Proust : 459. "Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j'avais reconnu inconsciemment le goût de la petite madeleine puisqu'à ce moment-là l'être que j'avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l'avenir.
... "avait permis à mon être d'obtenir, d'isoler, d'immobiliser – la durée d'un éclair – ce qu'il n'appréhende jamais : un peu de temps à l'état pur."
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Dostoïevski : "Or le fait avait lieu : durant cette seconde-là, le prince s’avouait à lui-même que par le bonheur immense et pleinement senti dont elle était remplie, cette seconde valait toute une existence, « Dans ce moment, — disait-il un jour à Rogojine, du temps où ils se voyaient fréquemment à Moscou, — dans ce moment il me semble que je comprends le mot extraordinaire de l’Apôtre : Il n’y aura plus de temps. »
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Dostoïevski, L'Idiot, II, 5
À trois heures et demie, et même à quatre heures, Kolia n’était pas encore de retour. Le prince quitta l’hôtel, et, machinalement, se mit à aller tout droit devant lui. La journée était splendide comme il arrive parfois à Pétersbourg au commencement de l’été. Pendant quelque temps Muichkine se promena sans but. Il ne connaissait pas bien la ville. Quelquefois il s’arrêtait dans un carrefour, sur une place, sur un pont ; à un moment donné il entra dans une confiserie pour s’y reposer un peu. Parfois il examinait les passants avec beaucoup de curiosité, mais le plus souvent il ne faisait attention à personne et ne remarquait même pas le chemin qu’il suivait. L’esprit inquiet, douloureusement tendu, il éprouvait en même temps un besoin extraordinaire de solitude. Loin de tenter aucun effort pour se soustraire à ce supplice moral, il voulait être seul pour s’y abandonner passivement, il refusait avec dégoût de résoudre les questions qui surgissaient dans son âme et dans son coeur. « Eh bien, est-ce que tout cela est ma faute ? » murmurait-il à part soi, sans presque avoir conscience de ses paroles.
À six heures, le prince se trouva à la gare du chemin de fer de Tzarskoïé Sélo. La solitude lui était bientôt devenue insupportable ; un élan passionné emportait maintenant son coeur, et, durant un instant, ce fut comme une vive clarté qui illumina les ténèbres au milieu desquelles s’agitait son âme. Il prit un billet pour Pavlovsk ; son impatience de partir était extrême ; mais sans doute quelque chose le poursuivait qui était une réalité et non une imagination, comme peut-être il inclinait à le croire. Au moment où il allait monter en wagon, il jeta soudain le billet qu’il venait de prendre ; puis, troublé et pensif, il sortit de la gare. Quelque temps après, dans la rue, un souvenir lui revint brusquement à l’esprit. Il acquit la subite conscience d’une occupation à laquelle il se livrait depuis longtemps déjà, mais dont il ne s’était pas aperçu jusqu’alors : plusieurs heures auparavant à la Balance déjà, ou peut-être même avant d’y arriver, il s’était tout d’un coup mis à chercher quelque chose autour de lui. Ensuite il n’y avait plus pensé, cet oubli avait duré longtemps, une demi-heure, et voilà que de nouveau il se surprenait promenant de tous côtés des regards curieux et inquiets.
Mais, comme il venait de constater en lui ce phénomène morbide et tout à fait inconscient jusqu’alors, un autre souvenir très intéressant pour le prince se réveilla soudain dans sa mémoire : il se rappela qu’au moment où il avait remarqué qu’il cherchait toujours quelque chose autour de lui, il se trouvait sur le trottoir, devant la fenêtre d’un boutiquier, et examinait avec une curiosité extrême un des articles mis à l’étalage. À présent, il voulait absolument vérifier l’exactitude de ce souvenir : était-il, en effet, tout à l’heure, cinq minutes auparavant peut-être, devant la fenêtre de cette boutique ? N’avait-il pas rêvé cela, ou fait quelque confusion ? La boutique existait-elle réellement, ainsi que la marchandise qu’il croyait y avoir vue ? Le fait est que le prince se sentait aujourd’hui dans un état particulièrement maladif, analogue à celui qui autrefois précédait ses attaques d’épilepsie. Il savait que, durant cette période avant-courrière de l’accès, il était extraordinairement distrait, et que souvent même il confondait les choses et les personnes, s’il ne les fixait pas avec un effort spécial d’attention. Mais il y avait un motif particulier qui le poussait à s’assurer de la réalité du fait ; parmi les articles mis en montre à la fenêtre de la boutique se trouvait un objet que le prince avait examiné ; il l’avait même évalué soixante kopeks, il se le rappelait, nonobstant le trouble et le désarroi de ses idées. Par conséquent, si cette boutique existait et si la chose en question figurait réellement à l’étalage, c’était proprement cette chose qui avait décidé le prince à s’arrêter. Il fallait donc qu’elle eût pour lui un intérêt bien vif, puisqu’elle avait captivé son attention au montent même où il sortait de la gare, en proie à une agitation si pénible.
