310

Saniette voyait avec joie la conversation prendre un tour si animé. Il pouvait, puisque Brichot parlait tout le temps, garder un silence qui lui éviterait d'être l'objet des brocards de M. et Mme Verdurin. Et devenu plus sensible encore dans sa joie d'être délivré, il avait été attendri d'entendre M. Verdurin, malgré la solennité d'un tel dîner, dire au maître d'hôtel de mettre une carafe d'eau près de M. Saniette qui ne buvait pas autre chose. (Les généraux qui font tuer le plus de soldats tiennent à ce qu'ils soient bien nourris.) Enfin Mme Verdurin avait une fois souri à Saniette. Décidément, c'étaient de bonnes gens. Il ne serait plus torturé. À ce moment le repas fut interrompu par un convive que j'ai oublié de citer, un illustre philosophe norvégien qui parlait le français très bien mais très lentement, pour la double raison, d'abord que l'ayant appris depuis peu et ne voulant pas faire de fautes (il en faisait pourtant quelques-unes), il se reportait pour chaque mot à une sorte de dictionnaire intérieur ; ensuite parce qu'en tant que métaphysicien, il pensait toujours ce qu'il voulait dire pendant qu'il le disait, ce qui, même chez un Français, est une cause de lenteur. C'était du reste un être délicieux, quoique pareil en apparence à beaucoup d'autres, sauf sur un point. Cet homme au parler si lent (il y avait un silence entre chaque mot) devenait d'une rapidité vertigineuse pour s'échapper dès qu'il avait dit adieu. Sa précipitation faisait croire la première fois qu'il avait la colique ou encore un besoin plus pressant.

« Mon cher – collègue », dit-il à Brichot, après avoir délibéré dans son esprit si « collègue » était le terme qui convenait, « j'ai une sorte de – désir pour savoir s'il y a d'autres arbres dans la – nomenclature de votre belle langue – française – latine – normande. Madame (il voulait dire Mme Verdurin quoiqu'il n'osât la regarder) m'a dit que vous saviez toutes choses. N'est-ce pas précisément le moment ? – Non, c'est le moment de manger », interrompit Mme Verdurin qui voyait que le dîner n'en finissait pas. « Ah ! bien », répondit le Scandinave baissant la tête dans son assiette, avec un sourire triste et résigné. « Mais je dois faire observer à madame que si je me suis permis ce questionnaire pardon, ce questation – c'est que je dois retourner demain à Paris pour dîner chez la Tour d'Argent ou chez l'hôtel Meurice. Mon confrère – français – M. Boutroux, doit nous y parler des séances de spiritisme pardon, des évocations spiritueuses – qu'il a contrôlées. – Ce n'est pas si bon qu'on dit, la Tour d'Argent, dit Mme Verdurin agacée. J'y ai même fait des dîners détestables. – Mais est-ce que je me trompe, est-ce que la nourriture qu'on mange chez Madame n'est pas de la plus fine cuisine française ? – Mon Dieu, ce n'est pas positivement mauvais, répondit Mme Verdurin radoucie. Et si vous venez mercredi prochain ce sera meilleur. – Mais je pars lundi pour Alger, et de là je vais à Cap. Et quand je serai à Cap de Bonne-Espérance, je ne pourrai plus rencontrer mon illustre collègue – pardon, je ne pourrai plus rencontrer mon confrère. » Et il se mit par obéissance, après avoir fourni ces excuses rétrospectives, à manger avec une rapidité vertigineuse. Mais Brichot était trop heureux de pouvoir donner d'autres étymologies végétales et il répondit, intéressant tellement le Norvégien que celui-ci cessa de nouveau de manger, mais en faisant signe qu'on pouvait ôter son assiette pleine et passer au plat suivant : « Un des Quarante, dit Brichot, a nom Houssaye, ou lieu planté de houx ; dans celui d'un fin diplomate, d'Ormesson, vous retrouvez l'orme, l'ulmus cher à Virgile et qui a donné son nom à la ville d'Ulm ; dans celui de ses collègues, M. de La Boulaye, le bouleau ; M. d'Aunay, l'aulne ; M. de Bussière, le