390. Ce jour-là et le lendemain nous sortîmes ensemble, puisque Albertine ne voulait plus sortir avec Andrée. Je ne lui parlai même pas du yacht, ces promenades m'avaient calmé tout à fait. Mais elle avait continué le soir à m'embrasser de la même manière nouvelle, de sorte que j'étais furieux. Je ne pouvais plus y voir qu'une manière de me montrer qu'elle me boudait, ce qui me paraissait trop ridicule après les gentillesses que je ne cessais de lui faire. Aussi, n'ayant plus même d'elle les satisfactions charnelles auxquelles je tenais, la trouvant laide dans la mauvaise humeur, sentis-je plus vivement la privation de toutes les femmes et des voyages dont ces premiers beaux jours réveillaient en moi le désir. Grâce sans doute au souvenir épars des rendez-vous oubliés que j'avais eus, collégien encore, avec des femmes, sous la verdure déjà épaisse, cette région du printemps où le voyage de notre demeure errante à travers les saisons venait depuis trois jours de l'arrêter, sous un ciel clément, et dont toutes les routes fuyaient vers des déjeuners à la campagne, des parties de canotage, des parties de plaisir, me semblait le pays des femmes aussi bien qu'il était celui des arbres, et où le plaisir partout offert devenait permis à mes forces convalescentes. La résignation à la paresse, la résignation à la chasteté, à ne connaître le plaisir qu'avec une femme que je n'aimais pas, la résignation à rester dans ma chambre, à ne pas voyager, tout cela était possible dans l'ancien monde où nous étions la veille encore, dans le monde vide de l'hiver, mais non plus dans cet univers nouveau, feuillu, où je m'étais éveillé comme un jeune Adam pour qui se pose pour la première fois le problème de l'existence, du bonheur, et sur qui ne pèse pas l'accumulation des solutions négatives antérieures. La présence d'Albertine me pesait, je la regardais, douce et maussade, et je sentais que c'était un malheur que nous n'eussions pas rompu. Je voulais aller à Venise, je voulais, en attendant, aller au Louvre voir des tableaux vénitiens, et au Luxembourg les deux Elstir qu'à ce qu'on venait de m'apprendre, la princesse de Guermantes venait de vendre à ce musée, ceux que j'avais tant admirés chez la duchesse de Guermantes, les Plaisirs de la danse et Portrait de la famille X. Mais j'avais peur que, dans le premier, certaines poses lascives ne donnassent à Albertine un désir, une nostalgie de réjouissances populaires, la faisant se dire que peut-être une certaine vie qu'elle n'avait pas menée, une vie de feux d'artifice et de guinguettes, avait du bon. Déjà d'avance, je craignais que le 14 juillet elle me demandât d'aller à un bal populaire et je rêvais d'un événement impossible qui eût supprimé cette fête. Et puis il y avait aussi là-bas, dans les Elstir, des nudités de femmes dans des paysages touffus du Midi qui pouvaient faire penser Albertine à certains plaisirs, bien qu'Elstir, lui – mais ne rabaisserait-elle pas l'oeuvre ? –, n'y eût vu que la beauté sculpturale, pour mieux dire, la beauté de blancs monuments que prennent des corps de femmes assis dans la verdure.
