389. Je sentais que ma vie avec Albertine n'était, pour une part, quand je n'étais pas jaloux, qu'ennui, pour l'autre part, quand j'étais jaloux, que souffrance. À supposer qu'il y eût eu du bonheur, il ne pouvait durer. Dans le même esprit de sagesse qui m'inspirait à Balbec, le soir où nous avions été heureux après la visite de Mme de Cambremer, je voulais la quitter parce que je savais qu'à prolonger je ne gagnerais rien. Seulement, maintenant encore, je m'imaginais que le souvenir que je garderais d'elle serait comme une sorte de vibration prolongée par une pédale, de la minute de notre séparation. Aussi je tenais à choisir une minute douce, afin que ce fût elle qui continuât à vibrer en moi. Il ne fallait pas être trop difficile, attendre trop, il fallait être sage. Et pourtant, ayant tant attendu, ce serait folie de ne pas savoir attendre quelques jours de plus, jusqu'à ce qu'une minute acceptable se présentât, plutôt que de risquer de la voir partir avec cette même révolte que j'avais autrefois quand maman s'éloignait de mon lit sans me redire bonsoir, ou quand elle me disait adieu à la gare. À tout hasard je multipliais les gentillesses que je pouvais lui faire. Pour les robes de Fortuny, nous nous étions enfin décidés pour une bleu et or doublée de rose, qui venait d'être terminée. Et j'avais commandé tout de même les cinq auxquelles elle avait renoncé avec regret, par préférence pour celle-là.
Pourtant, à la venue du printemps, deux mois ayant passé depuis ce que m'avait dit sa tante, je me laissai emporter par la colère un soir. C'était justement celui où Albertine avait revêtu pour la première fois la robe de chambre bleu et or de Fortuny qui, en m'évoquant Venise, me faisait plus sentir encore ce que je sacrifiais pour Albertine qui ne m'en savait aucun gré. Si je n'avais jamais vu Venise, j'en rêvais sans cesse depuis ces vacances de Pâques, qu'encore enfant, j'avais dû y passer, et plus anciennement encore par les gravures du Titien et les photographies de Giotto que Swann m'avait jadis données à Combray. La robe de Fortuny que portait ce soir-là Albertine me semblait comme l'ombre tentatrice de cette invisible Venise. Elle était envahie d'ornementation arabe comme Venise, comme les palais de Venise dissimulés à la façon des sultanes derrière un voile ajouré de pierre, comme les reliures de la bibliothèque Ambrosienne, comme les colonnes desquelles les oiseaux orientaux qui signifient alternativement la mort et la vie, se répétaient dans le miroitement de l'étoffe, d'un bleu profond qui au fur et à mesure que mon regard s'y avançait se changeait en or malléable, par ces mêmes transmutations qui, devant la gondole qui s'avance, changent en métal flamboyant l'azur du Grand Canal. Et les manches étaient doublées d'un rose cerise qui est si particulièrement vénitien qu'on l'appelle rose Tiepolo.
Dans la journée, Françoise avait laissé échapper devant moi qu'Albertine n'était contente de rien, que quand je lui faisais dire que je sortirais avec elle, ou que je ne sortirais pas, que l'automobile viendrait la prendre, ou ne viendrait pas, elle haussait presque les épaules et répondait à peine poliment. Ce soir-là, où je la sentais de mauvaise humeur et où la première grande chaleur m'avait énervé, je ne pus retenir ma colère et lui reprochai son ingratitude : « Oui, vous pouvez demander à tout le monde, criai-je de toutes mes forces, hors de moi, vous pouvez demander à Françoise, ce n'est qu'un cri. » Mais aussitôt je me rappelai qu'Albertine m'avait dit une fois combien elle me trouvait l'air terrible quand j'étais en colère, et m'avait appliqué les vers d'Esther :
Jugez combien ce front irrité contre moi
Dans mon âme troublée a dû jeter d'émoi…
Hélas ! sans frissonner quel coeur audacieux
Soutiendrait les éclairs qui partent de vos yeux ?