Il marchait en regardant à droite avec une sorte d’angoisse ; l’impatience et l’inquiétude faisaient battre son coeur. Mais voici cette boutique ! Il en était déjà à cinq cents pas lorsqu’il avait eu l’idée de rebrousser chemin. Voici également cet objet de soixante kopeks. « Sans doute, il ne vaut pas plus ! » se dit encore le prince en le revoyant, et il se mit à rire. Mais c’était une gaieté hystérique ; il se sentait fort oppressé. À présent il avait le souvenir très-net qu’ici même, étant debout devant cette fenêtre, il s’était brusquement retourné, comme tantôt, quand il avait surpris sur lui les yeux de Rogojine. Après s’être assuré qu’il ne s’était pas trompé (ce dont il n’avait jamais douté d’ailleurs), il s’éloigna aussitôt de la boutique. Tout cela demandait à être examiné sans délai ; il était clair maintenant qu’à la gare le prince n’avait pas non plus été le jouet d’une illusion, qu’il lui était arrivé quelque chose de très-réel, et que cet incident se rattachait à l’objet de son inquiétude précédente. Mais, cette fois encore, un insurmontable sentiment de dégoût prit le dessus dans l’âme du prince : il ne voulut réfléchir à rien et donna un tout autre cours à ses pensées.
Il songea notamment à un phénomène qui précédait ses attaques d’épilepsie, lorsque celles-ci se produisaient à l’état de veille. Au milieu de l’abattement, du marasme mental, de l’anxiété qu’éprouvait le malade, il y avait des moments où son cerveau s’enflammait tout à coup, pour ainsi dire, et où toutes ses forces vitales atteignaient subitement un degré prodigieux d’intensité. La sensation de la vie, de l’existence consciente, était presque décuplée dans ces instants rapides comme l’éclair. Une clarté extraordinaire illuminait l’esprit et le coeur. Toutes les agitations se calmaient ; tous les doutes, toutes les perplexités se résolvaient d’emblée en une harmonie supérieure, en une tranquillité sereine et joyeuse, pleinement rationnelle et motivée. Mais ces moments radieux n’étaient encore que le prélude de la seconde finale, celle à laquelle succédait immédiatement l’accès. Cette seconde, assurément, était inexprimable. Quand plus tard, rendu à la santé, le prince réfléchissait là-dessus, il se disait souvent : « Ces instants fugitifs où se manifeste la plus haute conscience de soi-même et par conséquent aussi la vie la plus haute, ne sont dus qu’à la maladie, à la rupture des conditions normales, et, s’il en est ainsi, il n’y a pas là de vie supérieure, mais, au contraire, une vie de l’ordre le plus bas. » Cela pourtant ne l’empêchait pas d’aboutir à une conclusion des plus paradoxales : « Qu’importe que ce soit une maladie, une tension anormale, si le résultat même, tel que, revenu à la santé, je me le rappelle et l’analyse, renferme au plus haut degré l’harmonie et la beauté ; si, dans cette minute, j’ai une sensation inouïe, insoupçonnée jusqu’alors, de plénitude, de mesure, d’apaisement, de fusion, dans l’élan d’une prière, avec la plus haute synthèse de la vie ? » Ce galimatias paraissait au prince parfaitement compréhensible et n’avait d’autre tort à ses yeux que de rendre trop faiblement sa pensée. Qu’il y eût là, en effet, « beauté et prière », que ce fût réellement « la plus haute synthèse de la vie », il ne pouvait ni en douter, ni même admettre sur ce point la possibilité d’un doute. Mais n’avait-il pas dans ce moment des visions analogues aux rêves fantastiques et abrutissants que procure l’ivresse du haschich, de l’opium, ou du vin ? Il pouvait sainement juger de cela lorsque l’état maladif avait cessé. Ces instants ne se caractérisaient, — pour les définir d’un mot, — que par l’extraordinaire accroissement du sens intime. Si, dans cette seconde-là, c’est-à-dire dans le dernier moment de conscience qui précédait l’accès, le malade pouvait se dire clairement et en connaissance de cause : « Oui, pour ce moment on donnerait toute une vie ! » sans doute ce moment, à lui seul, valait toute une vie. Du reste, quant à la partie dialectique de sa conclusion, le prince en faisait bon marché : il voyait trop bien que la conséquence évidente de ces « minutes supérieures », c’était l’hébétude, l’obscurcissement des facultés, l’idiotisme. Là-dessus, bien entendu, point de contestation possible. Sa conclusion, c’est-à-dire le jugement qu’il portait sur cette minute, renfermait à coup sûr