282

Quand Swann fut parti, je retournai dans le grand salon où se trouvait cette princesse de Guermantes avec laquelle je ne savais pas alors que je dusse être un jour si lié. La passion qu'elle eut pour M. de Charlus ne se découvrit pas d'abord à moi. Je remarquai seulement que le baron, à partir d'une certaine époque et sans être pris contre la princesse de Guermantes d'aucune de ces inimitiés qui chez lui n'étonnaient pas, tout en continuant à avoir pour elle autant, plus d'affection peut-être encore, paraissait mécontent et agacé chaque fois qu'on lui parlait d'elle. Il ne donnait plus jamais son nom dans la liste des personnes avec qui il désirait dîner.

Il est vrai qu'avant cela, j'avais entendu un homme du monde très méchant dire que la princesse était tout à fait changée, qu'elle était amoureuse de M. de Charlus, mais cette médisance m'avait paru absurde et m'avait indigné. J'avais bien remarqué avec étonnement que quand je racontais quelque chose qui me concernait, si au milieu intervenait M. de Charlus, l'attention de la princesse se mettait aussitôt à ce cran plus serré qui est celui d'un malade qui, nous entendant parler de nous, par conséquent d'une façon distraite et nonchalante, reconnaît tout d'un coup qu'un nom est celui du mal dont il est atteint, ce qui à la fois l'intéresse et le réjouit. Telle, si je lui disais : « Justement M. de Charlus me racontait… », la princesse reprenait en mains les rênes détendues de son attention. Et une fois ayant dit devant elle que M. de Charlus avait en ce moment un assez vif sentiment pour une certaine personne, je vis avec étonnement s'insérer dans les yeux de la princesse ce trait différent et momentané qui trace dans les prunelles comme le sillon d'une fêlure et qui provient d'une pensée que nos paroles à leur insu ont agitée en l'être à qui nous parlons, pensée secrète qui ne se traduira pas par des mots, mais qui montera des profondeurs remuées par nous, à la surface un instant altérée du regard. Mais si mes paroles avaient ému la princesse, je n'avais pas soupçonné de quelle façon.

D'ailleurs, peu de temps après, elle commença à me parler de M. de Charlus, et presque sans détours. Si elle faisait allusion aux bruits que de rares personnes faisaient courir sur le baron, c'était seulement comme à d'absurdes et infâmes inventions. Mais d'autre part, elle disait : « Je trouve qu'une femme qui s'éprendrait d'un homme de l'immense valeur de Palamède devrait avoir assez de hauteur de vues, assez de dévouement, pour l'accepter et le comprendre en bloc, tel qu'il est, pour respecter sa liberté, ses fantaisies, pour chercher seulement à lui aplanir les difficultés et à le consoler de ses peines. » Or, par ces propos pourtant si vagues, la princesse de Guermantes révélait ce qu'elle cherchait à magnifier, de la même façon que faisait parfois M. de Charlus lui-même. N'ai-je pas entendu à plusieurs reprises ce dernier dire à des gens qui jusque-là étaient incertains si on le calomniait ou non : « Moi, qui ai eu bien des hauts et bien des bas dans ma vie, qui ai connu toute espèce de gens, aussi bien des voleurs que des rois, et même je dois dire, avec une légère préférence pour les voleurs, qui ai poursuivi la beauté sous toutes ses formes, etc., », et par ces paroles qu'il croyait habiles, et en démentant des bruits dont on ne soupçonnait pas qu'ils eussent couru (ou pour faire à la vérité, par goût, par mesure, par souci de la vraisemblance une part qu'il était seul à juger minime), il ôtait leurs derniers doutes sur lui aux uns, inspirait leurs premiers à ceux qui n'en avaient pas encore. Car le plus dangereux de tous les recels, c'est celui de la faute elle-même dans l'esprit du coupable. La connaissance permanente qu'il a d'elle l'empêche de supposer combien généralement elle est ignorée, combien un mensonge complet serait aisément cru, et en revanche de se rendre compte à quel degré de vérité commence pour les autres, dans des paroles qu'il croit innocentes, l'aveu. Et d'ailleurs il aurait eu de toute façon bien tort de chercher à le taire, car il n'y a pas de vices qui ne trouvent dans le grand monde des appuis complaisants et l'on a vu bouleverser l'aménagement d'un château pour faire coucher une soeur près de sa soeur dès qu'on eut appris qu'elle ne l'aimait pas qu'en soeur. Mais ce qui me révéla tout d'un coup l'amour de la princesse, ce fut un fait particulier et sur lequel je n'insisterai pas ici, car il fait partie du récit tout autre où M. de Charlus laissa mourir une reine plutôt que de manquer le coiffeur qui devait le friser au petit fer pour un contrôleur d'omnibus devant lequel il se trouva prodigieusement intimidé. Cependant, pour en finir avec l'amour de la princesse, disons quel rien m'ouvrit les yeux. J'étais ce jour-là, seul en voiture avec elle. Au moment où nous passions devant une poste, elle fit arrêter. Elle n'avait pas emmené de valet de pied. Elle sortit à demi une lettre de son manchon et commença le mouvement de descendre pour la mettre dans la boîte. Je voulus l'arrêter, elle se débattit légèrement, et déjà nous nous rendions compte l'un et l'autre que notre premier geste avait été, le sien compromettant en ayant l'air de protéger un secret, le mien indiscret en m'opposant à cette protection. Ce fut elle qui se ressaisit le plus vite. Devenant subitement très rouge, elle me donna la lettre, je n'osai plus ne pas la prendre, mais en la mettant dans la boîte, je vis, sans le vouloir, qu'elle était adressée à M. de Charlus.