J'eus honte de ma violence. Et pour revenir sur ce que j'avais fait, sans cependant que ce fût une défaite, de manière que ma paix fût une paix armée et redoutable, en même temps qu'il me semblait utile de montrer que je ne craignais pas une rupture pour qu'elle n'en eût pas l'idée : « Pardonnez-moi, ma petite Albertine, j'ai honte de ma violence, j'en suis désespéré. Si nous ne pouvons plus nous entendre, si nous devons nous quitter, il ne faut pas que ce soit ainsi, ce ne serait pas digne de nous. Nous nous quitterons s'il le faut, mais avant tout je tiens à vous demander pardon bien humblement de tout mon coeur. » Je pensai que pour réparer cela, et m'assurer de ses projets de rester pour le temps qui allait suivre, et au moins jusqu'à ce qu'Andrée fût partie, ce qui était dans trois semaines, il serait bon dès le lendemain de chercher quelque plaisir plus grand que ceux qu'elle avait encore eus, et à assez longue échéance ; aussi, puisque j'allais effacer l'ennui que je lui avais causé, peut-être ferais-je bien de profiter de ce moment pour lui montrer que je connaissais mieux sa vie qu'elle ne croyait. La mauvaise humeur qu'elle ressentirait serait effacée demain par mes gentillesses, mais l'avertissement resterait dans son esprit. « Oui, ma petite Albertine, pardonnez-moi si j'ai été violent. Je ne suis pas tout à fait aussi coupable que vous croyez. Il y a des gens méchants qui cherchent à nous brouiller, je n'avais jamais voulu vous en parler pour ne pas vous tourmenter, et je finis par être affolé quelquefois de certaines dénonciations. » Et voulant profiter de ce que j'allais pouvoir lui montrer que j'étais au courant pour le départ de Balbec : « Ainsi tenez, vous saviez que Mlle Vinteuil devait venir chez Mme Verdurin l'après-midi où vous êtes allée au Trocadéro. » Elle rougit. « Oui, je le savais. – Pouvez-vous me jurer que ce n'était pas pour ravoir des relations avec elle ? – Mais bien sûr que je peux vous le jurer. Pourquoi “ravoir” ? je n'en ai jamais eu, je vous le jure. » J'étais navré d'entendre Albertine me mentir ainsi, me nier l'évidence que sa rougeur m'avait trop avouée. Sa fausseté me navrait. Et pourtant, comme elle contenait une protestation d'innocence que sans m'en rendre compte j'étais prêt à croire, elle me fit moins de mal que sa sincérité quand, lui ayant demandé : « Pouvez-vous du moins me jurer que le plaisir de revoir Mlle Vinteuil n'entrait pour rien dans votre désir d'aller à cette matinée des Verdurin ? » elle me répondit : « Non, cela je ne peux pas le jurer. Cela me faisait un grand plaisir de revoir Mlle Vinteuil. » Une seconde avant, je lui en voulais de dissimuler ses relations avec Mlle Vinteuil, et maintenant l'aveu du plaisir qu'elle aurait eu à la voir me cassait bras et jambes. Sans doute, quand Albertine m'avait dit, quand j'étais rentré de chez les Verdurin : « Est-ce qu'ils ne devaient pas avoir Mlle Vinteuil ? » elle m'avait rendu toute ma souffrance en me prouvant qu'elle savait sa venue. Mais je m'étais sans doute fait depuis ce raisonnement : « Elle savait sa venue qui ne lui faisait aucune espèce de plaisir, mais comme elle a dû comprendre après coup que c'est la révélation qu'elle connaissait une personne d'aussi mauvaise réputation que Mlle Vinteuil, qui m'avait tant désespéré à Balbec jusqu'à me donner l'idée du suicide, elle n'a pas voulu m'en parler. » Et puis voilà qu'elle était obligée de m'avouer que cette venue lui faisait plaisir. D'ailleurs, sa façon mystérieuse de vouloir aller chez les Verdurin eût dû m'être une preuve suffisante. Mais je n'y avais plus assez pensé. Aussi quoique me disant maintenant : « Pourquoi n'avoue-t-elle qu'à moitié ? c'est encore plus bête que méchant et que triste », j'étais tellement écrasé que je n'eus pas le courage d'insister là-dessus, où je n'avais pas le beau rôle n'ayant pas de document révélateur à produire, et pour ressaisir mon ascendant je me hâtai de passer au sujet d'Andrée qui allait me permettre de mettre en déroute Albertine par l'écrasante révélation de la dépêche d'Andrée. « Tenez, lui dis-je, maintenant on me tourmente, on me persécute à me reparler de vos relations, mais avec Andrée. – Avec Andrée ? ? » s'écria-t-elle. La mauvaise humeur enflammait son visage. Et l'étonnement ou le désir de paraître