une erreur, mais la réalité de la sensation ne laissait pas de le troubler un peu. Quoi de plus insolent qu’un fait ? Or le fait avait lieu : durant cette seconde-là, le prince s’avouait à lui-même que par le bonheur immense et pleinement senti dont elle était remplie, cette seconde valait toute une existence, « Dans ce moment, — disait-il un jour à Rogojine, du temps où ils se voyaient fréquemment à Moscou, — dans ce moment il me semble que je comprends le mot extraordinaire de l’Apôtre : Il n’y aura plus de temps. » Et il ajoutait avec un sourire : « C’est sans doute à cette même seconde que faisait allusion l’épileptique Mahomet quand il disait qu’il visitait toutes les demeures d’Allah en moins de temps qu’il n’en fallait à sa cruche d’eau pour se vider. » Oui, à Moscou il avait eu de fréquents rapports avec Rogojine, et ce n’avait pas été là le seul sujet de leurs entretiens. « Rogojine a dit tantôt que j’avais été alors un frère pour lui ; il l’a dit aujourd’hui pour la première fois », pensa le prince à part soi.
Il songeait à cela, assis sur un banc, sous un arbre, dans le jardin d’Été. Il était environ sept heures. La solitude régnait dans le jardin. La température étouffante présageait un orage. La disposition contemplative dans laquelle se trouvait alors le prince n’était pas sans charme pour lui. Il attachait son esprit à chaque objet extérieur, et cela lui plaisait : il s’efforçait toujours d’oublier quelque chose, d’échapper à l’idée du présent, mais, au premier regard jeté autour de lui, il retrouvait immédiatement sa sombre pensée, la pensée qu’il aurait tant voulu écarter. Il se souvint que tantôt, en dînant au traktir, il avait causé avec le garçon d’un assassinat fort étrange qui avait été commis récemment et dont tout le monde s’entretenait.
Dostoïevski, L'Idiot, II, Chapitre 5 (extrait). Traduction par Victor Derély.
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(Autre traduction)
Trois heures et demie, puis quatre heures sonnèrent sans que Kolia reparût. Il sortit alors et se mit à se promener sans but. Au commencement de l’été il y a parfois à Pétersbourg de splendides journées. C’était, comme par un fait exprès, une de ces journées, lumineuse, chaude, tranquille. Le prince déambula ainsi pendant un certain temps. Il connaissait assez mal la ville. Parfois il s’arrêtait aux carrefours, devant certaines maisons, sur les places ou sur les ponts ; à un moment il entra, pour se reposer, dans une confiserie. D’autres fois sa curiosité le portait à dévisager les passants. Mais le plus souvent il ne prêtait attention ni aux passants, ni au chemin parcouru. Il se sentait les nerfs douloureusement tendus et éprouvait de l’angoisse en même temps qu’un besoin intense de solitude. Il voulait être seul pour s’adonner passivement à son état de surexcitation morbide, loin d’y chercher le moindre dérivatif. Il lui répugnait de résoudre les questions qui envahissaient son esprit et son coeur. « Voyons, murmurait-il en lui-même et presque sans avoir conscience de ses paroles, est- ce qu’il y a de ma faute dans tout ce qui arrive ? »
Vers six heures il se trouva à la gare de Tsarskoïé-Sélo. La solitude n’avait pas tardé à lui devenir intolérable ; un nouvel élan de ferveur s’empara de son coeur et une vive mais fugitive clarté dissipa les ténèbres qui oppressaient son âme. Il prit un billet pour Pavlovsk et attendit avec impatience l’heure du départ. Mais il se sentait en proie à une obsession dont la cause était réelle, et nullement imaginaire comme il eût peut-être été enclin à le croire. Il avait à peine pris place dans un wagon qu’il se ravisa, jeta brusquement son billet et ressortit de la gare, l’esprit troublé et plongé dans ses réflexions. Peu de temps après, en pleine rue, il lui sembla qu’il se rappelait soudain quelque chose et qu’il surprenait l’existence d’un phénomène étrange auquel étaient imputables ses longues inquiétudes. Il eut nettement conscience d’une hantise dont il était l’objet depuis longtemps mais qu’il n’avait pas démêlée jusque-là. Sous l’empire de cette hantise il s’était mis à chercher tout autour de lui depuis l’instant où il était entré à l’hôtel de la Balance, et même un peu avant. Puis son esprit s’était libéré pendant une demi- heure. Et voici que de nouveau il recommençait à regarder et à scruter autour de lui avec inquiétude.
