361. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu'il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait pas) était si bien peint qu'il était, si on le regardait seul, comme une précieuse oeuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l'exposition. (...)
Il passa devant plusieurs tableaux et eut l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice, et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de Venise, ou d'une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le Ver Meer qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment donné la première pour le second. « Je ne voudrais pourtant pas, se dit-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition. » Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune. » Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l'optimisme, se dit : « C'est une simple indigestion que m'ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien. » Un nouveau coup l'abattit, il roula du canapé par terre où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort.
Marcel Proust, La Prisonnière
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Qu'est-ce que la critique ?
Points de vue de
Gustave Flaubert
Woody Allen,
Jean-Luc Godard,
Laurent Terzieff,
Paul Valéry,
Alain Bergala
Michelangelo Antonioni
Federico Fellini
Ethel Cain (Hayden Anhedönia)
Leos Carax
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Gustave Flaubert : "Ne blâmons rien, chantons tout, soyons exposants et non discutants". - 13-14 avril 1853, lettre à Louise Colet.
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Woody Allen : "Contrairement au sport, on ne peut pas organiser de compétitions de films car il n’existe pas de façon objective de les évaluer. Vous pouvez dire qu’un coureur va plus vite qu’un autre mais comment déterminer de façon objective si un film est meilleur qu’un autre ? Ou que Rembrandt peint mieux que Picasso ? C’est absurde ! Ce n'est qu'une question de goût." - 20 Minutes
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Jean-Luc Godard, sur l'évaluation de la qualité des films : "On a émis des jugements qui venaient de la vision des films. On disait : il y a ceci, il y a cela. Truffaut était très bon pour ça. Il racontait simplement le film, et ça devenait clair. On pouvait alors juger, et dire qu'on préférait tel film à un autre. Il faisait bien sentir qu'il y avait une différence de talent et de style entre l'adaptation du "Curé de campagne" par Aurenche et Bost, et celle de Bresson. Il le montrait visiblement en donnant des exemples de dialogues et de choses faites. ça suffisait : à partir de là, on pouvait choisir. Souvent, c'est difficile. Dire pourquoi cet abat-jour n'est pas beau, c'est difficile. On peut le faire en le comparant à d'autres. Et puis on peut aussi se tromper. Parfois, c'est évident, parfois pas du tout. Pour simplifier, on dit : "Des goûts et des couleurs". On peut le dire aussi pour Sarajevo ou la guerre du Vietnam : "Des goûts et des couleurs". Et à ce moment-là, il ne faut pas se plaindre si on n'a pas d'emploi." - 20 mai 1995, entretien avec Jean Daive, producteur à France Culture.
"J'ai un besoin très fort dans mon travail d'être critiqué, et de savoir où j'avais tort ou raison, mais avec des preuves. J'ai peur d'être le seul juge de mes propres films. J'ai besoin d'être critiqué, mais avec de bonnes preuves. (...) J'ai lu l'article que vous avez écrit sur mon dernier film, mais ça m'est égal que vous l'aimiez ou non, je veux la preuve. (...) J'aimerais que les critiques me donnent plus de preuves, qui me donneraient des idées pour mon prochain film. Je suis désolé, mais votre article ne m'a pas donné une seule idée pour mon prochain film." - 7 mai 1981, débat entre Jean-Luc Godard et Pauline Kael, in JEAN-LUC GODARD par JEAN-LUC GODARD, Editions Cahiers du Cinéma, tome 1, page 483.
"Aujourd'hui on ne parle plus. Si vous dites à un ami : "ton film est bête", voilà vous ne le verrez plus, ça sera plus votre ami. Autrefois, il y avait certains cercles, qui ne se parlaient quasiment pas entre eux, mais à l'intérieur de ces cercles ça se disputait, au sens de la conversation-dispute. J'aime la dispute. L'avantage du cinéma, de la littérature, de l'art, c'est de faire des disputes violentes, de ne pas chercher le compromis. Les artistes n'ont pas besoin de compromis. L'art est irréel dans ce sens, il ne demande pas le compromis. C'est une autre réalité. On se disputait violemment. Ma séparation avec François Truffaut est venue en fait de choses qu'on n'a pas osées se dire." - Entretien de Jean-Luc Godard avec Olivier Bombarda, 2007.
"Il n'y a pas de vrais critiques de cinéma. Ce sont des gens qui passent, pour qui le cinéma est catalogué par son passé. S'ils avaient fait de la critique littéraire au Moyen Age, ils auraient dit : "Voilà ce qu'il faut faire..." Et puis quand Racine serait arrivé, ils auraient dit : "Ah! mais! de quoi il parle ? On ne fait pas comme ça..." ça s'est passé d'ailleurs. Les gens qui ont dit ça, on a oublié leurs noms, leurs écrits. Quand on pense que l'article de Baudelaire sur Delacroix était noyé à l'époque parmi ces autres critiques! Je suppose que dans, mettons, Le Figaro de l'époque, on ne parlait pas de Delacroix. Pour le cinéma, c'est pareil." - 12 septembre 1963, entretien de Jean-Luc Godard avec Jean Collet
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Laurent Terzieff : "Il y a sept types de critiques :
- Le conseiller du consommateur (sur le critère du divertissement).