étonnée écarquillait ses yeux. « C'est chcharmant ! ! Et peut-on savoir qui vous a dit ces belles choses ? est-ce que je pourrais leur parler, à ces personnes ? savoir sur quoi elles appuient leurs infamies ? – Ma petite Albertine, je ne sais pas, ce sont des lettres anonymes, mais de personnes que vous trouveriez peut-être assez facilement (pour lui montrer que je ne craignais pas qu'elle cherchât), car elles doivent bien vous connaître. La dernière, je vous l'avoue (et je vous cite celle-là justement parce qu'il s'agit d'un rien et qu'elle n'a rien de pénible à citer), m'a pourtant exaspéré. Elle me disait que si, le jour où nous avons quitté Balbec, vous aviez d'abord voulu rester et ensuite partir, c'est que dans l'intervalle vous aviez reçu une lettre d'Andrée vous disant qu'elle ne viendrait pas. – Je sais très bien qu'Andrée m'a écrit qu'elle ne viendrait pas, elle m'a même télégraphié, je ne peux pas vous montrer la dépêche parce que je ne l'ai pas gardée, mais ce n'était pas ce jour-là, d'ailleurs, quand même ç'aurait été ce jour-là, qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse qu'Andrée vînt à Balbec ou non ? » « Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse » était une preuve de colère, et que « cela lui faisait » quelque chose ; mais pas forcément une preuve qu'Albertine était revenue uniquement par désir de voir Andrée. Chaque fois qu'Albertine voyait un des motifs réels, ou allégués, d'un de ses actes, découvert par une personne à qui elle en avait donné un autre motif, Albertine était en colère, la personne fût-elle celle pour laquelle elle avait fait réellement l'acte. Albertine croyait-elle que ces renseignements sur ce qu'elle faisait, ce n'était pas des anonymes qui me les envoyaient malgré moi, mais moi qui les sollicitais avidement, on n'aurait pu nullement le déduire des paroles qu'elle me dit ensuite, où elle avait l'air d'accepter ma version des lettres anonymes, mais de son air de colère contre moi, colère qui n'avait l'air que d'être l'explosion de ses mauvaises humeurs antérieures, tout comme l'espionnage auquel elle eût, dans cette hypothèse, cru que je m'étais livré n'eût été que l'aboutissement d'une surveillance de tous ses actes, dont elle n'eût plus douté depuis longtemps. Sa colère s'étendit même jusqu'à Andrée, et se disant sans doute que maintenant je ne serais plus tranquille même quand elle sortirait avec Andrée : « D'ailleurs, Andrée m'exaspère. Elle est assommante. Elle revient demain. Je ne veux plus sortir avec elle. Vous pouvez l'annoncer aux gens qui vous ont dit que j'étais revenue à Paris pour elle. Si je vous disais que, depuis tant d'années que je connais Andrée, je ne saurais pas vous dire comment est sa figure tant je l'ai peu regardée ! » Or à Balbec, la première année, elle m'avait dit : « Andrée est ravissante. » Il est vrai que cela ne voulait pas dire qu'elle eût des relations amoureuses avec elle, et même je ne l'avais jamais entendue parler alors qu'avec indignation de toutes les relations de ce genre. Mais ne pouvait-elle avoir changé, même sans se rendre compte qu'elle avait changé, en ne croyant pas que ses jeux avec une amie fussent la même chose que les relations immorales, assez peu précises dans son esprit, qu'elle flétrissait chez les autres ? N'était-ce pas possible, puisque ce même changement, et cette même inconscience du changement, s'étaient produits dans ses relations avec moi, avec moi dont elle avait repoussé à Balbec avec tant d'indignation ces baisers qu'elle devait me donner elle-même ensuite, et chaque jour, et que, je l'espérais, elle me donnerait encore bien longtemps, qu'elle allait me donner dans un instant ? « Mais, ma chérie, comment voulez-vous que je le leur annonce puisque je ne les connais pas ? » Cette réponse était si forte qu'elle aurait dû dissoudre les objections et les doutes que je voyais cristallisés dans les prunelles d'Albertine. Mais elle les laissa intacts ; je m'étais tu, et pourtant elle continuait à me regarder avec cette attention persistante qu'on prête à quelqu'un qui n'a pas fini de parler. Je lui demandai de nouveau pardon. Elle me répondit qu'elle n'avait rien à me pardonner. Elle était redevenue très douce. Mais sous son visage triste et défait, il me semblait qu'un secret s'était formé.
