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Une autre erreur encore que tout jeune lecteur peu au courant eût été porté à faire eût été de croire que le baron et la baronne de Forcheville faisaient part en tant que parents et beaux-parents du marquis de Saint-Loup, c'est-à-dire du côté Guermantes. Or de ce côté ils n'avaient pas à figurer puisque c'était Robert qui était parent des Guermantes et non Gilberte. Non le baron et la baronne de Forcheville malgré cette fausse apparence figuraient du côté de la mariée, il est vrai, et non du côté Cambremer, à cause non pas des Guermantes mais de Jupien, dont notre lecteur plus instruit sait qu'Odette était la cousine germaine.

Toute la faveur de M. de Charlus se porta après le mariage de sa fille adoptive sur le jeune marquis de Cambremer ; les goûts de celui-ci, qui étaient pareils à ceux du baron, du moment qu'ils n'avaient pas empêché qu'il le choisît pour mari de Mlle d'Oloron, ne firent naturellement que le lui faire apprécier davantage quand il fut veuf. Ce n'est pas que le marquis n'eût d'autres qualités qui en faisaient un charmant compagnon pour M. de Charlus. Mais même quand il s'agit d'un homme de haute valeur, c'est une qualité que ne dédaigne pas celui qui l'admet dans son intimité et qui le lui rend particulièrement commode s'il sait jouer aussi le whist. L'intelligence du jeune marquis était remarquable et, comme on disait déjà à Féterne où il n'était encore qu'enfant, il était tout à fait « du côté de sa grand-mère », aussi enthousiaste, aussi musicien. Il en reproduisait aussi certaines particularités, mais celles-là plus par imitation, comme toute la famille, que par atavisme. C'est ainsi que quelque temps après la mort de sa femme, ayant reçu une lettre signée Léonor, prénom que je ne me rappelais pas être le sien, je compris seulement qui m'écrivait quand j'eus lu la formule finale : « Croyez à ma sympathie vraie ». Ce vraie « mis en sa place » ajoutait au prénom Léonor le nom de Cambremer.

Le train entrait en gare de Paris que nous parlions encore avec ma mère de ces deux nouvelles que, pour que la route ne me parût pas trop longue, elle eût voulu réserver pour la seconde partie du voyage et ne m'avait laissé apprendre qu'après Milan. Ma mère était bien vite revenue au point de vue qui pour elle était vraiment le seul, celui de ma grand-mère. Ma mère s'était d'abord dit que ma grand-mère eût été surprise, puis qu'elle eût été attristée, ce qui était simplement une manière de dire que ma grand-mère eût pris plaisir à un événement aussi surprenant et que ma mère ne pouvant pas admettre que ma grand-mère eût été privée d'un plaisir, aimait mieux penser que tout était pour le mieux, cette nouvelle étant de celles qui n'eussent pu que lui faire du chagrin. Mais nous étions à peine rentrés à la maison, que déjà ma mère trouvait encore trop égoïste ce regret de ne pouvoir faire participer ma grand-mère à toutes les surprises qu'amène la vie. Elle aima encore mieux supposer qu'elles n'en eussent pas été pour ma grand-mère dont elles ne faisaient que ratifier les prévisions. Elle voulut voir en celles-ci la confirmation des vues divinatoires de ma grand-mère, la preuve que ma grand-mère avait encore été un esprit plus profond, plus clairvoyant, plus juste, que nous n'avions pensé. Aussi ma mère, pour en venir à ce point de vue d'admiration pure, ne tarda-t-elle pas à ajouter : « Et pourtant, qui sait si ta pauvre grand-mère n'eût pas approuvé ? Elle était si indulgente. Et puis tu sais, pour elle la condition sociale n'était rien, c'était la distinction naturelle. Or rappelle-toi, rappelle-toi, c'est curieux, toutes les deux lui avaient plu. Tu te souviens de cette première visite à Mme de Villeparisis, quand elle était revenue et