Mais, tandis qu’il observait en lui cette impulsion maladive et jusque-là totalement inconsciente, à laquelle il avait depuis si longtemps obéi, un autre souvenir non moins étrange surgit tout à coup dans son esprit. Il se rappela qu’au moment où il s’était surpris à chercher quelque chose autour de lui, il se trouvait sur le trottoir, devant un magasin dont il regardait l’étalage avec une vive curiosité. Il voulut alors à tout prix vérifier s’il s’était effectivement arrêté devant cet étalage cinq minutes plus tôt, ou s’il était le jouet d’un rêve ou d’une confusion. Mais ce magasin et cet étalage existaient-ils réellement ? Il se sentait ce jour-là dans des dispositions particulièrement morbides et qui lui rappelaient plus ou moins celles où il s’était trouvé autrefois au début de son mal. Il savait que, pendant les périodes qui précédaient ses accès, il devenait sujet à d’extraordinaires distractions, au point de confondre les choses et les personnes s’il ne concentrait pas sur elles toute son attention.
Il avait une autre raison spéciale de vérifier sa sensation : au nombre des objets qu’il avait vus en montre dans le magasin, il y en avait un sur lequel il avait arrêté son regard et qu’il avait même évalué à soixante kopeks ; le souvenir lui en était resté malgré sa distraction et son trouble. Par conséquent, si cette boutique existait vraiment et si l’objet figurait en effet dans la montre, c’était pour examiner cet objet qu’il s’était arrêté. Il en concluait que l’objet en question avait éveillé en lui un intérêt assez puissant pour fixer son attention même dans l’état de pénible angoisse où il était plongé en sortant de la gare.
Il avança en regardant presque avec anxiété du côté droit ; son coeur battait d’inquiétude et d’impatience. Enfin il finit par retrouver la boutique. Elle était à cinq cents pas de l’endroit où il avait eu l’idée de rebrousser chemin. Il retrouva aussi l’objet de soixante kopeks. « Certes il ne vaut pas davantage », se dit-il encore, et cette réflexion le fit rire. Mais son rire était nerveux : il se sentait lourdement oppressé. Maintenant il se rappelait avec netteté qu’au moment où il stationnait devant la boutique, il s’était retourné du même mouvement brusque que précédemment, lorsqu’il avait surpris le regard de Rogojine sur lui. S’étant ainsi convaincu qu’il ne s’était pas trompé (au fond il en était déjà persuadé avant cette vérification), il s’éloigna à grands pas de la boutique.
Le prince devait au plus tôt réfléchir à ces phénomènes. C’était de toute nécessité, car il était maintenant clair que, même à la gare, il n’avait pas été le jouet d’une hallucination ; un événement d’une réalité indiscutable lui était arrivé, qui se rattachait sans aucun doute à sa précédente obsession. Néanmoins il ne put surmonter une sorte de répugnance intérieure et, renonçant à méditer davantage là-dessus, il porta ses pensées sur un tout autre objet.
Il songea entre autres à la phase par où s’annonçaient ses attaques d’épilepsie quand celles-ci le surprenaient à l’état de veille. En pleine crise d’angoisse, d’hébétement, d’oppression, il lui semblait soudain que son cerveau s’embrasait et que ses forces vitales reprenaient un prodigieux élan. Dans ces instants rapides comme l’éclair, le sentiment de la vie et la conscience se décuplaient pour ainsi dire en lui. Son esprit et son coeur s’illuminaient d’une clarté intense ; toutes ses émotions, tous ses doutes, toutes ses inquiétudes se calmaient à la fois pour se convertir en une souveraine sérénité, faite de joie lumineuse, d’harmonie et d’espérance, à la faveur de laquelle sa raison se haussait jusqu’à la compréhension des causes finales.
Mais ces moments radieux ne faisaient que préluder à la seconde décisive (car cette autre phase ne durait jamais plus d’une seconde) qui précédait immédiatement l’accès. Cette seconde était positivement au-dessus de ses forces. Quand, une fois rendu à la santé, le prince se remémorait les prodromes de ses attaques, il se disait souvent : ces éclairs de lucidité, où l’hyperesthésie de la sensibilité et de la conscience fait surgir, une forme de « vie supérieure », ne sont que des phénomènes morbides, des altérations de l’état normal ; loin donc de se rattacher à une vie supérieure, ils rentrent au contraire dans les manifestations les plus inférieures de l’être.