Aussi je me résignai à renoncer à cela et je voulus partir pour aller à Versailles. Albertine, qui n'avait pas voulu sortir avec Andrée, était restée dans sa chambre, à lire, dans un peignoir de Fortuny. Je lui demandai si elle voulait venir à Versailles. Elle avait cela de charmant qu'elle était toujours prête à tout, peut-être par cette habitude qu'elle avait autrefois de vivre la moitié du temps chez les autres, et comme elle s'était décidée à venir avec nous à Paris, en deux minutes. Elle me dit : « Je peux venir comme cela si nous ne descendons pas de voiture. » Elle hésita une seconde entre deux manteaux de Fortuny pour cacher sa robe de chambre – comme elle eût fait entre deux amis différents à emmener –, en prit un bleu sombre, admirable, piqua une épingle dans un chapeau. En une minute elle fut prête, avant que j'eusse pris mon paletot, et nous allâmes à Versailles. Cette rapidité même, cette docilité absolue me laissèrent plus rassuré, comme si en effet j'eusse eu, sans avoir aucun motif précis d'inquiétude, besoin de l'être. « Tout de même, je n'ai rien à craindre, elle fait ce que je lui demande, malgré le bruit de la fenêtre de l'autre nuit. Dès que j'ai parlé de sortir, elle a jeté ce manteau bleu sur son peignoir et elle est venue, ce n'est pas ce que ferait une révoltée, une personne qui ne serait plus bien avec moi », me disais-je tandis que nous allions à Versailles. Nous y restâmes longtemps ; le ciel était tout entier fait de ce bleu radieux et un peu pâle comme le promeneur couché dans un champ le voit parfois au-dessus de sa tête, mais tellement uni, tellement profond, qu'on sent que le bleu dont il est fait a été employé sans aucun alliage et avec une si inépuisable richesse qu'on pourrait approfondir de plus en plus sa substance sans rencontrer un atome d'autre chose que de ce même bleu. Je pensais à ma grand-mère qui aimait dans l'art humain, dans la nature, la grandeur, et qui se plaisait à regarder monter dans ce même bleu le clocher de Saint-Hilaire. Soudain j'éprouvai de nouveau la nostalgie de ma liberté perdue en entendant un bruit que je ne reconnus pas d'abord et que ma grand-mère eût, lui aussi, tant aimé. C'était comme le bourdonnement d'une guêpe. « Tiens, me dit Albertine, il y a un aéroplane, il est très haut, très haut. » Je regardais tout autour de moi, mais, comme le promeneur couché dans un champ, je ne voyais, sans aucune tache noire, que la pâleur intacte du bleu sans mélange. J'entendais pourtant toujours le bourdonnement des ailes qui tout d'un coup entrèrent dans le champ de ma vision. Là-haut, de minuscules ailes brunes et brillantes fronçaient le bleu uni du ciel inaltérable. J'ai pu enfin attacher le bourdonnement à sa cause, à ce petit insecte qui trépidait là-haut, sans doute à bien deux mille mètres de hauteur ; je le voyais bruire. Peut-être, quand les distances sur terre n'étaient pas encore abrégées depuis longtemps par la vitesse comme elles le sont aujourd'hui, le sifflet d'un train passant à deux kilomètres était-il pourvu de cette beauté qui maintenant, pour quelque temps encore, nous émeut dans le bourdonnement d'un aéroplane à deux mille mètres, à l'idée que les distances parcourues dans ce voyage vertical sont les mêmes que sur le sol, que dans cette autre direction où les mesures nous paraissent autres parce que l'abord nous en semblait inaccessible, un aéroplane à deux mille mètres n'est pas plus loin qu'un train à deux kilomètres, est plus près même, le trajet identique s'effectuant dans un milieu plus pur, sans séparation entre le voyageur et son point de départ, de même que sur mer ou dans les plaines, par un temps calme, le remous d'un navire déjà loin ou le souffle d'un seul zéphyr raye l'océan des flots ou des blés. J'avais envie de goûter.
