Mais après cette anticipation, revenons trois ans en arrière, c'est-à-dire à la matinée où nous sommes chez la princesse de Guermantes.
J'eus de la peine à reconnaître mon camarade Bloch, lequel d'ailleurs maintenant avait pris non seulement le pseudonyme, mais le nom de Jacques du Rozier, sous lequel il eût fallu le flair de mon grand-père pour reconnaître la « douce vallée » de l'Hébron et les « chaînes d'Israël » que mon ami semblait avoir définitivement rompues. Un chic anglais avait en effet complètement transformé sa figure et passé au rabot tout ce qui se pouvait effacer. Les cheveux, jadis bouclés, coiffés à plat avec une raie au milieu, brillaient de cosmétique. Son nez restait fort et rouge, mais semblait plutôt tuméfié par une sorte de rhume permanent qui pouvait expliquer l'accent nasal dont il débitait paresseusement ses phrases, car il avait trouvé, de même qu'une coiffure appropriée à son teint, une voix à sa prononciation, où le nasonnement d'autrefois prenait un air de dédain d'articuler qui allait avec les ailes enflammées de son nez. Et grâce à la coiffure, à la suppression des moustaches, à l'élégance, au type, à la volonté, ce nez juif disparaissait comme semble presque droite une bossue bien arrangée. Mais surtout, dès que Bloch apparaissait, la signification de sa physionomie était changée par un redoutable monocle. La part de machinisme que ce monocle introduisait dans la figure de Bloch la dispensait de tous ces devoirs difficiles auxquels une figure humaine est soumise, devoir d'être belle, d'exprimer l'esprit, la bienveillance, l'effort. La seule présence de ce monocle dans la figure de Bloch dispensait d'abord de se demander si elle était jolie ou non, comme devant ces objets anglais dont un garçon dit dans un magasin que « c'est le grand chic », après quoi on n'ose plus se demander si cela vous plaît. D'autre part, il s'installait derrière la glace de ce monocle dans une position aussi hautaine, distante et confortable que si ç'avait été la glace d'un huit-ressorts, et pour assortir la figure aux cheveux plats et au monocle, ses traits n'exprimaient plus jamais rien.
Bloch me demanda de le présenter au prince de Guermantes ; je ne fis à cela pas l'ombre des difficultés auxquelles je m'étais heurté le jour où j'avais été pour la première fois en soirée chez lui qui m'avaient semblé naturelles, alors que maintenant cela me semblait si simple de lui présenter un de ses invités, et cela m'eût même paru simple de me permettre de lui amener et présenter à l'improviste quelqu'un qu'il n'eût pas invité. Était-ce parce que, depuis cette époque lointaine, j'étais devenu un « familier », quoique depuis quelque temps un « oublié », de ce monde où alors j'étais si nouveau ; était-ce, au contraire, parce que, n'étant pas un véritable homme du monde, tout ce qui fait difficulté pour eux n'existait plus pour moi, une fois la timidité tombée ; était-ce parce que, les êtres ayant peu à peu laissé tomber devant moi leur premier (souvent leur second et leur troisième) aspect factice, je sentais derrière la hauteur dédaigneuse du prince une grande avidité humaine de connaître des êtres, de faire la connaissance de ceux-là mêmes qu'il affectait de dédaigner ? Était-ce parce qu'aussi le prince avait changé, comme tous ces insolents de la jeunesse et de l'âge mûr à qui la vieillesse apporte sa douceur (d'autant plus que les hommes débutants et les idées inconnues contre lesquels ils regimbaient, ils les connaissaient depuis longtemps de vue et les savaient reçus, autour d'eux), et surtout si la vieillesse a pour adjuvant quelque vertu, ou quelque vice qui étende les relations, ou la révolution que fait une conversion politique, comme celle du prince au dreyfusisme ?