buis ; M. Albaret, l'aubier (je me promis de le dire à Céleste) ; M. de Cholet, le chou ; et le pommier dans le nom de M. de La Pommeraye que nous entendîmes conférencer, Saniette, vous en souvient-il, du temps que le bon Porel avait été envoyé aux confins du monde, comme proconsul en Odéonie ? » Au nom de Saniette prononcé par Brichot, M. Verdurin lança à sa femme et à Cottard un regard ironique qui démonta le timide. « Vous disiez que Cholet vient de chou, dis-je à Brichot. Est-ce qu'une station où j'ai passé avant d'arriver à Doncières, Saint-Frichoux, vient aussi de chou ? – Non, Saint-Frichoux, c'est Sanctus Fructuosus, comme Sanctus Ferreolus donna Saint-Fargeau, mais ce n'est pas normand du tout. Il sait trop de choses, il nous ennuie, gloussa doucement la princesse. – Il y a tant d'autres noms qui m'intéressent, mais je ne peux pas tout vous demander en une fois. » Et me tournant vers Cottard : « Est-ce que Mme Putbus est ici ? lui demandai-je. – Non, Dieu merci, répondit Mme Verdurin qui avait entendu ma question. J'ai tâché de dériver ses villégiatures vers Venise, nous en sommes débarrassés pour cette année. – Je vais avoir moi-même droit à deux arbres, dit M. de Charlus, car j'ai à peu près retenu une petite maison entre Saint-Martin-du-Chêne et Saint-Pierre-des-Ifs. – Mais c'est très près d'ici, j'espère que vous viendrez souvent en compagnie de Charlie Morel. Vous n'aurez qu'à vous entendre avec notre petit groupe pour les trains, vous êtes à deux pas de Doncières », dit Mme Verdurin qui détestait qu'on ne vînt pas par le même train et aux heures où elle envoyait des voitures. Elle savait combien la montée à La Raspelière, même en faisant le tour par des lacis, derrière Féterne, ce qui retardait d'une demi-heure, était dure, elle craignait que ceux qui feraient bande à part ne trouvassent pas de voitures pour les conduire, ou même étant en réalité restés chez eux, pussent prendre le prétexte de n'en avoir pas trouvé à Douville-Féterne et de ne pas s'être senti la force de faire une telle ascension à pied. À cette invitation de Charlus se contenta de répondre par une muette inclinaison. « Il ne doit pas être commode tous les jours, il a un air pincé », chuchota à Ski le docteur qui étant resté très simple malgré une couche superficielle d'orgueil, ne cherchait pas à cacher que Charlus le snobait. « Il ignore sans doute que dans toutes les villes d'eaux et même à Paris dans les cliniques, les médecins, pour qui je suis naturellement le “grand chef”, tiennent à honneur de me présenter à tous les nobles qui sont là et qui n'en mènent pas large. Cela rend même assez agréable pour moi le séjour des stations balnéaires, ajouta-t-il d'un air léger. Même à Doncières le major du régiment, qui est le médecin traitant du colonel, m'a invité à déjeuner avec lui en me disant que j'étais en situation de dîner avec le général. Et ce général est un monsieur de quelque chose. Je ne sais pas si ses parchemins sont plus ou moins anciens que ceux de ce baron. – Ne vous montez pas le bourrichon, c'est une bien pauvre couronne », répondit Ski à mi-voix, et il ajouta quelque chose de confus avec un verbe, où je distinguai seulement les dernières syllabes « arder », occupé que j'étais d'écouter ce que Brichot disait à M. de Charlus. « Non probablement, j'ai le regret de vous le dire, vous n'avez qu'un seul arbre, car si Saint-Martin-du-Chêne est évidemment Sanctus Martinus juxta quercum, en revanche le mot if peut être simplement la racine, ave, eve, qui veut dire humide comme dans Aveyron, Lodève, Yvette, et que vous voyez subsister dans nos éviers de cuisine. C'est l'“eau”, qui en breton se dit Ster, Stermaria, Sterlaer, Sterboueii, Ster-en-Dreuchen. » Je n'entendis pas la fin, car quelque plaisir que j'eusse eu à réentendre le nom de Stermaria, malgré