été dérangées. – Tiens, je croyais, il me semblait… – D'ailleurs, Albertine aimait surtout faire cela à la campagne. – Où çà ? – Autrefois, quand elle n'avait pas le temps d'aller très loin, nous allions aux Buttes-Chaumont, elle connaissait là une maison, ou bien sous les arbres, il n'y a personne ; dans la grotte du Petit Trianon aussi. – Vous voyez bien, comment vous croire ? Vous m'aviez juré, il n'y a pas un an, n'avoir rien fait aux Buttes-Chaumont. – J'avais peur de vous faire de la peine. » Comme je l'ai dit, je pensai, beaucoup plus tard seulement, qu'au contraire, cette seconde fois, le jour des aveux, Andrée avait cherché à me faire de la peine. Et j'en aurais eu tout de suite, pendant qu'elle parlait, l'idée, parce que j'en aurais éprouvé le besoin, si j'avais encore autant aimé Albertine. Mais les paroles d'Andrée ne me faisaient pas assez mal pour qu'il me fût indispensable de les juger immédiatement mensongères. En somme si ce que disait Andrée était vrai, et je n'en doutai pas d'abord, l'Albertine réelle que je découvrais, après avoir connu tant d'apparences diverses d'Albertine, différait fort peu de la fille orgiaque surgie et devinée, le premier jour, sur la digue de Balbec et qui m'avait successivement offert tant d'aspects, comme modifie tour à tour la disposition de ses édifices jusqu'à écraser, à effacer le monument capital qu'on voyait seul dans le lointain, une ville dont on approche, mais dont finalement, quand on la connaît bien et qu'on la juge exactement, les proportions vraies étaient celles que la perspective du premier coup d'oeil avait indiquées, le reste, par où on avait passé, n'étant que cette série successive de lignes de défense que tout être élève contre notre vision et qu'il faut franchir l'une après l'autre, au prix de combien de souffrances, avant d'arriver au coeur. D'ailleurs si je n'eus pas besoin de croire absolument à l'innocence d'Albertine parce que ma souffrance avait diminué, je peux dire que réciproquement si je ne souffris pas trop de cette révélation, c'est que depuis quelque temps, à la croyance que je m'étais forgée de l'innocence d'Albertine s'était substituée peu à peu et sans que je m'en rendisse compte, la croyance toujours présente en moi, la croyance en la culpabilité d'Albertine. Or si je ne croyais plus à l'innocence d'Albertine, c'est que je n'avais déjà plus le besoin, le désir passionné d'y croire. C'est le désir qui engendre la croyance, et si nous ne nous en rendons pas compte d'habitude, c'est que la plupart des désirs créateurs de croyances ne finissent – contrairement à celui qui m'avait persuadé qu'Albertine était innocente – qu'avec nous-même. À tant de preuves qui corroboraient ma version première, j'avais stupidement préféré de simples affirmations d'Albertine. Pourquoi l'avoir crue ? Le mensonge est essentiel à l'humanité. Il y joue peut-être un aussi grand rôle que la recherche du plaisir, et d'ailleurs est commandé par cette recherche. On ment pour protéger son plaisir, ou son honneur si la divulgation du plaisir est contraire à l'honneur. On ment toute sa vie, même, surtout, peut-être seulement, à ceux qui nous aiment. Ceux-là seuls, en effet, nous font craindre pour notre plaisir et désirer leur estime. J'avais d'abord cru Albertine coupable, et seul mon désir employant à une oeuvre de doute les forces de mon intelligence m'avait fait faire fausse route. Peut-être vivons-nous entourés d'indications électriques, sismiques, qu'il nous faut interpréter de bonne foi pour connaître la vérité des caractères. S'il faut le dire, si triste malgré tout que je fusse des paroles d'Andrée, je trouvais plus beau que la réalité se trouvât enfin concorder avec ce que mon instinct avait d'abord pressenti, plutôt qu'avec le misérable optimisme auquel j'avais lâchement cédé par la suite. J'aimais mieux que la vie fût à la hauteur de nos intuitions. Celles-ci, du reste, que j'avais eues le premier jour sur la plage, quand j'avais cru que ces jeunes filles incarnaient la frénésie du plaisir, le vice, et aussi le soir où j'avais vu l'institutrice d'Albertine faire rentrer cette fille passionnée dans la petite villa, comme on pousse dans sa cage un fauve que rien plus tard, malgré les apparences, ne pourra domestiquer, ne s'accordaient-elles pas à ce que m'avait dit Bloch quand il m'avait rendu la terre si belle, en m'y montrant, me faisant frissonner dans toutes mes promenades, à chaque rencontre, l'universalité du désir ? Peut-être malgré tout, ces intuitions premières, valait-il mieux que je ne les rencontrasse à nouveau, vérifiées, que maintenant. Tandis que durait tout mon amour pour Albertine, elles m'eussent trop fait souffrir et il était mieux qu'il n'eût subsisté d'elles qu'une trace, mon perpétuel soupçon de choses que je ne voyais pas et qui pourtant se passèrent continuellement si près de moi, et peut-être une autre trace encore, antérieure, plus vaste, qui était mon amour lui-même. N'était-ce pas en effet, malgré toutes les dénégations de ma raison, connaître dans toute sa hideur Albertine, que la choisir, l'aimer ? et même dans les moments où la méfiance s'assoupit, l'amour n'en est-il pas la persistance et une transformation ? n'est-il pas une preuve de clairvoyance (preuve inintelligible à l'amant lui-même) puisque le désir, allant toujours vers ce qui nous est le plus opposé, nous force d'aimer ce qui nous fera souffrir ? Il entre certainement dans le charme d'un être, dans ses yeux, dans sa bouche, dans sa taille, les éléments inconnus de nous qui sont susceptibles de nous rendre le plus malheureux, si bien que nous sentir attiré vers cet être, commencer à l'aimer, c'est, si innocent que nous le prétendions, lire déjà, dans une version différente, toutes ses trahisons et ses fautes.