- Le mémorialiste des moments du théâtre : celui qui guette la performance de l'acteur pour ajouter un nouveau tableautin à sa galerie des Moments du Théâtre, témoin de l'effet produit, reporter au service des générations futures.
- L'amuseur ironique qui guette la défaillance pour déployer son talent bien connu d'éreinteur, dispensant son venin sur les grandes coquettes vieillissantes et les auteurs ronronnants. Il flatte l'éternel besoin qu'ont les hommes de chercher réconfort et consolation dans les malheurs d'autrui.
- Celui qui donne une opinion doctrinaire, idéologique ou politique. Il juge la représentation en fonction du bénéfice ou du préjudice à sa cause.
- Le doctrinaire esthétique plutôt qu'idéologique. Il est pour un style de jeu, contre tous les autres.
- L'impressionniste qui consigne ce qu'il a éprouvé au cours de la représentation, "l'homme sensuel moyen" !
- Celui pour qui la pièce n'est que l'occasion de faire étalage de ses connaissances et de son érudition."
Laurent Terzieff, Cahiers de vie, Gallimard, page 192.
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Paul Valéry : "Résumé de la critique connue.
- Ceci me plaît. Cela ne me plaît pas. J'aime la tête de veau. Je n'aime pas l'oseille.
- Je parie que ce livre sera totalement oublié dans dix ans. Je le parie. Je le désire et je commence à le détruire aujourd'hui, car je veux gagner mon pari.
- Je vous enjoins de ne pas lire ce livre. Qu'est-ce que je deviendrais et mes idées, s'il était lu et admiré ?
- Ce livre serait plus beau s'il n'était pas ce qu'il est, mais - !
- Je vais vous prouver que ce qui vous plaît ne vous plaît pas.
- Ce poëte est énorme, je vais trouver qu'il est bête. Cet homme a de l'esprit. Il doit donc être léger. Celui-ci est profond, donc obscur.
- Je vais admirer en égratignant pour ne pas avoir l'air d'un imbécile.
- Personne ne comprend et ne doit comprendre ce que je ne comprends pas.
- Cet homme a peut-être du génie... Mais qu'importe, s'il ne sait pas que (une chose d'érudition) (ès signifie dans les) - Je le sais, moi !
- Mes sottises ne comptent pas. Mon style est pourceau. Je ne sais pas le poids d'un vers. Mais je juge selon l'Esprit.
- Ce personnage n'est pas logique. Il est vrai que les hommes ne le sont guère. Le vôtre est trop vrai.
- C'est un blasphème d'abîmer ce grand écrivain que j'aurais abîmé avec délices s'il eût été mon contemporain.
- Je vais consulter mes autorités pour savoir si cette phrase est bien française. Dès que je le saurai, j'écrirai que l'auteur ne le sait pas.
- J'ai le droit d'ignorer ce que l'auteur ne dit pas. Ce qu'il implique.
- Je vais reprocher à l'auteur l'absence de telles choses qu'il a expressément évitées, et d'avoir fait ce qu'il a voulu et que je ne veux pas qu'on veuille.
- Il est peut-être temps de louer cet auteur. Il s'obstine à se faire lire et aimer.
- Il faut avoir pour la même chose des noms différents.
- Tout plutôt que l'essentiel ! Je parlerai de sa maîtresse, de ses ancêtres, de ses éditeurs, de ses placements, de ses lectures - Je ne parlerai pas des mots qu'il emploie et de ceux qu'il n'emploie pas, - de la structure des effets qu'il a cherchés, - du lecteur qu'il a supposé, - des sacrifices qu'il a faits à telle divinité qu'il adorait comme la musique, celui-ci; ou la logique, celui-là... J'en suis bien incapable.
- Je dis : harmonieux comme Virgile, et je prononce ses vers comme un Anglais, ignorant notre langue, ferait ceux de Racine.
- J'ai assassiné jusqu'à Boileau, en le plaçant parmi les poëtes.
- Cet auteur qui me méprise, si j'en disais du bien, il me trouverait quelque valeur. Il ne dépend que de moi d'être apprécié des meilleurs.
- Tout le travail de mes pareils n'a servi de rien. Ils n'ont agi que sur des sots. Ceci me tranquillise sur mes propres conséquences. D'ailleurs ils ont bien vécu.
- Si je me trompais, où serait le mal ?"
Paul Valéry, 1917, Cahiers Littérature, Pléiade, II, pages 1177-1178.