moi j'entendais Cottard près duquel j'étais, qui disait tout bas à Ski : « Ah ! mais je ne savais pas. Alors c'est un monsieur qui sait se retourner dans la vie. Comment ! il est de la confrérie ! Pourtant il n'a pas les yeux bordés de jambon. Il faudra que je fasse attention à mes pieds sous la table, il n'aurait qu'à en pincer pour moi. Du reste, cela ne m'étonne qu'à moitié. Je vois plusieurs nobles à la douche, dans le costume d'Adam, ce sont plus ou moins des dégénérés. Je ne leur parle pas parce qu'en somme je suis fonctionnaire et que cela pourrait me faire du tort. Mais ils savent parfaitement qui je suis. » Saniette, que l'interpellation de Brichot avait effrayé, commençait à respirer, comme quelqu'un qui a peur de l'orage et qui voit que l'éclair n'a été suivi d'aucun bruit de tonnerre, quand il entendit M. Verdurin le questionner tout en attachant sur lui un regard qui ne lâchait pas le malheureux tant qu'il parlait, de façon à le décontenancer tout de suite et à ne pas lui permettre de reprendre ses esprits. « Mais vous nous aviez toujours caché que vous fréquentiez les matinées de l'Odéon, Saniette ? » Tremblant comme une recrue devant un sergent tourmenteur, Saniette répondit, en donnant à sa phrase les plus petites dimensions qu'il put afin qu'elle eût plus de chance d'échapper aux coups : « Une fois, à La Chercheuse – Qu'est-ce qu'il dit ? » hurla M. Verdurin, d'un air à la fois écoeuré et furieux, en fronçant les sourcils comme s'il n'avait pas assez de toute son attention pour comprendre quelque chose d'inintelligible. « D'abord on ne comprend pas ce que vous dites, qu'est-ce que vous avez dans la bouche ? » demanda M. Verdurin de plus en plus violent, et faisant allusion au défaut de prononciation de Saniette. « Pauvre Saniette, je ne veux pas que vous le rendiez malheureux », dit Mme Verdurin sur un ton de fausse pitié et pour ne laisser un doute à personne sur l'intention insolente de son mari. « J'étais à la Ch… – Che, che che, tâchez de parler clairement, dit M. Verdurin, je ne vous entends même pas. » Presque aucun des fidèles ne se retenait de s'esclaffer et ils avaient l'air d'une bande d'anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l'instinct d'imitation et l'absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu'un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C'est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois. « Voyons, ce n'est pas sa faute, dit Mme Verdurin. – Ce n'est pas la mienne non plus, on ne dîne pas en ville quand on ne peut plus articuler. – J'étais à La Chercheuse d'esprit de Favart. – Quoi ? c'est La Chercheuse d'esprit que vous appelez La Chercheuse ? Ah ! c'est magnifique, j'aurais pu chercher cent ans sans trouver », s'écria M. Verdurin qui pourtant aurait jugé du premier coup que quelqu'un n'était pas lettré, artiste, « n'en était pas », s'il l'avait entendu dire le titre complet de certaines oeuvres. Par exemple il fallait dire Le Malade, Le Bourgeois ; et ceux qui auraient ajouté « imaginaire » ou « gentilhomme » eussent témoigné qu'ils n'étaient pas de la « boutique », de même que dans un salon, quelqu'un prouve qu'il n'est pas du monde en disant : M. de Montesquiou-Fezensac pour M. de Montesquiou. « Mais ce n'est pas si extraordinaire », dit Saniette essoufflé par l'émotion mais souriant, quoiqu'il n'en ait pas envie. Mme Verdurin éclata : « Oh ! si, s'écria-t-elle en ricanant. Soyez convaincu que personne au monde n'aurait pu deviner qu'il s'agissait de La Chercheuse d'esprit. » M. Verdurin reprit d'une voix douce et s'adressant à la fois à Saniette et à Brichot : « C'est une jolie pièce d'ailleurs La Chercheuse d'esprit. » Prononcée sur un ton sérieux cette simple phrase, où on ne pouvait trouver trace de méchanceté, fit à Saniette autant de bien et