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La guerre se prolongeait indéfiniment et ceux qui avaient annoncé de source sûre, il y avait déjà plusieurs années, que les pourparlers de paix étaient commencés, spécifiant les clauses du traité, ne prenaient pas la peine quand ils causaient avec vous de s'excuser de leurs fausses nouvelles. Ils les avaient oubliées et étaient prêts à en propager sincèrement d'autres qu'ils oublieraient aussi vite. C'était l'époque où il y avait continuellement des raids de gothas, l'air grésillait perpétuellement d'une vibration vigilante et sonore d'aéroplanes français. Mais parfois retentissait la sirène comme un appel déchirant de Walkure – seule musique allemande qu'on eût entendue depuis la guerre – jusqu'à l'heure où les pompiers annonçaient que l'alerte était finie tandis qu'à côté d'eux la berloque, comme un invisible gamin, commentait à intervalles réguliers la bonne nouvelle et jetait en l'air son cri de joie.

M. de Charlus était étonné de voir que même des gens comme Brichot qui avant la guerre avaient été militaristes, reprochaient surtout à la France de ne pas l'être assez, ne se contentaient pas de reprocher les excès de son militarisme à l'Allemagne mais même son admiration de l'armée. Sans doute ils changeaient d'avis dès qu'il s'agissait de ralentir la guerre contre l'Allemagne et dénonçaient avec raison les pacifistes. Mais par exemple Brichot, ayant accepté malgré ses yeux, de rendre compte dans des conférences de certains ouvrages parus chez les neutres, exalta le roman d'un Suisse où sont raillés, comme semence de militarisme, deux enfants tombant d'une admiration symbolique à la vue d'un dragon. Cette raillerie avait de quoi déplaire pour d'autres raisons à M. de Charlus, lequel estimait qu'un dragon peut être quelque chose de fort beau. Mais surtout il ne comprenait pas l'admiration de Brichot, sinon pour le livre, que le baron n'avait pas lu, du moins pour son esprit, si différent de celui qui animait Brichot avant la guerre. Alors tout ce que faisait un militaire était bien, fût-ce les irrégularités du général de Boisdeffre, les travestissements et machinations du colonel du Paty de Clam, le faux du colonel Henry. Par quelle volte-face extraordinaire (et qui n'était en réalité qu'une autre face de la même passion fort noble, la passion patriotique, obligée, de militariste qu'elle était quand elle luttait contre le dreyfusisme, lequel était de tendance antimilitariste, à se faire presque antimilitariste puisque c'était maintenant contre la Germanie sur-militariste qu'elle luttait) Brichot s'écriait-il : « Ô le spectacle bien mirifique et digne d'attirer la jeunesse d'un siècle tout de brutalité, ne connaissant que le culte de la force : un dragon ! On peut juger ce que sera la vile soldatesque d'une génération élevée dans le culte de ces manifestations de force brutale. Aussi Spitteler, ayant voulu l'opposer à cette hideuse conception du sabre par-dessus tout, a exilé symboliquement au profond des bois, raillé, calomnié, solitaire, le personnage rêveur appelé par lui le Fol Étudiant en qui l'auteur a délicieusement incarné la douceur hélas démodée, bientôt oubliée pourra-t-on dire, si le règne atroce de leur vieux dieu n'est pas brisé, la douceur adorable des époques de paix. »

« Voyons, me dit M. de Charlus, vous connaissez Cottard et Cambremer. Chaque fois que je les vois, ils me parlent de l'extraordinaire manque de psychologie de l'Allemagne. Entre nous, croyez-vous que jusqu'ici ils avaient eu grand souci de la psychologie, et que même maintenant ils soient capables d'en faire preuve ? Mais croyez bien que je n'exagère pas. Qu'il s'agisse du plus grand Allemand, de Nietzsche, de Goethe, vous entendrez Cottard dire : “avec l'habituel manque de psychologie qui caractérise la race teutonne”. Il y a évidemment dans la guerre des choses qui me font plus de peine, mais avouez que c'est énervant. Norpois est plus fin, je le reconnais, bien qu'il n'ait pas cessé de se tromper depuis le commencement. Mais qu'est-ce que ça veut dire que ces articles qui excitent l'enthousiasme universel ? Mon cher monsieur, vous savez aussi bien que moi ce que vaut Brichot, que j'aime beaucoup, même depuis le schisme qui m'a séparé de sa petite église, à cause de quoi je le vois beaucoup moins. Mais enfin j'ai une certaine considération pour ce régent de collège beau parleur et fort instruit, et j'avoue que c'est fort touchant qu'à son âge, et diminué comme il est, car il l'est très sensiblement depuis quelques années, il se soit remis, comme il dit, à “servir”. Mais enfin la bonne intention est une chose, le talent en est une autre et Brichot n'a jamais eu de talent. J'avoue que je partage son admiration pour certaines grandeurs de la guerre actuelle. Tout au plus est-il étrange qu'un partisan aveugle de l'Antiquité comme Brichot, qui n'avait pas assez de sarcasmes pour Zola trouvant plus de poésie dans un ménage d'ouvriers, dans la mine, que dans les palais historiques, ou pour Goncourt mettant Diderot au-dessus d'Homère et Watteau au-dessus de Raphaël, ne cesse de nous répéter que les Thermopyles, qu'Austerlitz même, ce n'était rien à côté de Vauquois. Cette fois du reste, le public qui avait résisté aux modernistes de la littérature et de l'art suit ceux de la guerre, parce que c'est une mode adoptée de penser ainsi et puis que les petits esprits sont écrasés, non par la beauté, mais par l'énormité de l'action. On n'écrit plus kolossal qu'avec un k, mais au fond ce devant quoi on s'agenouille c'est bien du colossal. À propos de Brichot, avez-vous vu Morel ? On me dit qu'il désire me revoir. Il n'a qu'à faire les premiers pas, je suis le plus vieux, ce n'est pas à moi à commencer. »