391. Nous nous arrêtâmes dans une grande pâtisserie située presque en dehors de la ville et qui jouissait à ce moment-là d'une certaine vogue. Une dame allait sortir, qui demanda ses affaires à la pâtissière. Et une fois que cette dame fut partie, Albertine regarda à plusieurs reprises la pâtissière comme si elle voulait attirer l'attention de celle-ci qui rangeait des tasses, des assiettes, des petits fours, car il était déjà tard. Elle s'approchait de moi seulement si je demandais quelque chose. Et il arrivait alors que comme la pâtissière, d'ailleurs extrêmement grande, était debout pour nous servir et Albertine assise à côté de moi, chaque fois Albertine pour tâcher d'attirer l'attention de la pâtissière levait verticalement vers elle un regard blond qui était obligé de faire monter d'autant plus haut la prunelle que, la pâtissière étant juste contre nous, Albertine n'avait pas la ressource d'adoucir la pente par l'obliquité du regard. Elle était obligée, sans trop lever la tête, de faire monter ses regards jusqu'à cette hauteur démesurée où étaient les yeux de la pâtissière. Par gentillesse pour moi, Albertine rabaissait vivement ses regards et, la pâtissière n'ayant fait aucune attention à elle, recommençait. Cela faisait une série de vaines élévations implorantes vers une inaccessible divinité. Puis la pâtissière n'eut plus qu'à ranger à une grande table voisine. Là le regard d'Albertine n'avait qu'à être latéral. Mais pas une fois celui de la pâtissière ne se posa sur mon amie. Cela ne m'étonnait pas, car je savais que cette femme que je connaissais un petit peu avait des amants, quoique mariée, mais cachait parfaitement ses intrigues, ce qui m'étonnait énormément à cause de sa prodigieuse stupidité. Je regardai cette femme pendant que nous finissions de goûter. Plongée dans ses rangements, elle était presque impolie pour Albertine à force de n'avoir pas un regard pour les regards de mon amie, lesquels n'avaient d'ailleurs rien d'inconvenant. L'autre rangeait, rangeait sans fin, sans une distraction. La remise en place des petites cuillers, des couteaux à fruits eût été confiée, non à cette grande belle femme, mais par économie de travail humain à une simple machine, qu'on n'eût pas pu voir isolement aussi complet de l'attention d'Albertine, et pourtant elle ne baissait pas les yeux, ne s'absorbait pas, laissait briller ses yeux, ses charmes, en une attention à son seul travail. Il est vrai que si cette pâtissière n'eût pas été une femme particulièrement sotte (non seulement c'était sa réputation, mais je le savais par expérience), ce détachement eût pu être un comble d'habileté. Et je sais bien que l'être le plus sot, si son désir ou son intérêt est en jeu, peut dans ce cas unique, au milieu de la nullité de sa vie stupide, s'adapter immédiatement aux rouages de l'engrenage le plus compliqué ; malgré tout c'eût été une supposition trop subtile pour une femme aussi niaise que la pâtissière. Cette niaiserie prenait même un tour invraisemblable d'impolitesse ! Pas une seule fois elle ne regarda Albertine que pourtant elle ne pouvait pas ne pas voir. C'était peu aimable pour mon amie, mais dans le fond je fus enchanté qu'Albertine reçût cette petite leçon et vît que souvent les femmes ne faisaient pas attention à elle. Nous quittâmes la pâtisserie, nous remontâmes en voiture et nous avions déjà repris le chemin de la maison, quand j'eus tout à coup regret d'avoir oublié de prendre à part cette pâtissière et de la prier, à tout hasard, de ne pas dire à la dame qui était partie quand nous étions arrivés mon nom et mon adresse, que la pâtissière, à cause de commandes que j'avais souvent faites, devait savoir parfaitement. Il était, en effet, inutile que la dame pût par là apprendre indirectement l'adresse d'Albertine. Mais je trouvai trop long de revenir sur nos pas pour si peu de chose, et que cela aurait l'air d'y donner trop d'importance aux yeux de l'imbécile et menteuse pâtissière. Je songeais seulement qu'il faudrait revenir goûter là, d'ici une huitaine, pour faire cette recommandation et que c'est bien ennuyeux, comme on oublie toujours la moitié de ce qu'on a à dire, de faire les choses les plus simples en plusieurs fois.