Pour revenir en arrière et à cette première soirée chez la princesse de Guermantes, j'allai lui dire adieu, car son cousin et sa cousine me ramenaient et étaient fort pressés. M. de Guermantes voulait cependant dire au revoir à son frère. Mme de Surgis ayant eu le temps, dans une porte, de dire au duc que M. de Charlus avait été charmant pour elle et pour ses fils, cette grande gentillesse de son frère et la première que celui-ci eût eue dans cet ordre d'idées, toucha profondément Basin et réveilla chez lui des sentiments de famille qui ne s'endormaient jamais longtemps. Au moment où nous disions adieu à la princesse, il tint, sans dire expressément ses remerciements à M. de Charlus, à lui exprimer sa tendresse, soit qu'il eût en effet peine à la contenir, soit pour que le baron se souvînt que le genre d'action qu'il avait eu ce soir ne passait pas inaperçu aux yeux d'un frère, de même que dans le but de créer pour l'avenir des associations de souvenirs salutaires, on donne du sucre à un chien qui a fait le beau. « Hé bien ! petit frère », dit le duc en arrêtant M. de Charlus et en le prenant tendrement sous le bras, « voilà comment on passe devant son aîné sans même un petit bonjour. Je ne te vois plus, Mémé, et tu ne sais pas comme cela me manque. En cherchant de vieilles lettres j'en ai justement retrouvé de la pauvre maman qui sont toutes si tendres pour toi. – Merci, Basin », répondit M. de Charlus d'une voix altérée car il ne pouvait jamais parler sans émotion de leur mère. « Tu devrais te décider à me laisser t'installer un pavillon à Guermantes », reprit le duc. « C'est gentil de voir les deux frères si tendres l'un avec l'autre, dit la princesse à Oriane. – Ah ! çà, je ne crois pas qu'on puisse trouver beaucoup de frères comme cela. Je vous inviterai avec lui, me promit-elle. Vous n'êtes pas mal avec lui ?… Mais qu'est-ce qu'ils peuvent avoir à se dire ? », ajouta-t-elle d'un ton inquiet, car elle entendait imparfaitement leurs paroles. Elle avait toujours eu une certaine jalousie du plaisir que M. de Guermantes éprouvait à causer avec son frère d'un passé à distance duquel il tenait un peu sa femme. Elle sentait que, quand ils étaient heureux d'être ainsi l'un près de l'autre et que ne retenant plus son impatiente curiosité elle venait se joindre à eux, son arrivée ne leur faisait pas plaisir. Mais ce soir, à cette jalousie habituelle s'en ajoutait, une autre. Car si Mme de Surgis avait raconté à M. de Guermantes les bontés qu'avait eues son frère afin qu'il l'en remerciât, en même temps des amies dévouées du couple Guermantes avaient cru devoir prévenir la duchesse que la maîtresse de son mari avait été vue en tête à tête avec le frère de celui-ci. Et Mme de Guermantes en était tourmentée. « Rappelle-toi comme nous étions heureux jadis à Guermantes, reprit le duc en s'adressant à M. de Charlus. Si tu y venais quelquefois l'été, nous reprendrions notre bonne vie. Te rappelles-tu le vieux père Courveau : “Pourquoi est-ce que Pascal est troublant ? Parce qu'il est trou… trou…” – Blé », prononça M. de Charlus comme s'il répondait encore à son professeur. « “Et pourquoi est-ce que Pascal est troublé ? parce qu'il est trou… parce qu'il est trou…” – Blant. –” Très bien, vous serez reçu, vous aurez certainement une mention, et Mme la duchesse vous donnera un dictionnaire chinois.” – Car tu te rappelles, Basin, à ce moment-là, Basin, j'avais une toquade de chinois. – Si je me rappelle, mon petit Mémé ! Et la vieille potiche que t'avait rapportée Hervey de Saint-Denis, je la vois encore. Tu nous menaçais d'aller passer définitivement ta vie en Chine tant tu étais épris de ce pays ; tu aimais déjà faire de longues vadrouilles. Ah ! tu as été un type spécial car on peut dire qu'en rien tu n'as jamais eu les goûts de tout le monde… » Mais à peine avait-il dit ces mots que le duc piqua ce qu'on appelle un soleil, car il connaissait sinon les moeurs, du moins la réputation de son frère. Comme il ne lui en parlait jamais, il était d'autant plus gêné d'avoir dit quelque chose qui pouvait avoir l'air de s'y rapporter, et plus encore d'avoir paru gêné. Après une seconde de silence : « Qui sait, dit-il pour effacer ses dernières paroles, tu étais peut-être amoureux d'une Chinoise avant d'aimer tant de blanches et de leur plaire, si j'en juge par une certaine dame à qui tu as fait bien plaisir ce soir en causant avec elle. Elle a été ravie de toi. » Le duc s'était promis de ne pas parler de Mme de Surgis, mais au milieu du désarroi que la gaffe qu'il avait faite venait de jeter dans ses idées, il s'était jeté sur la plus voisine qui était précisément celle qui ne devait pas paraître dans l'entretien, quoiqu'elle l'eût motivé. Mais M. de Charlus avait remarqué la rougeur de son frère. Et comme les coupables qui ne veulent pas avoir l'air embarrassé qu'on parle devant eux du crime qu'ils sont censés ne pas avoir commis et croient devoir prolonger une conversation périlleuse : « J'en suis charmé, lui répondit-il, mais je tiens à revenir sur ta phrase précédente qui me semble profondément vraie. Tu disais que je n'ai jamais eu les idées de tout le monde, tu ne disais pas les idées, tu disais les goûts. Comme c'est juste ! Je n'ai jamais eu en rien les goûts de tout le monde, comme c'est juste ! Tu disais que j'avais des goûts spéciaux. – Mais non », protesta M. de Guermantes, qui en effet n'avait pas dit ces mots et ne croyait peut-être pas chez son frère à la réalité de ce qu'ils désignent. Et d'ailleurs, se croyait-il le droit de le tourmenter pour des singularités qui en tous cas étaient restées assez douteuses ou assez secrètes pour ne nuire en rien à l'énorme situation du baron ? Bien plus, sentant que cette situation de son frère allant se mettre au service de ses maîtresses, le duc se disait que cela valait bien quelques complaisances en échange ; eût-il à ce moment connu quelque liaison « spéciale » de son frère que, dans l'espoir de l'appui que celui-ci lui prêterait, espoir uni au pieux souvenir du temps passé, M. de Guermantes eût passé dessus, fermant les yeux sur elle, et au besoin prêtant la main. « Voyons, Basin ; bonsoir, Palamède », dit la duchesse qui, rongée de rage et de curiosité, n'y pouvait plus tenir, « si vous avez décidé de passer la nuit ici, il vaut mieux que nous restions à souper. Vous nous tenez debout, Marie et moi, depuis une demi-heure. » Le duc quitta son frère après une significative étreinte et nous descendîmes tous trois l'immense escalier de l'hôtel de la princesse.