Et ces charmes qui, pour m'attirer, matérialisaient ainsi les parties nocives, dangereuses, mortelles, d'un être, étaient-ils avec ces secrets poisons dans un rapport de cause à effet plus direct que ne le sont la luxuriance séductrice et le suc empoisonné de certaines fleurs vénéneuses ? C'est peut-être, me disais-je, le vice lui-même d'Albertine, cause de mes souffrances futures, qui avait produit chez Albertine ces manières bonnes et franches, donnant l'illusion qu'on avait avec elle la même camaraderie loyale et sans restriction qu'avec un homme, comme un vice parallèle avait produit chez M. de Charlus une finesse féminine de sensibilité et d'esprit. Au milieu du plus complet aveuglement la perspicacité subsiste sous la forme même de la prédilection et de la tendresse, de sorte qu'on a tort de parler en amour de mauvais choix, puisque, dès qu'il y a choix, il ne peut être que mauvais. « Est-ce que ces promenades aux Buttes-Chaumont eurent lieu quand vous veniez la chercher à la maison ? dis-je à Andrée. – Oh ! non, du jour où Albertine fut revenue de Balbec avec vous, sauf ce que je vous ai dit, elle ne fit plus jamais rien avec moi. Elle ne me permettait même plus de lui parler de ces choses. – Mais ma petite Andrée, pourquoi mentir encore ? Par le plus grand des hasards, car je ne cherche jamais à rien connaître, j'ai appris jusque dans les détails les plus précis, des choses de ce genre qu'Albertine faisait, je peux vous préciser, au bord de l'eau, avec une blanchisseuse, quelques jours à peine avant sa mort. – Ah ! peut-être, après vous avoir quitté, cela je ne sais pas. Elle sentait qu'elle n'avait pu, ne pourrait plus jamais regagner votre confiance. » Ces derniers mots m'accablaient. Puis je repensais au soir de la branche de seringa, je me rappelais qu'environ quinze jours après, comme ma jalousie changeait successivement d'objet, j'avais demandé à Albertine si elle n'avait jamais eu de relations avec Andrée, et qu'elle m'avait répondu : « Oh ! jamais ! certes j'adore Andrée ; j'ai pour elle une affection profonde, mais comme pour une soeur, et même si j'avais les goûts que vous semblez croire, c'est la dernière personne à qui j'aurais pensé pour cela. Je peux vous le jurer sur tout ce que vous voudrez, sur ma tante, sur la tombe de ma pauvre mère. » Je l'avais crue. Et pourtant même si je n'avais pas été mis en méfiance par la contradiction entre ses demi-aveux d'autrefois relativement à des choses qu'elle avait niées ensuite dès qu'elle avait vu que cela ne m'était pas égal, j'aurais dû me rappeler Swann persuadé du platonisme des amitiés de M. de Charlus et me l'affirmant le soir même du jour où j'avais vu le giletier et le baron dans la cour ; j'aurais dû penser qu'il y a l'un devant l'autre deux mondes, l'un constitué par les choses que les êtres les meilleurs, les plus sincères, disent, et derrière lui le monde composé par la succession de ce que ces mêmes êtres font ; si bien que quand une femme mariée vous dit d'un jeune homme : « Oh ! c'est parfaitement vrai que j'ai une immense amitié pour lui mais c'est quelque chose de très innocent, de très pur, je pourrais le jurer sur le souvenir de mes parents », on devrait soi-même, au lieu d'avoir une hésitation, se jurer à soi-même qu'elle sort probablement du cabinet de toilette où, après chaque rendez-vous qu'elle a eu avec ce jeune homme, elle se précipite, pour n'avoir pas d'enfants. La branche de seringa me rendait mortellement triste, et aussi qu'Albertine m'eût cru, m'eût dit fourbe et la détestant ; plus que tout peut-être, ses mensonges si inattendus que j'avais peine à les assimiler à ma pensée. Un jour elle m'avait raconté qu'elle avait été à un camp d'aviation, qu'elle était amie de l'aviateur (sans doute pour détourner mes soupçons des femmes, pensant que j'étais moins jaloux des hommes) ; que c'était amusant de voir comme Andrée était émerveillée devant cet aviateur, devant tous les hommages qu'il rendait à Albertine, au point qu'Andrée avait voulu faire une promenade en avion avec lui. Or cela était inventé de toutes pièces, jamais Andrée n'était allée dans ce camp d'aviation, etc.
420. Quand Andrée fut partie, l'heure du dîner était arrivée.