excita chez lui autant de gratitude qu'une amabilité. Il ne put proférer une seule parole et garda un silence heureux. Brichot fut plus loquace. « Il est vrai, répondit-il à M. Verdurin, et si on la faisait passer pour l'oeuvre de quelque auteur sarmate ou scandinave, on pourrait poser la candidature de La Chercheuse d'esprit à la situation vacante de chef-d'oeuvre. Mais soit dit sans manquer de respect aux mânes du gentil Favart, il n'était pas de tempérament ibsénien. (Aussitôt il rougit jusqu'aux oreilles en pensant au philosophe norvégien, lequel avait un air malheureux parce qu'il cherchait en vain à identifier quel végétal pouvait être le buis que Brichot avait cité tout à l'heure à propos de Bussière.) D'ailleurs, la satrapie de Porel étant maintenant occupée par un fonctionnaire qui est un tolstoïsant de rigoureuse observance, il se pourrait que nous vissions Anna Karénine ou Résurrection sous l'architrave odéonienne. – Je sais le portrait de Favart dont vous voulez parler, dit M. de Charlus. J'en ai vu une très belle épreuve chez la comtesse Molé. » Le nom de la comtesse Molé produisit une forte impression sur Mme Verdurin. « Ah ! vous allez chez Mme de Molé », s'écria-t-elle. Elle pensait qu'on disait « la comtesse Molé », « madame Molé », simplement par abréviation, comme elle entendait dire les Rohan, ou par dédain, comme elle-même disait : madame La Trémoïlle. Elle n'avait aucun doute que la comtesse Molé, connaissant la reine de Grèce et la princesse de Caprarola, eût autant que personne droit à la particule, et pour une fois elle était décidée à la donner à une personne si brillante et qui s'était montrée fort aimable pour elle. Aussi, pour bien montrer qu'elle avait parlé ainsi à dessein et ne marchandait pas ce « de » à la comtesse, elle reprit : « Mais je ne savais pas du tout que vous connaissiez madame de Molé ! » comme ci ç'avait été doublement extraordinaire et que M. de Charlus connût cette dame et que Mme Verdurin ne sût pas qu'il la connaissait. Or le monde, ou du moins ce que M. de Charlus appelait ainsi, forme un tout relativement homogène et clos. Autant il est compréhensible que dans l'immensité disparate de la bourgeoisie un avocat dise à quelqu'un qui connaît un de ses camarades de collège : « Mais comment diable connaissez-vous un tel ? » en revanche s'étonner qu'un Français connût le sens du mot « temple » ou « forêt » ne serait guère plus extraordinaire que d'admirer les hasards qui avaient pu conjoindre M. de Charlus et la comtesse Molé. De plus, même si une telle connaissance n'eût pas tout naturellement découlé des lois mondaines, si elle eût été fortuite, comment eût-il été bizarre que Mme Verdurin l'ignorât puisqu'elle voyait M. de Charlus pour la première fois, et que ses relations avec Mme Molé étaient loin d'être la seule chose qu'elle ne sût pas relativement à lui, de qui, à vrai dire, elle ne savait rien ? « Qu'est-ce qui jouait cette Chercheuse d'esprit, mon petit Saniette ? » demanda M. Verdurin. Bien que sentant l'orage passé, l'ancien archiviste hésitait à répondre : « Mais aussi, dit Mme Verdurin, tu l'intimides, tu te moques de tout ce qu'il dit, et puis tu veux qu'il réponde. Voyons, dites qui jouait ça, on vous donnera de la galantine à emporter », dit Mme Verdurin, faisant une méchante allusion à la ruine où Saniette s'était précipité lui-même en voulant en tirer un ménage de ses amis. « Je me rappelle seulement que c'était Mme Samary qui faisait la Zerbine, dit Saniette. – La Zerbine ? Qu'est-ce que c'est que ça ? cria M. Verdurin comme s'il y avait le feu. – C'est un emploi de vieux répertoire, voir Le Capitaine Fracasse, comme qui dirait le Tranche-Montagne, le Pédant. – Ah ! le pédant, c'est vous. La Zerbine ! Non, mais il est toqué », s'écria M. Verdurin. Mme Verdurin regarda ses