Bloch m'interrogeait, comme moi je faisais autrefois en entrant dans le monde, comme il m'arrivait encore de faire, sur les gens que j'y avais connus alors et qui étaient aussi loin, aussi à part de tout que ces gens de Combray qu'il m'était souvent arrivé de vouloir « situer » exactement. Mais Combray avait pour moi une forme si à part, si impossible à confondre avec le reste, que c'était un puzzle que je ne pouvais jamais arriver à faire rentrer dans la carte de France. « Alors le prince de Guermantes ne peut me donner aucune idée ni de Swann, ni de M. de Charlus ? » me demandait Bloch, à qui j'avais longtemps emprunté sa manière de parler et qui maintenant imitait souvent la mienne. « Nullement. – Mais en quoi consistait la différence ? – Il aurait fallu vous faire causer avec eux, mais c'est impossible, Swann est mort et M. de Charlus ne vaut guère mieux. Mais ces différences étaient énormes. » Et tandis que l'oeil de Bloch brillait en pensant à ce que pouvaient être ces personnages merveilleux, je pensais que je lui exagérais le plaisir que j'avais eu à me trouver avec eux, n'en ayant jamais ressenti que quand j'étais seul, et l'impression des différenciations véritables n'ayant lieu que dans notre imagination. Bloch s'en aperçut-il ? « Tu me peins peut-être cela trop en beau, me dit-il ; ainsi la maîtresse de maison d'ici, la princesse de Guermantes, je sais bien qu'elle n'est plus jeune, mais enfin il n'y a pas tellement longtemps que tu me parlais de son charme incomparable, de sa merveilleuse beauté. Certes, je reconnais qu'elle a grand air, et elle a bien ces yeux extraordinaires dont tu me parlais, mais enfin je ne la trouve pas tellement inouïe que tu disais. Évidemment elle est très racée, mais enfin… » Je fus obligé de dire à Bloch qu'il ne me parlait pas de la même personne. La princesse de Guermantes en effet était morte, et c'est l'ex-madame Verdurin que le prince, ruiné par la défaite allemande, avait épousée. « Tu te trompes, j'ai cherché dans le Gotha de cette année, me confessa naïvement Bloch, et j'ai trouvé le prince de Guermantes, habitant l'hôtel où nous sommes et marié à tout ce qu'il y a de plus grandiose, attends un peu que je me rappelle, marié à Sidonie, duchesse de Duras, née des Baux. » En effet, Mme Verdurin, peu après la mort de son mari, avait épousé le vieux duc de Duras, ruiné, qui l'avait faite cousine du prince de Guermantes, et était mort après deux ans de mariage. Il avait été pour Mme Verdurin une transition fort utile, et maintenant celle-ci par un troisième mariage était princesse de Guermantes et avait dans le faubourg Saint-Germain une grande situation qui eût fort étonné à Combray, où les dames de la rue de l'Oiseau, la fille de Mme Goupil et la belle-fille de Mme Sazerat, toutes ces dernières années, avant que Mme Verdurin ne fût princesse de Guermantes, avaient dit en ricanant « la duchesse de Duras », comme si c'eût été un rôle que Mme Verdurin eût tenu au théâtre. Même, le principe des castes voulant qu'elle mourût Mme Verdurin, ce titre qu'on ne s'imaginait lui conférer aucun pouvoir mondain nouveau, faisait plutôt mauvais effet. « Faire parler d'elle », cette expression qui dans tous les mondes est appliquée à une femme qui a un amant, pouvait l'être dans le faubourg Saint-Germain à celles qui publient des livres, dans la bourgeoisie de Combray à celles qui font des mariages, dans un sens ou dans l'autre, « disproportionnés ». Quand elle eut épousé le prince de Guermantes, on dut se dire que c'était un faux Guermantes, un escroc. Pour moi, dans cette identité de titre, de nom, qui faisait qu'il y avait encore une princesse de Guermantes et qu'elle n'avait aucun rapport avec celle qui m'avait tant charmé et qui n'était plus là et qui était comme une morte sans défense à qui on l'eût volé, il y avait quelque chose d'aussi douloureux qu'à voir les objets qu'avait possédés la princesse Hedwige, comme son château, comme tout ce qui avait été à elle, et dont une autre jouissait. La succession au nom est triste comme toutes les successions, comme toutes les usurpations de propriété ; et toujours, sans interruption, viendrait comme un flot de nouvelles princesses de Guermantes, ou plutôt, millénaire, remplacée d'âge en âge dans son emploi par une femme différente, une seule princesse de Guermantes, ignorante de la mort, indifférente à tout ce qui change et blesse nos coeurs, le nom refermant sur celles qui sombrent de temps à autre sa toujours pareille placidité immémoriale.