390. Je savais bien qu'elle ne pouvait me quitter sans me prévenir ; d'ailleurs elle ne pouvait ni le désirer (c'était dans huit jours qu'elle devait essayer les nouvelles robes de Fortuny), ni décemment le faire, ma mère revenant à la fin de la semaine et sa tante également. Pourquoi, puisque c'était impossible qu'elle partît, lui redis-je à plusieurs reprises que nous sortirions ensemble le lendemain pour aller voir des verreries de Venise que je voulais lui donner, et fus-je soulagé de l'entendre me dire que c'était convenu ? Quand elle vint me dire bonsoir et que je l'embrassai, elle ne fit pas comme d'habitude, se détourna, et – c'était quelques instants à peine après le moment où je venais de penser à cette douceur qu'elle me donnât tous les soirs ce qu'elle m'avait refusé à Balbec – elle ne me rendit pas mon baiser. On aurait dit que, brouillée avec moi, elle ne voulait pas me donner un signe de tendresse qui eût plus tard pu me paraître comme une fausseté démentant cette brouille. On aurait dit qu'elle accordait ses actes avec cette brouille et cependant avec mesure, soit pour ne pas l'annoncer, soit parce que, rompant avec moi des rapports charnels, elle voulait cependant rester mon amie. Je l'embrassai alors une seconde fois, serrant contre mon coeur l'azur miroitant et doré du Grand Canal et les oiseaux accouplés, symboles de mort et de résurrection. Mais une seconde fois, au lieu de me rendre mon baiser, elle s'écarta avec l'espèce d'entêtement instinctif et néfaste des animaux qui sentent la mort. Ce pressentiment qu'elle semblait traduire me gagna moi-même et me remplit d'une crainte si anxieuse que, quand Albertine fut arrivée à la porte, je n'eus pas le courage de la laisser partir et la rappelai. « Albertine, lui dis-je, je n'ai aucun sommeil. Si vous-même vous n'avez pas envie de dormir, vous auriez pu rester encore un peu, si vous voulez, mais je n'y tiens pas, et surtout je ne veux pas vous fatiguer. » Il me semblait que si j'avais pu la faire déshabiller et l'avoir dans sa chemise de nuit blanche, dans laquelle elle semblait plus rose, plus chaude, où elle irritait plus mes sens, la réconciliation eût été plus complète. Mais j'hésitai un instant, car le bord bleu de la robe ajoutait à son visage une beauté, une illumination, un ciel sans lesquels elle m'eût semblé plus dure. Elle revint lentement et me dit avec beaucoup de douceur et toujours le même visage abattu et triste : « Je peux rester tant que vous voudrez, je n'ai pas sommeil. » Sa réponse me calma car, tant qu'elle était là, je sentais que je pouvais aviser à l'avenir, et elle recelait aussi de l'amitié, de l'obéissance, mais d'une certaine nature, et qui me semblait avoir pour limite ce secret que je sentais derrière son regard triste, ses manières changées, moitié malgré elle, moitié sans doute pour les mettre d'avance en harmonie avec quelque chose que je ne savais pas. Il me sembla que, tout de même, il n'y aurait que de l'avoir tout en blanc, avec son cou nu, devant moi, comme je l'avais vue à Balbec dans son lit, qui me donnerait assez d'audace pour qu'elle fût obligée de céder. « Puisque vous êtes si gentille que de rester un peu à me consoler, vous devriez enlever votre robe, c'est trop chaud, trop raide, je n'ose pas vous approcher pour ne pas froisser cette belle étoffe et il y a entre nous ces oiseaux fatidiques. Déshabillez-vous, mon chéri. – Non, ce ne serait pas commode de défaire ici cette robe. Je me déshabillerai dans ma chambre tout à l'heure. – Alors vous ne voulez même pas vous asseoir sur mon lit ? – Mais si. » Mais elle resta un peu loin, près de mes pieds. Nous causâmes. Tout d'un coup nous entendîmes la cadence régulière d'un appel plaintif. C'étaient les pigeons qui commençaient à roucouler. « Cela prouve qu'il fait déjà jour », dit Albertine ; et le sourcil presque froncé, comme si elle manquait en vivant chez moi les plaisirs de la belle saison : « Le printemps