Nous revînmes très tard dans une nuit où, çà et là, au bord du chemin, un pantalon rouge à côté d'un jupon révélait des couples amoureux. Notre voiture passa la porte Maillot pour rentrer. Aux monuments de Paris s'était substitué, pur, linéaire, sans épaisseur, le dessin des monuments de Paris, comme on eût fait pour une ville détruite dont on eût voulu relever l'image ; mais au bord de celle-ci s'élevait avec une telle douceur la bordure bleu pâle sur laquelle elle se détachait que les yeux altérés cherchaient partout encore un peu de cette nuance délicieuse qui leur était trop avarement mesurée : il y avait clair de lune. Albertine l'admira. Je n'osai lui dire que j'en aurais mieux joui si j'avais été seul ou à la recherche d'une inconnue. Je lui récitai des vers ou des phrases de prose sur le clair de lune, lui montrant comment d'argenté qu'il était autrefois, il était devenu bleu avec Chateaubriand, avec le Victor Hugo d'« Eviradnus » et de « La Fête chez Thérèse », pour redevenir jaune et métallique avec Baudelaire et Leconte de Lisle. Puis, lui rappelant l'image qui figure le croissant de la lune à la fin de « Booz endormi », je lui parlai de toute la pièce.
Je ne peux pas dire combien, quand j'y repense, sa vie était recouverte de désirs alternés, fugitifs, souvent contradictoires. Sans doute le mensonge compliquait encore, car ne se rappelant plus au juste nos conversations, quand elle m'avait dit : « Ah ! voilà une jolie fille et qui jouait bien au golf », et que lui ayant demandé le nom de cette jeune fille, elle m'avait répondu de cet air détaché, universel, supérieur, qui a sans doute toujours des parties libres, car chaque menteur de cette catégorie l'emprunte chaque fois pour un instant dès qu'il ne veut pas répondre à une question, et il ne lui fait jamais défaut : « Ah ! je ne sais pas (avec regret de ne pouvoir me renseigner), je n'ai jamais su son nom, je la voyais au golf, mais je ne savais pas comment elle s'appelait » ; si un mois après, je lui disais : « Albertine, tu sais cette jolie fille dont tu m'as parlé, qui jouait si bien au golf. – Ah ! oui, me répondait-elle sans réflexion, Émilie Daltier, je ne sais pas ce qu'elle est devenue. » Et le mensonge, comme une fortification de campagne, était reporté de la défense du nom, pris maintenant, sur les possibilités de la retrouver. « Ah ! Je ne sais pas, je n'ai jamais su son adresse. Je ne vois personne qui pourrait vous dire cela. Oh ! non, Andrée ne l'a pas connue. Elle n'était pas de notre petite bande, aujourd'hui si divisée. » D'autres fois le mensonge était comme un vilain aveu : « Ah ! si j'avais trois cent mille francs de rente… » Elle se mordait les lèvres. « Hé bien, que ferais-tu ? – Je te demanderais, disait-elle en m'embrassant, la permission de rester chez toi. Où pourrais-je être plus heureuse ? » Mais, même en tenant compte des mensonges, il était incroyable à quel point sa vie était successive, et fugitifs ses plus grands désirs. Elle était folle d'une personne et au bout de trois jours n'eût pas voulu recevoir sa visite. Elle ne pouvait pas attendre une heure que je lui eusse fait acheter des toiles et des couleurs, car elle voulait se remettre à la peinture. Pendant deux jours elle s'impatientait, avait presque des larmes, vite séchées, d'enfant à qui on a ôté sa nourrice. Et cette instabilité de ses sentiments à l'égard des êtres, des choses, des occupations, des arts, des pays, était en vérité si universelle que si elle a aimé l'argent, ce que je ne crois pas, elle n'a pas pu l'aimer plus longtemps que le reste. Quand elle disait : « Ah ! si j'avais trois cent mille francs de rente ! » même si elle exprimait une pensée mauvaise mais bien peu durable, elle n'eût pu s'y attacher plus longtemps qu'au désir d'aller aux Rochers, dont l'édition de Mme de Sévigné de ma grand-mère lui avait montré l'image, de retrouver une amie de golf, de monter en aéroplane, d'aller passer la Noël avec sa tante, ou de se remettre à la peinture.