Malheureusement dès le lendemain, disons-le pour anticiper, M. de Charlus se trouva dans la rue face à face avec Morel ; celui-ci pour exciter sa jalousie le prit par le bras, lui raconta des histoires plus ou moins vraies et quand M. de Charlus éperdu, ayant besoin que Morel restât cette soirée auprès de lui, n'allât pas ailleurs, l'autre apercevant un camarade dit adieu à M. de Charlus qui, espérant que cette menace, que bien entendu il n'exécuterait jamais, ferait rester Morel, lui dit : « Prends garde, je me vengerai », et Morel, riant, partit en tapotant sur le cou et en enlaçant par la taille son camarade étonné.

Sans doute les paroles que me disait M. de Charlus à l'égard de Morel témoignaient combien l'amour – et il fallait que celui du baron fût bien persistant – rend (en même temps que plus imaginatif et plus susceptible) plus crédule et moins fier. Mais quand M. de Charlus ajoutait : « C'est un garçon fou de femmes et qui ne pense qu'à cela », il disait plus vrai qu'il ne croyait. Il le disait par amour-propre, par amour, pour que les autres pussent croire que l'attachement de Morel pour lui n'avait pas été suivi d'autres du même genre. Certes je n'en croyais rien, moi qui avais vu, ce que M. de Charlus ignora toujours, Morel donner pour cinquante francs une de ses nuits au prince de Guermantes. Et si, voyant passer M. de Charlus, Morel (excepté les jours où, par besoin de confession, il le heurtait pour avoir l'occasion de lui dire tristement : « Oh ! pardon, je reconnais que j'ai agi infectement avec vous »), assis à une terrasse de café avec des camarades, poussait avec eux de petits cris, montrait le baron du doigt et poussait ces gloussements par lesquels on se moque d'un vieil inverti, j'étais persuadé que c'était pour cacher son jeu, que, pris à part par le baron, chacun de ces dénonciateurs publics eût fait tout ce qu'il lui eût demandé. Je me trompais. Si un mouvement singulier avait conduit à l'inversion – et cela dans toutes les classes – des êtres comme Saint-Loup qui en étaient le plus éloignés, un mouvement en sens inverse avait détaché de ces pratiques ceux chez qui elles étaient le plus habituelles. Chez certains le changement avait été opéré par de tardifs scrupules religieux, par l'émotion éprouvée quand avaient éclaté certains scandales, ou la crainte de maladies inexistantes auxquelles les avaient, en toute sincérité, fait croire des parents qui étaient souvent concierges ou valets de chambre, sans sincérité des amants jaloux qui avaient cru par là garder pour eux seuls un jeune homme qu'ils avaient au contraire détaché d'eux-mêmes aussi bien que des autres. C'est ainsi que l'ancien liftier de Balbec n'aurait plus accepté ni pour or ni pour argent des propositions qui lui paraissaient maintenant aussi graves que celles de l'ennemi. Pour Morel, son refus à l'égard de tout le monde, sans exception, en quoi M. de Charlus avait dit à son insu une vérité qui justifiait à la fois ses illusions et détruisait ses espérances, venait de ce que, deux ans après avoir quitté M. de Charlus, il s'était épris d'une femme avec laquelle il vivait et qui, ayant plus de volonté que lui, avait su lui imposer une fidélité absolue. De sorte que Morel, qui au temps où M. de Charlus lui donnait tant d'argent avait donné pour cinquante francs une nuit au prince de Guermantes, n'aurait pas accepté du même ou de tout autre quoi que ce fût, lui offrît-on cinquante mille francs. À défaut d'honneur et de désintéressement, sa « femme » lui avait inculqué un certain respect humain, qui ne détestait pas d'aller jusqu'à la bravade et à l'ostentation que tout l'argent du monde lui était égal quand il lui était offert dans certaines conditions. Ainsi le jeu des différentes lois psychologiques s'arrange à compenser dans la floraison de l'espèce humaine tout ce qui, dans un sens ou dans l'autre, amènerait par la pléthore ou la raréfaction son anéantissement. Ainsi en est-il chez les fleurs où une même sagesse, mise en évidence par Darwin, règle les modes de fécondation en les opposant successivement les uns aux autres.