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Alain Bergala, Stratégie critique, tactique pédagogique
Sur quoi repose le jugement critique ?
"Aux Cahiers du Cinéma, cela a toujours été une question cruciale : sur quoi repose le jugement critique ? Qu'est-ce qui fonde la ligne critique d'une revue de cinéma ?
Dans les années 60-70, les critiques des Cahiers ont croisé sur leur chemin plusieurs pensées fortes, celles de Lacan et Althusser essentiellement, puis la pensée Mao.
Au cours des "années Mao" - qui ont été la plus grande dérive de l'histoire de la revue - les Cahiers ont sombré dans un travers auquel ils n'avaient jamais cédé auparavant : la "pensée" présidait au jugement sur les films, qu'elle précédait, et annulait l'exigence de veille sensible au moment de la rencontre, laquelle n'avait plus souvent lieu.
Ce qui doit être premier, c'est l'expérience de cette rencontre, le rapport immédiat avec le film et son supplément. Où ce supplément est-il repérable dans le film ? Comment le pointer et le nommer ? Que nous dit-il ? Qu'en faire en termes d'analyse critique ? Comment passer de l'évidence première de sa perception à une pensée construite ?
Le critique ne saurait procéder à ce repérage à partir d'une grille de pensée qui serait préalable à cette première rencontre du film.
Deleuze analyse les deux phases du processus critique : on rencontre d'abord les signes avec leur effet d'opacité et de sidération. Et c'est seulement après cette rencontre que la pensée peut entrer en jeu, suscitée par cette énigme des signes."
Alain Bergala, Stratégie critique, tactique pédagogique,
in Gilles Deleuze et les images,
sous la direction de François Dosse et Jean-Michel Frodon,
Editions Cahiers du Cinéma / Institut National de l'Audiovisuel, pages 38-39
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Michelangelo Antonioni
"La critique cinématographique exige une préparation spécifique trop souvent absente. Aucun critique musical n'aurait l'idée de faire ce métier sans connaître la musique ; personne ne fait de la critique d'art sans connaître la technique de la peinture, sans savoir distinguer une gravure d'une eau-forte. Au cinéma le fait linguistique est trop souvent ignoré. Les commentaires concernent seulement la substance du film, comme s'il ne s'agissait pas de valeurs filmiques d'ensemble à juger. Il arrive, en Italie au moins, qu'on lise que la mise en scène est "bonne", que le film est dirigé "de façon fraîche et désinvolte". Ce n'est pas sérieux."
(Entretien avec Michelangelo Antonioni, par Aldo Tassone, Le cinéma italien parle)
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Federico Fellini :
"Je n'accepte pas de critiques sur ce que j'ai fait. C'est parfait ! Quand une chose est finie, la critique sur mon travail me laisse indifférent, étranger. C'est comme si vous disiez d'une femme : "Oui, elle est belle, mais il me semble qu'elle a les épaules trop larges !" C'est justement ça, sa caractéristique : qu'elle ait de larges épaules ! C'est ce qui la distingue. Une chose est belle par son caractère et non parce qu'elle réalise un idéal esthétique général. L'unique critère valable, à mon avis, pour juger, c'est de voir si la création est réellement vivante, si elle représente ce que soi-même l'on connaît. La confusion qui nous appartient. (...)
Mon identification avec mon travail est tellement complète et totale que toute opération critique qui se réfère à mes films me donne toujours la sensation d'une invasion, d'une indiscrétion embarrassante, pénible. Si je m'efforce de voir les choses avec plus de détachement, je peux dire qu'en général j'éprouve plus de sympathie pour le critique qui, sans exagérer, parle d'un film comme si c'était une créature vivante, une personne, en se laissant entraîner par une émotion personnelle, au lieu de la froideur d'un diagnostic présomptueux fait avec la distance aseptique d'un ingénieur, ou pis encore avec l'intimidation menaçante d'un policier."
(Entretien avec Federico Fellini, Le cinéma italien parle, Aldo Tassone, Edilig)
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Ethel Cain (Hayden Anhedönia)
"I do what I want, don't challenge it. If you're an artist, don't ever lose sight of your vision. Hold on to what you have. The most 'me' projects, the projects that had the most of me in them were the most well-received. People want you – they want you for you and for what you have to offer. Don't lose sight of that."
(Podcast audio: Daughter’s of Cain with Ethel Cain | AD 216)
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Leos Carax
"Le jeu de la presse, c’est construire – détruire. Tous les articles sont sur ce principe. La crèmerie d’en face dit que Carax est un génie, je vais vous prouver le contraire. On a dit que... moi, je vais écrire le contraire, etc. Une fois qu’ils ont dit génie, ça leur permet de dire faux génie dans l’article suivant. Tout ça n’a pas de réalité." (1991)