convives en riant comme pour excuser Saniette. « La Zerbine, il s'imagine que tout le monde sait aussitôt ce que cela veut dire. Vous êtes comme M. de Longepierre, l'homme le plus bête que je connaisse, qui nous disait familièrement l'autre jour “le Banat”. Personne n'a su de quoi il voulait parler. Finalement on a appris que c'était une province de Serbie. » Pour mettre fin au supplice de Saniette, qui me faisait plus de mal qu'à lui, je demandai à Brichot s'il savait ce que signifiait Balbec. « Balbec est probablement une corruption de Dalbec, me dit-il. Il faudrait pouvoir consulter les chartes des rois d'Angleterre, suzerains de la Normandie, car Balbec dépendait de la baronnie de Douvres, à cause de quoi on disait souvent Balbec d'Outre-Mer, Balbec-en-Terre. Mais la baronnie de Douvres elle-même relevait de l'évêché de Bayeux et malgré des droits qu'eurent momentanément les templiers sur l'abbaye à partir de Louis d'Harcourt, patriarche de Jérusalem et évêque de Bayeux, ce furent les évêques de ce diocèse qui furent collateurs aux biens de Balbec. C'est ce que m'a expliqué le doyen de Doville, homme chauve, éloquent, chimérique et gourmet, qui vit dans l'obédience de Brillat-Savarin, et m'a exposé avec des termes un tantinet sibyllins d'incertaines pédagogies tout en me faisant manger d'admirables pommes de terre frites. » Tandis que Brichot souriait, pour montrer ce qu'il y avait de spirituel à unir des choses aussi disparates et à employer pour des choses communes un langage ironiquement élevé, Saniette cherchait à placer quelque trait d'esprit qui pût le relever de son effondrement de tout à l'heure. Le trait d'esprit était ce qu'on appelait un « à-peu-près », mais qui avait changé de forme car il y a une évolution pour les calembours comme pour les genres littéraires, les épidémies, qui disparaissent remplacées par d'autres, etc. Jadis la forme de l'« à-peu-près » était le « comble ». Mais elle était surannée, personne ne l'employait plus, il n'y avait plus que Cottard pour dire encore parfois au milieu d'une partie de « piquet » : « Savez-vous quel est le comble de la distraction ? c'est de prendre l'édit de Nantes pour une Anglaise. » Les combles avaient été remplacés par les surnoms. Au fond, c'était toujours le vieil « à-peu-près », mais comme le surnom était à la mode on ne s'en apercevait pas. Malheureusement pour Saniette, quand ces « à-peu-près » n'étaient pas de lui et d'habitude inconnus au petit noyau, il les débitait si timidement que malgré le rire dont il les faisait suivre pour signaler leur caractère humoristique, personne ne les comprenait. Et si au contraire le mot était de lui, comme il l'avait généralement trouvé en causant avec un des fidèles, celui-ci l'avait répété en se l'appropriant, le mot était alors connu, mais non comme étant de Saniette. Aussi quand il glissait un de ceux-là on le reconnaissait, mais, parce qu'il en était l'auteur, on l'accusait de plagiat. « Or donc, continua Brichot, bec en normand est ruisseau ; il y a l'abbaye du Bec ; Mobec, le ruisseau du marais (mor ou mer voulait dire marais, comme dans Morville, ou dans Bricquemar, Alvimare, Cambremer) ; Bricquebec, le ruisseau de la hauteur, venant de briga, lieu fortifié, comme dans Bricqueville, Bricquebosc, Le Bric, Briand, ou bien de brice, pont, qui est le même que Bruck en allemand (Innsbruck) et qu'en anglais bridge qui termine tant de noms de lieux (Cambridge, etc.). Vous avez encore en Normandie bien d'autres bec : Caudebec, Bolbec, Le Robec, Le Bec-Hellouin, Becquerel. C'est la forme normande du germain Bach, Offenbach, Anspach. Varaguebec, du vieux mot varaigne, équivalent de garenne, bois, étangs réservés. Quant à dal, reprit Brichot, c'est une forme de Thal, vallée : Darnetal, Rosendal, et même jusque près de Louviers, Becdal. La