« Au fond, nous n'avons faim ni l'un ni l'autre, on aurait pu passer chez les Verdurin, dit-elle, c'est leur heure et leur jour. – Mais si vous êtes fâchée contre eux ? – Oh ! il y a beaucoup de cancans contre eux, mais dans le fond ils ne sont pas si mauvais que ça. Mme Verdurin a toujours été très gentille pour moi. Et puis, on ne peut pas être toujours brouillé avec tout le monde. Ils ont des défauts, mais qu'est-ce qui n'en a pas ? – Vous n'êtes pas assez habillée, il faudrait rentrer vous habiller, il serait bien tard. – Oui, vous avez raison, rentrons tout simplement », répondit Albertine, avec cette admirable docilité qui me stupéfiait toujours.
Le beau temps, cette nuit-là, fit un bond en avant, comme un thermomètre monte à la chaleur. Quand je m'éveillai, de mon lit par ces matins tôt levés du printemps, j'entendais les tramways cheminer, à travers les parfums, dans l'air auquel la chaleur se mélangeait de plus en plus jusqu'à ce qu'il arrivât à la solidification et à la densité de midi. Plus frais au contraire dans ma chambre, quand l'air onctueux avait achevé d'y vernir et d'y isoler l'odeur du lavabo, l'odeur de l'armoire, l'odeur du canapé, rien qu'à la netteté avec laquelle, verticales et debout, elles se tenaient en tranches juxtaposées et distinctes, dans un clair-obscur nacré qui ajoutait un glacé plus doux au reflet des rideaux et des fauteuils de satin bleu, je me voyais, non par un simple caprice de mon imagination, mais parce que c'était effectivement possible, suivant dans quelque quartier neuf de la banlieue, pareil à celui où à Balbec habitait Bloch, les rues aveuglées de soleil, et voyant non les fades boucheries et la blanche pierre de taille, mais la salle à manger de campagne où je pourrais arriver tout à l'heure, et les odeurs que j'y trouverais en arrivant, l'odeur du compotier de cerises et d'abricots, du cidre, du fromage de gruyère, tenues en suspens dans la lumineuse congélation de l'ombre qu'elles veinent délicatement comme l'intérieur d'une agate, tandis que les porte-couteaux en verre prismatique y irisent des arcs-en-ciel ou piquent çà et là sur la toile cirée des ocellures de paon.
Comme un vent qui s'enfle par une progression régulière, j'entendis avec joie une automobile sous la fenêtre. Je sentis son odeur de pétrole. Elle peut sembler regrettable aux délicats (qui sont toujours des matérialistes et à qui elle gâte la campagne), et à certains penseurs, matérialistes à leur manière aussi, qui, croyant à l'importance du fait, s'imaginent que l'homme serait plus heureux, capable d'une poésie plus haute, si ses yeux étaient susceptibles de voir plus de couleurs, ses narines de connaître plus de parfums, travestissement philosophique de l'idée naïve de ceux qui croient que la vie était plus belle quand on portait, au lieu de l'habit noir, de somptueux costumes. Mais pour moi (de même qu'un arôme, déplaisant en soi peut-être, de naphtaline et de vétiver m'eût exalté en me rendant la pureté bleue de la mer le jour de mon arrivée à Balbec), cette odeur de pétrole qui, avec la fumée qui s'échappait de la machine, s'était tant de fois évanouie dans le pâle azur, par ces jours brûlants où j'allais de Saint-Jean-de-la-Haise à Gourville, comme elle m'avait suivi dans mes promenades pendant ces après-midi d'été pendant qu'Albertine était à peindre, elle faisait fleurir maintenant de chaque côté de moi, bien que je fusse dans ma chambre obscure, les bleuets, les coquelicots et les trèfles incarnats, elle m'enivrait comme une odeur de campagne non pas circonscrite et fixe, comme celle qui est apposée devant les aubépines et, retenue par ses éléments onctueux et denses, flotte avec une certaine stabilité devant la haie, mais une odeur devant quoi fuyaient les