nous avait dit comme elle avait trouvé M. de Guermantes commun, en revanche quels éloges pour ces Jupien. Pauvre mère, tu te rappelles ? elle disait du père : “Si j'avais une autre fille, je la lui donnerais, et sa fille est encore mieux que lui”. Et la petite Swann ! Elle disait : “Je dis qu'elle est charmante, vous verrez qu'elle fera un beau mariage.” Pauvre mère si elle pouvait voir cela, comme elle a deviné juste ! Jusqu'à la fin, même n'étant plus là, elle nous donnera des leçons de clairvoyance, de bonté, de juste appréciation des choses. » Et comme les joies dont nous souffrions de voir ma grand-mère privée, c'était toutes les humbles petites joies de la vie : une intonation d'acteur qui l'eût amusée, un plat qu'elle aimait, un nouveau roman d'un auteur préféré, maman disait : « Comme elle eût été surprise, comme cela l'eût amusée ! Quelle jolie lettre elle eût répondue ! » Et ma mère continuait : « Crois-tu, ce pauvre Swann qui désirait tant que Gilberte fût reçue chez les Guermantes, serait-il heureux s'il pouvait voir sa fille devenir une Guermantes ! – Sous un autre nom que le sien, conduite à l'autel comme Mlle de Forcheville ? crois-tu qu'il en serait si heureux ? – Ah ! c'est vrai, je n'y pensais pas. – C'est ce qui fait que je ne peux pas me réjouir pour cette petite “rosse” ; cette pensée qu'elle a eu le coeur de quitter le nom de son père qui était si bon pour elle. – Oui tu as raison, tout compte fait, il est peut-être mieux qu'elle ne l'ait pas su. » Tant pour les morts, comme pour les vivants, on ne peut savoir si une chose leur ferait plus de joie ou plus de peine ! « Il paraît que les Saint-Loup vivront à Tansonville. Le père Swann, qui désirait tant montrer son étang à ton pauvre grand-père, aurait-il jamais pu supposer que le duc de Guermantes le verrait souvent, surtout s'il avait su le mariage infamant de son fils ? Enfin, toi qui as tant parlé à Saint-Loup des épines roses, des lilas et des iris de Tansonville, il te comprendra mieux. C'est lui qui les possédera. » Ainsi se déroulait dans notre salle à manger, sous la lumière de la lampe dont elles sont amies, une de ces causeries où la sagesse non des nations mais des familles, s'emparant de quelque événement, mort, fiançailles, héritage, ruine, et le glissant sous le verre grossissant de la mémoire, lui donne tout son relief, dissocie, recule et situe en perspective à différents points de l'espace et du temps ce qui, pour ceux qui n'ont pas vécu semble amalgamé sur une même surface, les noms des décédés, les adresses successives, les origines de la fortune et ses changements, les mutations de propriété. Cette sagesse-là n'est-elle pas inspirée par la Muse qu'il convient de méconnaître le plus longtemps possible si l'on veut garder quelque fraîcheur d'impressions et quelque vertu créatrice, mais que ceux-là mêmes qui l'ont ignorée rencontrent au soir de leur vie dans la nef de la vieille église provinciale, à une heure où tout à coup ils se sentent moins sensibles à la beauté éternelle exprimée par les sculptures de l'autel qu'à la connaissance des fortunes diverses qu'elles subirent, passant dans une illustre collection particulière, dans une chapelle, puis dans un musée, puis ayant fait retour à l'église, ou qu'à sentir qu'ils y foulent un pavé presque pensant qui est fait de la dernière poussière d'Arnauld ou de Pascal, ou tout simplement à déchiffrer, imaginant peut-être le visage d'une fraîche provinciale sur la plaque de cuivre du prie-Dieu de bois, les noms des filles du hobereau ou du notable, la Muse qui a recueilli tout ce que les Muses plus hautes de la philosophie et de l'art ont rejeté, tout ce qui n'est pas fondé en vérité, tout ce qui n'est que contingent mais révèle aussi d'autres lois : c'est l'Histoire !