Cependant il aboutissait à une conclusion des plus paradoxales : « Qu’importe que mon état soit morbide ? Qu’importe que cette exaltation soit un phénomène anormal, si l’instant qu’elle fait naître, évoqué et analysé par moi quand je reviens à la santé, s’avère comme atteignant une harmonie et une beauté supérieures, et si cet instant me procure, à un degré inouï, insoupçonné, un sentiment de plénitude, de mesure, d’apaisement et de fusion, dans un élan de prière, avec la plus haute synthèse de la vie ? »
Ces expressions nébuleuses lui semblaient parfaitement intelligibles, quoique encore trop faibles. Il ne doutait pas, il n’admettait pas que l’on pût douter que les sensations décrites réalisassent en effet « la beauté et la prière », avec une « haute synthèse de la vie ». Mais ses visions n’avaient-elles pas quelque chose de comparable aux hallucinations fallacieuses que procurent le haschich, l’opium ou le vin, et qui abrutissent l’esprit en déformant l’âme ? Il pouvait sainement raisonner à ce sujet une fois que l’attaque était passée. Ces instants, pour les définir d’un mot, se caractérisaient par une fulguration de la conscience et par une suprême exaltation de l’émotivité subjective. Si, à cette seconde, c’est-à-dire à la dernière période de conscience avant l’accès, il avait eu le temps de se dire clairement et délibérément : « oui, pour ce moment on donnerait toute une vie », c’est qu’à lui seul, ce moment-là valait bien, en effet, toute une vie.
Il n’attachait d’ailleurs pas autrement d’importance au côté dialectique de sa conclusion, car la prostration, l’aveuglement mental et l’idiotie ne lui apparaissaient que trop clairement comme la conséquence de cette « minute sublime ». Il se serait gardé d’engager là-dessus une discussion sérieuse. Sa conclusion, c’est-à-dire le jugement qu’il portait sur la minute en question, était sans contredit erronée, mais il n’en restait pas moins troublé par la réalité de sa sensation. Quoi de plus probant en effet qu’un fait réel ? Or le fait réel était là : pendant cette minute, il avait trouvé le temps de se dire que le bonheur immense qu’elle lui procurait valait bien toute une vie. « À ce moment, – avait-il déclaré un jour à Rogojine quand ils se voyaient à Moscou – j’ai entrevu le sens de cette singulière expression : il n’y aura plus de temps » (1). Sans doute, avait-il ajouté en souriant, était-ce d’un instant comme celui-là que l’épileptique Mahomet parlait lorsqu’il disait avoir visité toutes les demeures d’Allah en moins de temps que sa cruche pleine d’eau n’en avait mis à se vider (2). À Moscou, en effet, Rogojine et lui s’étaient beaucoup fréquentés et avaient parlé des sujets les plus divers. Le prince pensa en lui- même : « Rogojine a dit tout à l’heure que j’ai alors été pour lui comme un frère ; c’est aujourd’hui la première fois qu’il s’exprime ainsi ».
Il se laissait aller à ses réflexions assis près d’un arbre sur un banc du Jardin d’Été. Il n’était pas loin de sept heures. Le jardin était désert ; une ombre passagère voilait le soleil couchant. L’atmosphère était étouffante et faisait pressentir un orage. Le prince trouvait un certain attrait à sa méditation. En fixant ses réminiscences et ses idées sur tous les objets extérieurs, il cherchait une diversion à une pensée obsédante ; mais, dès qu’il regardait autour de lui, cette sombre pensée, à laquelle il eût tant voulu se soustraire, lui revenait aussitôt à l’esprit. Il se rappela l’histoire que le garçon d’hôtel lui avait racontée pendant le dîner : un récent assassinat perpétré dans des circonstances fort troublantes et qui avait fait beaucoup de bruit en ville.
1 Apocalypse, chapitre X, verset 6. – N. d. T.
2 Selon les commentateurs du Coran (XVII, 1), le Prophète fut enlevé aux sept Cieux et revint à temps dans sa chambre pour rattraper une cruche d’eau qu’il avait fait chavirer en s’élevant. – N. d. T.
Dostoïevski, L'Idiot, II, Chapitre 5 (extrait)
Traduit et annoté par Albert Mousset