382. Je dois dire que ce qui m'avait paru le plus grave et m'avait le plus frappé comme symptôme qu'elle allait au-devant de mon accusation, c'était qu'elle m'avait dit : « Je crois qu'ils ont Mlle Vinteuil ce soir », et à quoi j'avais répondu le plus cruellement possible : « Vous ne m'aviez pas dit que vous aviez rencontré Mme Verdurin. » Dès que je ne trouvais pas Albertine gentille, au lieu de lui dire que j'étais triste, je devenais méchant. En analysant d'après cela, d'après le système invariable des ripostes dépeignant exactement le contraire de ce que j'éprouvais, je peux être assuré que si ce soir-là je lui dis que j'allais la quitter, c'était – même avant que je m'en fusse rendu compte – parce que j'avais peur qu'elle voulût une liberté (je n'aurais pas trop su dire qu'elle était cette liberté qui me faisait trembler, mais enfin une liberté telle qu'elle eût pu me tromper, ou du moins que je n'aurais plus pu être certain qu'elle ne me trompât pas) et que je voulais lui montrer par orgueil, par habileté, que j'étais bien loin de craindre cela, comme déjà à Balbec, quand je voulais qu'elle eût une haute idée de moi et, plus tard, quand je voulais qu'elle n'eût pas le temps de s'ennuyer avec moi.
Enfin, pour l'objection qu'on pourrait opposer à cette deuxième hypothèse – l'informulée – que tout ce qu'Albertine me disait toujours signifiait au contraire que sa vie préférée était la vie chez moi, le repos, la lecture, la solitude, la haine des amours saphiques, etc., il serait inutile de s'arrêter à cette objection. Car si de son côté Albertine avait voulu juger de ce que j'éprouvais par ce que je lui disais, elle aurait appris exactement le contraire de la vérité, puisque je ne manifestais jamais le désir de la quitter que quand je ne pouvais pas me passer d'elle, et qu'à Balbec je lui avais deux fois avoué aimer une autre femme, une fois Andrée, une autre fois une personne mystérieuse, les deux fois où la jalousie m'avait rendu de l'amour pour Albertine. Mes paroles ne reflétaient donc nullement mes sentiments. Si le lecteur n'en a que l'impression assez faible, c'est qu'étant narrateur je lui expose mes sentiments en même temps que je lui répète mes paroles. Mais si je lui cachais les premiers et s'il connaissait seulement les secondes, mes actes, si peu en rapport avec elles, lui donneraient si souvent l'impression d'étranges revirements qu'il me croirait à peu près fou. Procédé qui ne serait pas du reste beaucoup plus faux que celui que j'ai adopté, car les images qui me faisaient agir, si opposées à celles qui se peignaient dans mes paroles, étaient à ce moment-là fort obscures : je ne connaissais qu'imparfaitement la nature suivant laquelle j'agissais ; aujourd'hui j'en connais clairement la vérité subjective. Quant à sa vérité objective, c'est-à-dire si les intuitions de cette nature saisissaient plus exactement que mon raisonnement les intentions véritables d'Albertine, si j'ai eu raison de me fier à cette nature et si au contraire elle n'a pas altéré les intentions d'Albertine au lieu de les démêler, c'est ce qu'il m'est difficile de dire.