D'anciennes amies de ma mère, plus ou moins de Combray, vinrent la voir pour lui parler du mariage de Gilberte, lequel ne les éblouissait nullement. « Vous savez ce que c'est Mlle de Forcheville, c'est tout simplement Mlle Swann. Et le témoin de son mariage, le “baron” de Charlus, comme il se fait appeler, c'est ce vieux qui entretenait déjà la mère autrefois au vu et au su de Swann qui y trouvait son intérêt. – Mais qu'est-ce que vous dites ? protestait ma mère, Swann, d'abord, était extrêmement riche. – Il faut croire qu'il ne l'était pas tant que ça pour avoir besoin de l'argent des autres. Mais qu'est-ce qu'elle a donc, cette femme-là, pour tenir ainsi ses anciens amants ? Elle a trouvé le moyen de se faire épouser par le premier, puis par le troisième et elle retire à moitié de la tombe le deuxième pour qu'il serve de témoin à la fille qu'elle a eue du premier ou d'un autre, car comment se reconnaître dans la quantité ? elle n'en sait plus rien elle-même ! Je dis le troisième, c'est le trois centième qu'il faudrait dire. Du reste vous savez que si elle n'est pas plus Forcheville que vous et moi, cela va bien avec le mari qui naturellement n'est pas noble. Vous pensez bien qu'il n'y a qu'un aventurier pour épouser cette fille-là. Il paraît que c'est un M. Dupont ou Durand quelconque. S'il n'y avait pas maintenant un maire radical à Combray, qui ne salue même pas le curé, j'aurais su le fin de la chose. Parce que, vous comprenez bien quand on a publié les bans il a bien fallu dire le vrai nom. C'est très joli pour les journaux et pour le papetier qui envoie les lettres de faire-part de se faire appeler le marquis de Saint-Loup. Ça ne fait mal à personne, et si ça peut leur faire plaisir à ces bonnes gens, ce n'est pas moi qui y trouverai à redire, en quoi ça peut-il me gêner ? Comme je ne fréquenterai jamais la fille d'une femme qui a fait parler d'elle, elle peut bien être marquise long comme le bras pour ses domestiques. Mais dans les actes de l'état civil ce n'est pas la même chose. Ah ! si mon cousin Sazerat était encore premier adjoint, je lui aurais écrit, à moi il m'aurait dit sous quel nom il avait fait faire les publications. »

Je vis d'ailleurs pas mal à cette époque Gilberte, avec laquelle je m'étais de nouveau lié : car notre vie, dans sa longueur, n'est pas calculée sur la vie de nos amitiés. Qu'une certaine période de temps s'écoule et l'on voit reparaître (de même qu'en politique d'anciens ministères, au théâtre des pièces oubliées qu'on reprend) des relations d'amitié renouées entre les mêmes personnes qu'autrefois, après de longues années d'interruption, et renouées avec plaisir. Au bout de dix ans les raisons que l'un avait de trop aimer, l'autre de ne pouvoir supporter un trop exigeant despotisme, ces raisons n'existent plus. La convenance seule subsiste, et tout ce que Gilberte m'eût refusé autrefois, elle me l'accordait aisément, sans doute parce que je ne le désirais plus. Ce qui lui avait semblé intolérable, impossible, sans que nous nous fussions jamais dit la raison du changement, elle était toujours prête à venir à moi, jamais pressée de me quitter ; c'est que l'obstacle avait disparu, mon amour.