rivière qui a donné son nom à Dalbec est d'ailleurs charmante. Vue d'une falaise (Fels en allemand, vous avez même non loin d'ici, sur une hauteur la jolie ville de Falaise), elle voisine les flèches de l'église, située en réalité à une grande distance, et a l'air de les refléter. Je crois bien, dis-je, c'est un effet qu'Elstir aime beaucoup. J'en ai vu plusieurs esquisses chez lui. – Elstir ! Vous connaissez Tiche ? s'écria Mme Verdurin. Mais vous savez que je l'ai connu dans la dernière intimité. Grâce au ciel je ne le vois plus. Non, mais demandez à Cottard, à Brichot, il avait son couvert mis chez moi, il venait tous les jours. En voilà un dont on peut dire que ça ne lui a pas réussi de quitter notre petit noyau. Je vous montrerai tout à l'heure des fleurs qu'il a peintes pour moi ; vous verrez quelle différence avec ce qu'il fait aujourd'hui et que je n'aime pas du tout, mais pas du tout ! Mais comment ! je lui avais fait faire un portrait de Cottard, sans compter tout ce qu'il a fait d'après moi. – Et il avait fait au professeur des cheveux mauves », dit Mme Cottard oubliant qu'alors son mari n'était même pas agrégé. « Je ne sais, monsieur, si vous trouvez que mon mari a des cheveux mauves. – Ça ne fait rien », dit Mme Verdurin en levant le menton d'un air de dédain pour Mme Cottard et d'admiration pour celui dont elle parlait, « c'était d'un fier coloriste, d'un beau peintre. Tandis que, ajouta-t-elle en s'adressant de nouveau à moi, je ne sais pas si vous appelez cela de la peinture, toutes ces grandes diablesses de compositions, ces grandes machines qu'il expose depuis qu'il ne vient plus chez moi. Moi, j'appelle cela du barbouillé, c'est d'un poncif, et puis ça manque de relief, de personnalité. Il y a de tout le monde là-dedans. Il restitue la grâce du XVIIIe, mais moderne, dit précipitamment Saniette, tonifié et remis en selle par mon amabilité. Mais j'aime mieux Helleu. – Il n'y a aucun rapport avec Helleu, dit Mme Verdurin. – Si, c'est du XVIIIe siècle fébrile. C'est un Watteau à vapeur, et il se mit à rire. – Oh ! connu, archiconnu, il y a des années qu'on me le ressert, dit M. Verdurin à qui en effet Ski l'avait raconté autrefois, mais comme fait par lui-même. Ce n'est pas de chance que pour une fois que vous prononcez intelligiblement quelque chose d'assez drôle, ce ne soit pas de vous. – Ça me fait de la peine, reprit Mme Verdurin, parce que c'était quelqu'un de doué, il a gâché un joli tempérament de peintre. Ah ! s'il était resté ici ! Mais il serait devenu le premier paysagiste de notre temps. Et c'est une femme qui l'a conduit si bas ! Ça ne m'étonne pas d'ailleurs, car l'homme était agréable, mais vulgaire. Au fond c'était un médiocre. Je vous dirai que je l'ai senti tout de suite. Dans le fond, il ne m'a jamais intéressée. Je l'aimais bien, c'était tout. D'abord, il était d'un sale ! Vous aimez beaucoup ça, vous, les gens qui ne se lavent jamais ? – Qu'est-ce que c'est que cette chose si jolie de ton que nous mangeons ? demanda Ski. – Cela s'appelle de la mousse à la fraise, dit Mme Verdurin. – Mais c'est ra-vis-sant. Il faudrait faire déboucher des bouteilles de château-margaux, de château-lafite, de porto. – Je ne peux pas vous dire comme il m'amuse, il ne boit que de l'eau », dit Mme Verdurin pour dissimuler sous l'agrément qu'elle trouvait à cette fantaisie l'effroi que lui causait cette prodigalité. « Mais ce n'est pas pour boire, reprit Ski, vous en remplirez tous nos verres, on apportera de merveilleuses pêches, d'énormes brugnons, là en face du soleil couché ; ça sera luxuriant comme un beau Véronèse. – Ça coûtera presque aussi cher, murmura M. Verdurin. – Mais enlevez ces fromages si vilains de ton », dit-il en essayant de retirer l'assiette du Patron, qui défendit son gruyère de toutes ses forces.