Marcel Proust
[Hommage, par Robert-Ernst Curtius, La NRF, 1923]
Qu'avons-nous éprouvé à notre premier contact avec les livres de Proust ? La brusque surprise de toucher à quelque chose d'inconnu ; de palper une substance nouvelle et dont la structure nous échappait. Nous nous sentions déroutés et obligés de nous prêter à un mode d'expression auquel aucune des habitudes de notre esprit n'était préparée. Rencontre étrange. Déconcertés au premier instant, intrigués, retenus ensuite, nous ne tardions pas à nous laisser gagner par une attirance mystérieuse. A peine entrés dans cette zone inexplorée, nous fûmes charmés, puis conquis, et quelque chose de notre vie la plus intime s'en trouvait changé. Comme les compagnons d'Ulysse au pays des Lotophages, nous avions goûté d'un fruit qui nous faisait oublier le passé de notre esprit et nous ôtait le désir de retourner à nos anciennes nourritures. Ivres de notre découverte, nous ne savions pas distinguer si c'était une nouvelle forme d'art ou un nouveau plan de vie qui s'offrait à nous. Mais en nous ressaisissant, en refaisant par l'analyse le chemin parcouru, nous reconnûmes cette impossibilité même d'une distinction entre l'émotion esthétique et l'ébranlement de tout notre être comme le signe infaillible entre tous de cette chose si peu commune qu'est la révélation d'une grande oeuvre d'art.
Je voudrais donner toute sa signification à ce terme de grand art qui me semble s'imposer pour qualifier Proust. Certes, il ne manque pas d'oeuvres fines, attachantes, fortes dans la production contemporaine. Mais presque toutes ne semblent-elles pas prendre leur point de départ dans les formes littéraires transmises - soit en les continuant, soit en en prenant le contre-pied, ce qui n'est qu'une autre manière d'en dépendre ? Mais à côté de cette production greffée sur la littérature antérieure et dont la croissance régulière même suffirait à attester la qualité pour ainsi dire secondaire, il y a des oeuvres peu nombreuses qui naissent comme en dehors des préoccupations littéraires de l'époque ; qui ne semblent ni appelées par le "moment" ni motivées par un courant artistique ; qui diffèrent profondément de la littérature habituelle mais sans que l'on y sente le désir de différer. Ces oeuvres qui ne dépendent pas tant de la littérature que la littérature ne dépendra d'elles, nées de l'effort original d'un puissant esprit penché sur la vie même, sont celles auxquelles je songeais en employant le terme de grand art.
Dans l'oeuvre de Marcel Proust la puissance créatrice offre un spectacle d'autant plus admirable qu'elle s'est exercée sur la plus riche culture littéraire et intellectuelle, qui, chez un esprit moins puissant, eût pu former obstacle à une réalisation aussi neuve en le paralysant ou en l'égarant dans un alexandrinisme délicieux, mais livresque. L'art de Proust, au lieu d'être entravé par les trésors de sa mémoire littéraire, parvient au contraire à les mettre en valeur ou, qui plus est, à nous les rendre nouveaux. Il sait faire de la vie spontanée avec tout l'héritage du passé. En le maniant, il garde le contact direct et immédiat avec la matière insaisissablement fugace dont est tissée notre vie. Proust s'offre à elle avec une sensibilité qui semble vierge de tout contact antérieur - sinon comment réussirait-elle à saisir des nuances de la réalité qui jusqu'ici nous avaient échappé ? La plus légère couche d'expérience transmise ou d'habitude qui se fût interposée entre elles et l'appareil récepteur, eût formé écran et les eût empêchées de s'y inscrire. Mais cette sensibilité est doublée d'un esprit nourri de la plus riche et la plus diverse tradition - et qui vit dans la familiarité de Ruskin aussi bien que de Saint-Simon. C'est de cette rencontre de deux choses qui semblent s'exclure - de la sensibilité la plus fraîchement spontanée et de l'intelligence la plus chargée de culture - (mais qui chez lui, en se pénétrant, se prêtent concours mutuellement) que l'art de Proust prend sa neuve et émouvante beauté.
D'une façon plus générale la profonde originalité du grand artiste qui vient de disparaître se révèle en ceci, que des attitudes de l'esprit que nous avons coutume de considérer comme bien distinctes se pénètrent, chez lui, au point de former un tout homogène. L'intelligence ne se superpose pas à l'émotion, mais fait corps avec elle. Le sentiment et l'analyse n'apparaissent pas comme deux termes opposés, entre lesquels une relation peut être établie. L'art sera la vie, et inversement. Enfin, la pensée chez Proust ne produit jamais l'impression d'un élément étranger et extérieur. On peut considérer à part dans son oeuvre la psychologie, la poésie, la science, l'observation, l'émotion. Mais ce sera toujours procéder à un isolement artificiel et qui fausse la vérité. Tous ces éléments que l'analyse tâche de séparer forment chez lui non pas un mélange, pas même une fusion, mais l'épanouissement d'une expérience identique, primordiale et indivise. En poussant plus loin l'analyse on serait je crois amené à comprendre cette unité profonde qui se perçoit sous la délicieuse complexité de son oeuvre comme l'extériorisation de l'élan créateur d'où elle est issue. Son art prend naissance dans cette vision une et totale qui constitue la vie de l'esprit à son principe et dans sa plénitude. Dans Proust je ne saurai jamais dissocier la beauté de la vérité. L'émotion grave et purifiante suggérée par l'évocation des mystères de la vie ; le contentement intime causé par la mise en évidence des infiniment petits de notre existence ; le bonheur ressenti à la révélation de sa richesse insoupçonnée ; l'introduction à une vie intérieure plus profonde : - tels sont les dons que nous recevons de l'art de Proust, mais baignés dans la même atmosphère et fondus dans une même harmonie.
C'est une ère nouvelle dans l'histoire du grand roman français qui s'ouvre avec Proust. Dans le seul but de mieux délimiter son originalité et sans viser à un jugement à cette heure-ci qui est celle de l'hommage à un grand mort, on peut pourtant dire qu'il dépasse Flaubert par l'intelligence comme il dépasse Balzac par les qualités littéraires et Stendhal par la compréhension de la vie et de la beauté. C'est donc qu'il devra prendre rang comme fondateur d'un royaume qu'il ne partage avec aucun autre.
A notre intelligence comme à notre admiration il s'impose comme un maître parmi les plus grands.
Il est parmi les trois ou quatre noms de la littérature française contemporaine qui sont dès aujourd'hui ou qui seront des noms européens. Enraciné dans le plus authentique terroir français, il dépasse pourtant de beaucoup les limites que quelques-uns semblent désireux de poser à l'esprit français. Il a agrandi le domaine de l'âme humaine, il a embelli notre vie à tous. Apparenté à la grande lignée classique de sa patrie, il s'est pourtant écarté des cadres d'un classicisme trop timoré. Il s'est donné libre carrière sans se conformer à une esthétique préétablie. Ici encore il s'est montré créateur. Avec la liberté qu'autorise la maîtrise, il a annexé à la tradition française des domaines jusqu'ici laissés en friche.
Surgissant à un moment où l'Allemagne intellectuelle se détournait des manifestations de l'esprit français pour se pencher plus exclusivement sur son propre patrimoine, il nous a fait sentir à nouveau - je parle au nom de quelques-uns en attendant que d'autres puissent le connaître et apporter leur témoignage - qu'aujourd'hui comme jadis il est des trésors communs aux nations de notre Europe divisée et tourmentée.
ROBERT-ERNST CURTIUS
Hommage à Marcel Proust, La Nouvelle Revue Française, 1923