Proust 412 - mon amour étant un état mental | C'est le malheur des êtres de n'être pour nous que des planches de collections fort usables dans notre pensée

412. Et j'aurais vraiment bien pu deviner plus tôt qu'un jour je n'aimerais plus Albertine. Quand par la différence qu'il y avait entre ce que l'importance de sa personne et de ses actions était pour moi et pour les autres, j'avais compris que mon amour était moins un amour pour elle qu'un amour en moi, j'aurais pu déduire diverses conséquences de ce caractère subjectif de mon amour, et qu'étant un état mental, il pouvait notamment survivre assez longtemps à la personne, mais aussi que n'ayant avec cette personne aucun lien véritable, n'ayant aucun soutien en dehors de soi, il devrait, comme tout état mental, même les plus durables, se trouver un jour hors d'usage, être « remplacé » et que ce jour-là tout ce qui me semblait m'attacher si doucement, indissolublement, au souvenir d'Albertine, n'existerait plus pour moi. C'est le malheur des êtres de n'être pour nous que des planches de collections fort usables dans notre pensée. Justement à cause de cela on fonde sur eux des projets qui ont l'ardeur de la pensée ; mais la pensée se fatigue, le souvenir se détruit : le jour viendrait où je donnerais volontiers à la première venue la chambre d'Albertine, comme j'avais sans aucun chagrin donné à Albertine la bille d'agate ou d'autres présents de Gilberte.

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Cf Marcel Proust : notre vie sociale est, comme un atelier d'artiste, remplie des ébauches délaissées où nous avions cru un moment pouvoir fixer notre besoin d'un grand amour

(Morceau choisi de l'Anthologie Marcel Proust. Chaque extrait d'A la recherche du temps perdu est précédé d'un numéro de section, de 001 à 487, indication de sa position au sein des 487 sections du texte intégral et lien pour retrouver le texte dans la continuité du roman. L'Anthologie Proust est également disponible dans l'ordre du roman.)