est commencé pour que les pigeons soient revenus. » La ressemblance entre leur roucoulement et le chant du coq était aussi profonde et aussi obscure que, dans le septuor de Vinteuil, la ressemblance entre le thème de l'adagio qui est bâti sur le même thème clef que le premier et le dernier morceau, mais tellement transformé par les différences de tonalité, de mesure, etc. que le public profane, s'il ouvre un ouvrage sur Vinteuil, est étonné de voir qu'ils sont bâtis tous trois sur les quatre mêmes notes, quatre notes qu'il peut d'ailleurs jouer d'un doigt au piano sans retrouver aucun des trois morceaux. Tel, ce mélancolique morceau exécuté par les pigeons était une sorte de chant du coq en mineur, qui ne s'élevait pas vers le ciel, ne montait pas verticalement, mais, régulier comme le braiment d'un âne, enveloppé de douceur, allait d'un pigeon à l'autre sur une même ligne horizontale, et jamais ne se redressait, ne changeait sa plainte latérale en ce joyeux appel qu'avaient poussé tant de fois l'allegro de l'introduction et le finale. Je sais que je prononçai alors le mot « mort » comme si Albertine allait mourir. Il semble que les événements soient plus vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout entiers. Certes, ils débordent sur l'avenir par la mémoire que nous en gardons, mais ils demandent une place aussi au temps qui les précède. Certes, on dira que nous ne les voyons pas alors tels qu'ils seront, mais dans le souvenir ne sont-ils pas aussi modifiés ?
Quand je vis que d'elle-même elle ne m'embrassait pas, comprenant que tout ceci était du temps perdu et que ce n'était qu'à partir du baiser que commenceraient les minutes calmantes, et véritables, je lui dis : « Bonsoir, il est trop tard », parce que cela ferait qu'elle m'embrasserait, et nous continuerions ensuite. Mais après m'avoir dit : « Bonsoir, tâchez de bien dormir », exactement comme les deux premières fois, elle se contenta d'un baiser sur la joue. Cette fois je n'osai pas la rappeler. Mais mon coeur battait si fort que je ne pus me recoucher. Comme un oiseau qui va d'une extrémité de sa cage à l'autre, sans arrêter je passais de l'inquiétude qu'Albertine pût partir à un calme relatif. Ce calme était produit par le raisonnement que je recommençais plusieurs fois par minute : « Elle ne peut pas partir en tout cas sans me prévenir, elle ne m'a nullement dit qu'elle partirait », et j'étais à peu près calmé. Mais aussitôt je me redisais : « Pourtant si demain j'allais la trouver partie ! Mon inquiétude elle-même a bien sa cause en quelque chose ; pourquoi ne m'a-t-elle pas embrassé ? » Alors je souffrais horriblement du coeur. Puis il était un peu apaisé par le raisonnement que je recommençais, mais je finissais par avoir mal à la tête, parce que ce mouvement de ma pensée était si incessant et si monotone. Il y a ainsi certains états moraux, et notamment l'inquiétude, qui, ne nous présentant que deux alternatives, ont quelque chose d'aussi atrocement limité qu'une simple souffrance physique. Je refaisais perpétuellement le raisonnement qui donnait raison à mon inquiétude et celui qui lui donnait tort et me rassurait, sur un espace aussi exigu que le malade qui palpe sans arrêter, d'un mouvement interne, l'organe qui le fait souffrir, s'éloigne un instant du point douloureux, pour y revenir l'instant d'après. Tout à coup, dans le silence de la nuit, je fus frappé par un bruit en apparence insignifiant mais qui me remplit de terreur, le bruit de la fenêtre d'Albertine qui s'ouvrait violemment. Quand je n'entendis plus rien, je me demandai pourquoi ce bruit m'avait fait si peur. En lui-même il n'avait rien de si extraordinaire ; mais je lui donnais probablement deux significations qui m'épouvantaient également. D'abord c'était une convention de notre vie commune, comme je craignais les courants d'air, qu'on n'ouvrît jamais de fenêtre la nuit. On l'avait expliqué à Albertine quand elle