routes, changeait l'aspect du sol, accouraient les châteaux, pâlissait le ciel, se décuplaient les forces, une odeur qui était comme un symbole de bondissement et de puissance et qui renouvelait le désir que j'avais eu à Balbec de monter dans la cage de cristal et d'acier, mais cette fois pour aller non plus faire des visites dans des demeures familières avec une femme que je connaissais trop, mais faire l'amour dans des lieux nouveaux avec une femme inconnue. Odeur qu'accompagnait à tout moment l'appel des trompes d'automobiles qui passaient, sur lequel j'adaptais des paroles comme sur une sonnerie militaire : « Parisien, lève-toi, lève-toi, viens déjeuner à la campagne et faire du canot dans la rivière, à l'ombre sous les arbres, avec une belle fille, lève-toi, lève-toi. » Et toutes ces rêveries m'étaient si agréables que je me félicitais de la « sévère loi » qui faisait que, tant que je n'aurais pas appelé, aucun « timide mortel », fût-ce Françoise, fût-ce Albertine, ne s'aviserait de venir me troubler « au fond de ce palais » où
une majesté terrible
Affecte à mes sujets de me rendre invisible.
Mais tout à coup le décor changea ; ce ne fut plus le souvenir d'anciennes impressions, mais d'un ancien désir, tout récemment réveillé encore par la robe bleu et or de Fortuny, qui étendit devant moi un autre printemps, un printemps plus du tout feuillu mais subitement dépouillé au contraire de ses arbres et de ses fleurs par ce nom que je venais de me dire : « Venise », un printemps décanté, qui est réduit à son essence, et traduit l'allongement, l'échauffement, l'épanouissement graduel de ses jours par la fermentation progressive, non plus d'une terre impure mais d'une eau vierge et bleue, printanière sans porter de corolles, et qui ne pourrait répondre au mois de mai que par des reflets, travaillée par lui, s'accordant exactement à lui dans la nudité rayonnante et fixe de son sombre saphir. Aussi bien, pas plus que les saisons à ses bras de mer infleurissables, les modernes années n'apportent point de changement à la cité gothique ; je le savais, je ne pouvais l'imaginer, ou, l'imaginant, voilà ce que je voulais, de ce même désir qui jadis, quand j'étais enfant, dans l'ardeur même du départ, avait brisé en moi la force de partir : me trouver face à face avec mes imaginations vénitiennes, contempler comment cette mer divisée enserrait de ses méandres, comme les replis du fleuve Océan, une civilisation urbaine et raffinée, mais qui, isolée par leur ceinture azurée, s'était développée à part, avait eu à part ses écoles de peinture et d'architecture – jardin fabuleux de fruits et d'oiseaux de pierre de couleur, fleuri au milieu de la mer qui venait le rafraîchir frappait de son flux le fût des colonnes et, sur le puissant relief des chapiteaux, comme un regard de sombre azur qui veille dans l'ombre, pose par taches et fait remuer perpétuellement la lumière. Oui, il fallait partir, c'était le moment. Depuis qu'Albertine n'avait plus l'air fâché contre moi, sa possession ne me semblait plus un bien en échange duquel on est prêt à donner tous les autres. Peut-être parce que nous l'aurions fait pour nous débarrasser d'un chagrin, d'une anxiété, qui sont apaisés maintenant. Nous avons réussi à traverser le cerceau de toile à travers lequel nous avons cru un moment que nous ne pourrions jamais passer. Nous avons éclairci l'orage, ramené la sérénité du sourire. Le mystère angoissant d'une haine sans cause connue, et peut-être sans fin, est dissipé. Dès lors nous nous retrouvons face à face avec le problème momentanément écarté d'un bonheur que nous savons impossible. Maintenant que la vie avec Albertine était redevenue possible, je sentis que je ne pourrais en tirer que des malheurs puisqu'elle ne m'aimait pas ; mieux valait la quitter sur la douceur de son consentement, que je prolongerais par le souvenir. Oui, c'était le moment ; il fallait m'informer bien exactement de la date où Andrée allait quitter Paris, agir énergiquement auprès de Mme Bontemps de manière à être bien certain qu'à ce moment-là Albertine ne pourrait aller ni en Hollande, ni à Montjouvain. Il arriverait, si nous savions mieux analyser nos amours, de voir que souvent les femmes ne nous plaisent qu'à cause du contrepoids d'hommes à qui nous avons à les disputer ; ce contrepoids supprimé, le charme de la femme tombe. On en a un exemple douloureux et préventif dans cette prédilection des hommes pour les femmes qui, avant de les connaître, ont commis des fautes, pour ces femmes qu'ils sentent enlisées dans le danger et qu'il leur faut, pendant toute la durée de leur amour, reconquérir ; ou l'exemple postérieur au contraire et nullement dramatique celui-là, de l'homme qui, sentant s'affaiblir son goût pour la femme qu'il aime, applique spontanément les règles qu'il a dégagées, et pour être sûr qu'il ne cesse pas d'aimer la femme, la met dans un milieu dangereux où il lui faut la protéger chaque jour. (Le contraire des hommes qui exigent qu'une femme renonce au théâtre, bien que, d'ailleurs, c'est parce qu'elle avait été au théâtre qu'ils l'ont aimée.)
Et quand ainsi ce départ n'aurait plus d'inconvénients, choisir un jour de beau temps comme celui-ci – il allait y en avoir beaucoup – où Albertine me serait indifférente, où je serais tenté de mille désirs ; il faudrait la laisser sortir sans la voir, puis en me levant, me préparant vite, lui laisser un mot, en profitant de ce que, comme elle ne pourrait à cette époque aller en nul lieu qui m'agitât, je pourrais réussir, en voyage, à ne pas me représenter les actions mauvaises qu'elle pourrait faire et qui me semblaient en ce moment bien indifférentes, du reste, et sans l'avoir revue partir pour Venise. Je sonnai Françoise pour lui demander de m'acheter un guide et un indicateur, comme j'avais fait enfant, quand j'avais déjà voulu préparer un voyage à Venise, réalisation d'un désir aussi violent que celui que j'avais en ce moment ; j'oubliais que, depuis, il en était un que j'avais atteint, sans aucun plaisir, le désir de Balbec, et que Venise, étant aussi un phénomène visible, ne pourrait probablement pas plus que Balbec réaliser un rêve ineffable, celui du temps gothique actualisé d'une mer printanière, et qui venait d'instant en instant frôler mon esprit d'une image enchantée, caressante, insaisissable, mystérieuse et confuse. Françoise ayant entendu mon coup de sonnette entra, assez inquiète de la façon dont je prendrais ses paroles et sa conduite. Elle me dit : « J'étais bien ennuyée que Monsieur sonne si tard aujourd'hui. Je ne savais pas ce que je devais faire. Ce matin à huit heures Mlle Albertine m'a demandé ses malles, j'osais pas y refuser, j'avais peur que Monsieur me dispute si je venais l'éveiller. J'ai eu beau la catéchismer, lui dire d'attendre une heure parce que je pensais toujours que Monsieur allait sonner. Elle n'a pas voulu, elle m'a laissé cette lettre pour Monsieur, et à neuf heures elle est partie. » Et alors – tant on peut ignorer ce qu'on a en soi, puisque j'étais persuadé de mon indifférence pour Albertine – mon souffle fut coupé, je tins mon coeur de mes deux mains, brusquement mouillées par une certaine sueur que je n'avais jamais connue depuis la révélation que mon amie m'avait faite dans le petit tram relativement à l'amie de Mlle Vinteuil, sans que je pusse dire autre chose que : « Ah ! très bien, Françoise, merci, vous avez bien fait naturellement de ne pas me réveiller, laissez-moi un instant, je vais vous sonner tout à l'heure. »
Fin de La Prisonnière.