« C'est du reste une étrange chose », ajouta M. de Charlus de la petite voix pointue qu'il prenait par moments. « J'entends des gens qui ont l'air très heureux toute la journée, qui prennent d'excellents cocktails, déclarer qu'ils ne pourront pas aller jusqu'au bout de la guerre, que leur coeur n'aura pas la force, qu'ils ne peuvent pas penser à autre chose, qu'ils mourront tout d'un coup. Et le plus extraordinaire, c'est que cela arrive en effet. Comme c'est curieux ! Est-ce une question d'alimentation, parce qu'ils n'ingèrent plus que des choses mal préparées, ou parce que, pour prouver leur zèle, ils s'attellent à des besognes vaines mais qui détruisent le régime qui les conservait ? Mais enfin j'enregistre un nombre étonnant de ces étranges morts prématurées, prématurées au moins au gré du défunt. Je ne sais plus ce que je vous disais, que Norpois admirait cette guerre. Mais quelle singulière manière d'en parler ! D'abord avez-vous remarqué ce pullulement d'expressions nouvelles qui, quand elles ont fini par s'user à force d'être employées tous les jours – car vraiment Norpois est infatigable, je crois que c'est la mort de ma tante Villeparisis qui lui a donné une seconde jeunesse –, sont immédiatement remplacées par d'autres lieux communs ? Autrefois je me rappelle que vous vous amusiez à noter ces modes de langage qui apparaissaient, se maintenaient, puis disparaissaient : “celui qui sème le vent récolte la tempête” ; “les chiens aboient, la caravane passe” ; “faites-moi de bonne politique et je vous ferai de bonnes finances, disait le baron Louis” ; “il y a là des symptômes qu'il serait exagéré de prendre au tragique mais qu'il convient de prendre au sérieux” ; “travailler pour le roi de Prusse” (celle-là a d'ailleurs ressuscité, ce qui était infaillible). Eh bien, depuis, hélas, que j'en ai vu mourir ! Nous avons eu “le chiffon de papier”, “les empires de proie”, “la fameuse Kultur qui consiste à assassiner des femmes et des enfants sans défense”, “la victoire appartient, comme disent les Japonais, à celui qui sait souffrir un quart d'heure de plus que l'autre”, “les Germano-Touraniens”, “la barbarie scientifique”, “si nous voulons gagner la guerre, selon la forte expression de M. Lloyd George”, enfin ça ne se compte plus, et “le mordant des troupes”, et “le cran des troupes”. Même la syntaxe de l'excellent Norpois subit du fait de la guerre une altération aussi profonde que la fabrication du pain ou la rapidité des transports. Avez-vous remarqué que l'excellent homme, tenant à proclamer ses désirs comme une vérité sur le point d'être réalisée, n'ose pas tout de même employer le futur pur et simple qui risquerait d'être contredit par les événements, mais a adopté comme signe de ce temps le verbe savoir ? » J'avouai à M. de Charlus que je ne comprenais pas bien ce qu'il voulait dire.

Il me faut noter ici que le duc de Guermantes ne partageait nullement le pessimisme de son frère. Il était de plus aussi anglophile que M. de Charlus était anglophobe. Enfin il tenait M. Caillaux pour un traître qui méritait mille fois d'être fusillé. Quand son frère lui demandait des preuves de cette trahison, M. de Guermantes répondait que s'il ne fallait condamner que les gens qui signent un papier où ils déclarent « j'ai trahi », on ne punirait jamais le crime de trahison. Mais pour le cas où je n'aurais pas l'occasion d'y revenir, je noterai aussi que, deux ans plus tard, le duc de Guermantes, animé du plus pur anticaillautisme, rencontra un attaché militaire anglais et sa femme, couple remarquablement lettré avec lequel il se lia, comme au temps de l'affaire Dreyfus avec les trois dames charmantes, que, dès le premier jour il eut la stupéfaction, parlant de Caillaux dont il estimait la condamnation certaine et le crime patent, d'entendre le couple lettré et charmant dire : « Mais il sera probablement acquitté, il n'y a absolument rien contre lui. » M. de Guermantes essaya d'alléguer que M. de Norpois, dans sa déposition, avait dit en regardant Caillaux atterré : « Vous êtes le Giolitti de la France, oui, monsieur Caillaux, vous êtes le Giolitti de la France. » Mais le couple lettré et charmant avait souri, tourné M. de Norpois en ridicule, cité des preuves de son gâtisme et conclu qu'il avait dit cela « devant M. Caillaux atterré », disait Le Figaro, mais probablement en réalité devant M. Caillaux narquois. Les opinions du duc de Guermantes n'avaient pas tardé à changer. Attribuer ce changement à l'influence d'une Anglaise n'est pas aussi extraordinaire que cela eût pu paraître si on l'eût prophétisé même en 1919, où les Anglais n'appelaient les Allemands que les Huns et réclamaient une féroce condamnation contre les coupables. Leur opinion à eux aussi avait changé et toute décision était approuvée par eux qui pouvait contrister la France et venir en aide à l'Allemagne.