Certes, même ce changement extérieur dans les figures que j'avais connues n'était que le symbole d'un changement intérieur qui s'était effectué jour par jour ; peut-être ces gens avaient-ils continué à accomplir les mêmes choses, mais jour par jour l'idée qu'ils se faisaient d'elles et des êtres qu'ils fréquentaient ayant un peu dévié, au bout de quelques années, sous les mêmes noms c'était d'autres choses, d'autres gens qu'ils aimaient, et étant devenus d'autres personnes, il eût été étonnant qu'ils n'eussent pas eu de nouveaux visages.
Parmi les personnes présentes se trouvait un homme considérable qui venait, dans un procès fameux, de donner un témoignage dont la seule valeur résidait dans sa haute moralité devant laquelle les juges et les avocats s'étaient unanimement inclinés et qui avait entraîné la condamnation de deux personnes. Aussi y eut-il un mouvement de curiosité quand il entra, et de déférence. C'était Morel. J'étais peut-être seul à savoir qu'il avait été entretenu par Saint-Loup et en même temps par un ami de Saint-Loup. Malgré ces souvenirs il me dit bonjour avec plaisir quoique avec réserve. Il se rappelait le temps où nous nous étions vus à Balbec, et ces souvenirs avaient pour lui la poésie et la mélancolie de la jeunesse.
Mais il y avait aussi des personnes que je ne pouvais pas reconnaître pour la raison que je ne les avais pas connues, car, aussi bien que sur les êtres eux-mêmes, le temps avait aussi, dans ce salon, exercé sa chimie sur la société. Ce milieu, en la nature spécifique duquel, définie par certaines affinités qui lui attiraient tous les grands noms princiers de l'Europe et la répulsion qui éloignait d'elle tout élément non aristocratique, j'avais trouvé comme un refuge matériel pour ce nom de Guermantes auquel il prêtait sa dernière réalité, ce milieu avait lui-même subi dans sa constitution intime et que j'avais crue stable, une altération profonde. La présence de gens que j'avais vus dans de tout autres sociétés et qui me semblaient ne devoir jamais pénétrer dans celle-là m'étonna moins encore que l'intime familiarité avec laquelle ils y étaient reçus, appelés par leur prénom. Un certain ensemble de préjugés aristocratiques, de snobismes, qui jadis écartait automatiquement du nom de Guermantes tout ce qui ne s'harmonisait pas avec lui avait cessé de fonctionner.
Certains (Tossizza, Kleinmichel) qui, quand j'avais débuté dans le monde, donnaient de grands dîners où ils ne recevaient que la princesse de Guermantes, la duchesse de Guermantes, la princesse de Parme et étaient chez ces dames à la place d'honneur, passaient pour ce qu'il y avait de mieux assis dans la société d'alors, et l'étaient peut-être, avaient passé, sans laisser aucune trace. Étaient-ce des étrangers en mission diplomatique repartis pour leur pays ? Peut-être un scandale, un suicide, un enlèvement les avait-il empêchés de reparaître dans le monde, ou bien étaient-ils allemands. Mais leur nom ne devait son lustre qu'à leur situation d'alors et n'était plus porté par personne, on ne savait même pas qui je voulais dire si je parlais d'eux, et essayant d'épeler le nom on croyait à des rastaquouères. Les personnes qui n'auraient pas dû, selon l'ancien code social, se trouver là, avaient, à mon grand étonnement, pour meilleures amies des personnes admirablement nées, lesquelles n'étaient venues s'embêter chez la princesse de Guermantes qu'à cause de leurs nouvelles amies. Car ce qui caractérisait le plus cette société, c'était sa prodigieuse aptitude au déclassement.
Détendus ou brisés, les ressorts de la machine refoulante ne fonctionnaient plus, mille corps étrangers y pénétraient, lui ôtaient toute homogénéité, toute tenue, toute couleur. Le faubourg Saint-Germain, comme une douairière gâteuse, ne répondait que par des sourires timides à des domestiques insolents qui envahissaient ses salons, buvaient son orangeade et lui présentaient leurs maîtresses.