Des deux côtés, sur les marches les plus hautes, étaient répandus des couples qui attendaient que leur voiture fût avancée. Droite, isolée, ayant à ses côtés son mari et moi, la duchesse se tenait à gauche de l'escalier, déjà enveloppée dans son manteau à la Tiepolo, le col enserré dans le fermoir de rubis, dévorée des yeux par des femmes, des hommes, qui cherchaient à surprendre le secret de son élégance et de sa beauté. Attendant sa voiture sur le même degré de l'escalier que Mme de Guermantes, mais à l'extrémité opposée, Mme de Gallardon, qui avait perdu depuis longtemps tout espoir d'avoir jamais la visite de sa cousine, tournait le dos pour ne pas avoir l'air de la voir, et surtout pour ne pas offrir la preuve que celle-ci ne la saluait pas. Mme de Gallardon était de fort méchante humeur parce que des messieurs qui étaient avec elle avaient cru devoir lui parler d'Oriane : « Je ne tiens pas du tout à la voir, leur avait-elle répondu, je l'ai du reste aperçue tout à l'heure, elle commence à vieillir ; il paraît qu'elle ne peut pas s'y faire. Basin lui-même le dit. Et dame ! je comprends ça, parce que comme elle n'est pas intelligente, qu'elle est méchante comme une teigne et qu'elle a mauvaise façon, elle sent bien que, quand elle ne sera plus belle, il ne lui restera rien du tout. »

J'avais mis mon pardessus, ce que M. de Guermantes, qui craignait les refroidissements, blâma, en descendant avec moi, à cause de la chaleur qu'il faisait. Et la génération de nobles qui a plus ou moins passé par monseigneur Dupanloup parle un si mauvais français (excepté les Castellane), que le duc exprima ainsi sa pensée : « Il vaut mieux ne pas être couvert avant d'aller dehors, du moins en thèse générale. »