Pour revenir à M. de Charlus : « Mais si », répondit-il à l'aveu que je ne le comprenais pas, « mais si : “savoir”, dans les articles de Norpois, est le signe du futur, c'est-à-dire le signe des désirs de Norpois et des désirs de nous tous d'ailleurs », ajouta-t-il peut-être sans une complète sincérité. « Vous comprenez bien que si “savoir” n'était pas devenu le simple signe du futur, on comprendrait à la rigueur que le sujet de ce verbe pût être un pays. Par exemple chaque fois que Norpois dit : “L'Amérique ne saurait rester indifférente à ces violations répétées du ‘droit' ”, “la monarchie bicéphale ne saurait manquer de venir à résipiscence”, il est clair que de telles phrases expriment les désirs de Norpois (comme les miens, comme les vôtres), mais enfin là, le verbe peut encore garder malgré tout son sens ancien, car un pays peut “savoir”, l'Amérique peut “savoir”, la monarchie “bicéphale” elle-même peut “savoir” (malgré l'éternel “manque de psychologie”). Mais le doute n'est plus possible quand Norpois écrit : “Ces dévastations systématiques ne sauraient persuader aux neutres”, “la région des Lacs ne saurait manquer de tomber à bref délai aux mains des Alliés”, “les résultats de ces élections neutralistes ne sauraient refléter l'opinion de la grande majorité du pays”. Or il est certain que ces dévastations, ces régions et ces résultats de votes sont des choses inanimées qui ne peuvent pas “savoir”. Par cette formule Norpois adresse simplement aux neutres l'injonction (à laquelle j'ai le regret de constater qu'ils ne semblent pas obéir) de sortir de la neutralité ou aux régions des lacs de ne plus appartenir aux “Boches” (M. de Charlus mettait à prononcer le mot “boche” le même genre de hardiesse que jadis dans le tram de Balbec à parler des hommes dont le goût n'est pas pour les femmes).

D'ailleurs, avez-vous remarqué avec quelles ruses Norpois a toujours commencé, dès 1914, ses articles aux neutres ? Il commence par déclarer que certes la France n'a pas à s'immiscer dans la politique de l'Italie (ou de la Roumanie, ou de la Bulgarie, etc.). Seules, c'est à ces puissances qu'il convient de décider en toute indépendance et en ne consultant que l'intérêt national si elles doivent ou non sortir de la neutralité. Mais si ces premières déclarations de l'article (ce qu'on eût appelé autrefois l'exorde) sont si remarquablement désintéressées, la suite l'est généralement beaucoup moins. “Toutefois”, continue en substance Norpois, “il est bien clair que seules tireront un bénéfice matériel de la lutte, les nations qui se seront rangées du côté du droit et de la justice. On ne peut attendre que les Alliés récompensent, en leur octroyant les territoires d'où s'élève depuis des siècles la plainte de leurs frères opprimés, les peuples qui, suivant la politique de moindre effort, n'auront pas mis leur épée au service des Alliés.” Ce premier pas fait vers un conseil d'intervention, rien n'arrête plus Norpois, ce n'est plus seulement le principe mais l'époque de l'intervention sur lesquels il donne des conseils de moins en moins déguisés. “Certes, dit-il en faisant ce qu'il appellerait lui-même ‘le bon apôtre', c'est à l'Italie, à la Roumanie seules de décider de l'heure opportune et de la forme sous laquelle il leur conviendra d'intervenir. Elles ne peuvent pourtant ignorer qu'à trop tergiverser elles risquent de laisser passer l'heure. Déjà les sabots des cavaliers russes font frémir la Germanie traquée d'une indicible épouvante. Il est bien évident que les peuples qui n'auront fait que voler au secours de la victoire dont on voit déjà l'aube resplendissante n'auront nullement droit à cette même récompense qu'ils peuvent encore en se hâtant, etc.”