J'allai d'ailleurs passer un peu plus tard quelques jours à Tansonville. Ce déplacement me gênait assez, car j'avais à Paris une jeune fille qui couchait dans le pied-à-terre que j'avais loué. Comme d'autres de l'arôme des forêts ou du murmure d'un lac, j'avais besoin de son sommeil à côté de moi, et, le jour, de l'avoir toujours à côté de moi, dans ma voiture. Car un amour a beau s'oublier, il peut déterminer la forme de l'amour qui le suivra. Déjà au sein même de l'amour précédent des habitudes quotidiennes existaient, et dont nous ne nous rappelions pas nous-même l'origine ; c'est une angoisse d'un premier jour qui nous avait fait souhaiter passionnément, puis adopter d'une manière fixe, comme les coutumes dont on a oublié le sens, ces retours en voiture jusqu'à la demeure même de l'aimée, ou sa résidence dans notre demeure, notre présence ou celle de quelqu'un en qui nous avons confiance dans toutes ses sorties, toutes ces habitudes, sortes de grandes voies uniformes par où passe chaque jour notre amour et qui furent fondues jadis dans le feu volcanique d'une émotion ardente. Mais ces habitudes survivent à la femme, même au souvenir de la femme. Elles deviennent la forme, sinon de tous nos amours, du moins de certains de nos amours qui alternent entre eux. Et ainsi ma demeure avait exigé en souvenir d'Albertine oubliée la présence de ma maîtresse actuelle que je cachais aux visiteurs et qui remplissait ma vie comme jadis Albertine. Et pour aller à Tansonville, je dus obtenir d'elle qu'elle se laissât garder par un de mes amis qui n'aimait pas les femmes, pendant quelques jours. J'allai parce que j'avais appris que Gilberte était malheureuse, trompée par Robert, mais pas de la manière que tout le monde croyait, que peut-être elle-même croyait encore, qu'en tout cas elle disait. Mais l'amour-propre, le désir de tromper les autres, de se tromper soi-même, la connaissance d'ailleurs imparfaite des trahisons, qui est celle de tous les êtres trompés, d'autant plus que Robert, en vrai neveu de M. de Charlus, s'affichait avec des femmes qu'il compromettait, que le monde croyait et qu'en somme Gilberte croyait ses maîtresses… On trouvait même dans le monde qu'il ne se gênait pas assez, ne lâchant pas d'une semelle dans les soirées telle femme qu'il ramenait ensuite, laissant Mme de Saint-Loup rentrer comme elle pouvait. Qui eût dit que l'autre femme qu'il compromettait ainsi n'était pas en réalité sa maîtresse eût passé pour un naïf, aveugle devant l'évidence. Mais j'avais été malheureusement aiguillé vers la vérité, vers la vérité qui me fit une peine infinie, par quelques mots échappés à Jupien. Quelle n'avait pas été ma stupéfaction quand, étant allé, quelques mois avant mon départ pour Tansonville, prendre des nouvelles de M. de Charlus chez lequel certains troubles cardiaques s'étaient manifestés non sans causer de grandes inquiétudes, et parlant à Jupien que j'avais trouvé seul d'une correspondance amoureuse adressée à Robert et signée Bobette que Mme de Saint-Loup avait surprise, j'avais appris par l'ancien factotum du baron que la personne qui signait Bobette n'était autre que le violoniste-chroniqueur dont nous avons parlé et qui avait joué un assez grand rôle dans la vie de M. de Charlus ! Jupien n'en parlait pas sans indignation : « Ce garçon pouvait agir comme bon lui semblait, il était libre. Mais s'il y a un côté où il n'aurait pas dû regarder, c'est le côté du neveu du baron. D'autant plus que le baron aimait son neveu comme son fils ; il a cherché à désunir le ménage, c'est honteux. Et il a fallu qu'il y mette des ruses diaboliques, car personne n'était plus opposé de nature à ces choses-là que le marquis de Saint-Loup. A-t-il fait assez de folies pour ses maîtresses ! Non, que ce misérable musicien ait quitté le baron comme il l'a quitté, salement, on peut bien le dire, c'était son affaire. Mais se tourner vers le neveu ! Il y a des choses qui ne se font pas. » Jupien était sincère dans son indignation ; chez les personnes dites immorales, les indignations morales sont tout aussi fortes que chez les autres et changent seulement un peu d'objet. De plus, les gens dont le coeur n'est pas directement en cause, jugeant toujours les liaisons à éviter, les mauvais mariages, comme si on était libre de choisir ce qu'on aime, ne tiennent pas compte du mirage délicieux que l'amour projette et qui enveloppe si entièrement et si uniquement la personne dont on est amoureux que la « sottise » que fait un homme en épousant une cuisinière ou la maîtresse de son meilleur ami est en général le seul acte poétique qu'il accomplisse au cours de son existence.