était venue habiter à la maison, et bien qu'elle fût persuadée que c'était de ma part une manie, et malsaine, elle m'avait promis de ne jamais enfreindre cette défense. Et elle était si craintive pour toutes ces choses qu'elle savait que je voulais, les blâmât-elle, que je savais qu'elle eût plutôt dormi dans l'odeur d'un feu de cheminée que d'ouvrir sa fenêtre, de même que pour l'événement le plus important elle ne m'eût pas fait réveiller le matin. Ce n'était qu'une des petites conventions de notre vie, mais du moment qu'elle violait celle-là sans m'en avoir parlé, cela ne voulait-il pas dire qu'elle n'avait plus rien à ménager, qu'elle les violerait aussi bien toutes ? Puis ce bruit avait été violent, presque mal élevé, comme si elle avait ouvert rouge de colère et disant : « Cette vie m'étouffe, tant pis, il me faut de l'air ! » Je ne me dis pas exactement tout cela, mais je continuai à penser, comme à un présage plus mystérieux et plus funèbre qu'un cri de chouette, à ce bruit de la fenêtre qu'Albertine avait ouverte. Dans une agitation comme je n'en avais peut-être pas eue depuis le soir de Combray où Swann avait dîné à la maison, je marchai toute la nuit dans le couloir, espérant, par le bruit que je faisais, attirer l'attention d'Albertine, qu'elle aurait pitié de moi et m'appellerait, mais je n'entendais aucun bruit venir de sa chambre. À Combray, j'avais demandé à ma mère de venir. Mais avec ma mère je ne craignais que sa colère, je savais ne pas diminuer son affection en lui témoignant la mienne. Cela me fit tarder à appeler Albertine. Peu à peu je sentis qu'il était trop tard. Elle devait dormir depuis longtemps. Je retournai me coucher. Le lendemain, dès que je m'éveillai, comme on ne venait jamais chez moi quoi qu'il arrivât sans que j'eusse appelé, je sonnai Françoise. Et en même temps je pensai : « Je vais parler à Albertine d'un yacht que je veux lui faire faire. » En prenant mes lettres, je dis à Françoise sans la regarder : « Tout à l'heure j'aurai quelque chose à dire à Mlle Albertine ; est-ce qu'elle est levée ? – Oui, elle s'est levée de bonne heure. » Je sentis se soulever en moi comme dans un coup de vent mille inquiétudes que je ne savais pas tenir en suspens dans ma poitrine. Le tumulte y était si grand que j'étais à bout de souffle comme dans une tempête. « Ah ? mais où est-elle en ce moment ? – Elle doit être dans sa chambre. – Ah ! bien, hé bien je la verrai tout à l'heure. » Je respirai, elle était là, mon agitation retomba, Albertine était ici, il m'était presque indifférent qu'elle y fût. D'ailleurs n'avais-je pas été absurde de supposer qu'elle aurait pu ne pas y être ? Je m'endormis, mais, malgré ma certitude qu'elle ne me quitterait pas, d'un sommeil léger, et d'une légèreté relative à elle seulement. Car les bruits qui ne pouvaient se rapporter qu'à des travaux dans la cour, tout en les entendant vaguement en dormant, je restais tranquille, tandis que le plus léger frémissement qui venait de sa chambre, ou quand elle sortait, ou rentrait sans bruit en appuyant si doucement sur le timbre, me faisait tressauter, me parcourait tout entier, me laissait le coeur battant, bien que je l'eusse entendu dans un assoupissement profond, de même que ma grand-mère dans les derniers jours qui précédèrent sa mort, et où elle était plongée dans une immobilité que rien ne troublait et que les médecins appelaient le coma, se mettait, m'a-t-on dit, à trembler un instant comme une feuille quand elle entendait les trois coups de sonnette par lesquels j'avais l'habitude d'appeler Françoise, et que même en les faisant plus légers cette semaine-là pour ne pas troubler le silence de la chambre mortuaire, personne, assurait Françoise, ne pouvait confondre, à cause d'une manière que j'avais et ignorais moi-même d'appuyer sur le timbre, avec les coups de sonnette de quelqu'un d'autre. Étais-je donc entré, moi aussi, en agonie ? était-ce l'approche de la mort ?