364

« C'est comme ça, Brichot, que vous vous promenez la nuit avec un beau jeune homme ? dit-il en nous abordant, cependant que le voyou désappointé s'éloignait. C'est du beau ! On le dira à vos petits élèves de la Sorbonne, que vous n'êtes pas plus sérieux que cela. Du reste la compagnie de la jeunesse vous réussit, monsieur le professeur, vous êtes frais comme une petite rose. Et vous, mon cher, comment allez-vous ? me dit-il en quittant son ton plaisant. On ne vous voit pas souvent quai Conti, belle jeunesse. Eh bien, et votre cousine, comment va-t-elle ? Elle n'est pas venue avec vous. Nous le regrettons, car elle est charmante. Verrons-nous votre cousine ce soir ? Oh ! elle est bien jolie. Et elle le serait plus encore si elle cultivait davantage l'art si rare, qu'elle possède naturellement, de se bien vêtir. » Ici je dois dire que M. de Charlus « possédait », ce qui faisait de lui l'exact contraire, l'antipode de moi, le don d'observer minutieusement, de distinguer les détails aussi bien d'une toilette que d'une « toile ». Pour les robes et chapeaux certaines mauvaises langues ou certains théoriciens trop absolus diront que chez un homme le penchant vers les attraits masculins a pour compensation le goût inné, l'étude, la science de la toilette féminine. Et en effet cela arrive quelquefois, comme si les hommes ayant accaparé tout le désir physique, toute la tendresse profonde d'un Charlus, l'autre sexe se trouvait en revanche gratifié de tout ce qui est goût « platonique » (adjectif fort impropre), ou, tout court, de tout ce qui est goût, avec les plus savants et les plus sûrs raffinements. À cet égard M. de Charlus eût mérité le surnom qu'on lui donna plus tard, « la Couturière ». Mais son goût, son esprit d'observation s'étendait à bien d'autres choses. On a vu, le soir où j'allai le voir après un dîner chez la duchesse de Guermantes, que je ne m'étais aperçu des chefs-d'oeuvre qu'il avait dans sa demeure qu'au fur et à mesure qu'il me les avait montrés. Il reconnaissait immédiatement ce à quoi personne n'eût jamais fait attention, et cela aussi bien dans les oeuvres d'art que dans les mets d'un dîner (et de la peinture à la cuisine tout l'entre-deux était compris). J'ai toujours regretté que M. de Charlus, au lieu de borner ses dons artistiques à la peinture d'un éventail comme présent à sa belle-soeur (nous avons vu la duchesse de Guermantes le tenir à la main et le déployer moins pour s'en éventer que pour s'en vanter, en faisant ostentation de l'amitié de Palamède) et au perfectionnement de son jeu pianistique afin d'accompagner sans faire de fautes les traits de violon de Morel, j'ai toujours regretté, dis-je, et je regrette encore, que M. de Charlus n'ait jamais rien écrit. Sans doute je ne peux pas tirer de l'éloquence de sa conversation et même de sa correspondance la conclusion qu'il eût été un écrivain de talent. Ces mérites-là ne sont pas dans le même plan. Nous avons vu d'ennuyeux diseurs de banalités écrire des chefs-d'oeuvre, et des rois de la causerie être inférieurs au plus médiocre dès qu'ils s'essayaient à écrire. Malgré tout je crois que si M. de Charlus eût tâté de la prose, et pour commencer sur ces sujets artistiques qu'il connaissait bien, le feu eût jailli, l'éclair eût brillé, et que l'homme du monde fût devenu maître écrivain. Je le lui dis souvent, il ne voulut jamais s'y essayer, peut-être simplement par paresse, ou temps accaparé par des fêtes brillantes et des divertissements sordides, ou besoin Guermantes de prolonger indéfiniment des bavardages. Je le regrette d'autant plus que dans sa plus éclatante conversation, l'esprit n'était jamais séparé du caractère, les trouvailles de l'un des insolences de l'autre. S'il eût fait des livres, au lieu de le détester tout en l'admirant comme on faisait dans un salon où dans ses moments les plus curieux d'intelligence, tout en même temps il piétinait les faibles, se vengeait de qui ne l'avait pas insulté, cherchait bassement à brouiller des amis – s'il eût fait des livres on aurait eu sa valeur spirituelle isolée, décantée du mal, rien n'eût gêné l'admiration et bien des traits eussent fait éclore l'amitié.

En tout cas, même si je me trompe sur ce qu'il eût pu réaliser dans la moindre page, il eût rendu un rare service en écrivant, car s'il distinguait tout, tout ce qu'il distinguait il en savait le nom. Certes en causant avec lui, si je n'ai pas appris à voir (la tendance de mon esprit et de mon sentiment était ailleurs), du moins j'ai vu des choses qui sans lui me seraient restées inaperçues, mais leur nom, qui m'eût aidé à retrouver leur dessin, leur couleur, ce nom je l'ai toujours assez vite oublié. S'il avait fait des livres, même mauvais, ce que je ne crois pas qu'ils eussent été, quel dictionnaire délicieux, quel répertoire inépuisable ! Après tout, qui sait ? Au lieu de mettre en oeuvre son savoir et son goût, peut-être par ce démon qui contrarie souvent nos destins, eût-il écrit de fades romans feuilletons, d'inutiles récits de voyages et d'aventures.