380. Nous étions arrivés devant ma porte. Je descendis de voiture pour donner au cocher l'adresse de Brichot. Du trottoir je voyais la fenêtre de la chambre d'Albertine, cette fenêtre autrefois toujours noire le soir quand elle n'habitait pas la maison, que la lumière électrique de l'intérieur, segmentée par les pleins des volets, striait de haut en bas de barres d'or parallèles. Ce grimoire magique, autant il était clair pour moi et dessinait devant mon esprit calme des images précises, toutes proches, et en possession desquelles j'allais entrer tout à l'heure, était invisible pour Brichot resté dans la voiture, presque aveugle, et eût, d'ailleurs, été incompréhensible pour lui, puisque tout autant que les amis qui venaient me voir avant le dîner, quand Albertine était rentrée de promenade, le professeur ignorait qu'une jeune fille, toute à moi, m'attendait dans une chambre voisine de la mienne. La voiture partit. Je restai un instant seul sur le trottoir. Certes, ces lumineuses rayures que j'apercevais d'en bas et qui à un autre eussent semblé toutes superficielles, je leur donnais une consistance, une plénitude, une solidité extrêmes, à cause de toute la signification que je mettais derrière elles, en un trésor si l'on veut, un trésor insoupçonné des autres, que j'avais caché là et dont émanaient ces rayons horizontaux, mais un trésor en échange duquel j'avais aliéné ma liberté, la solitude, la pensée. Si Albertine n'avait pas été là-haut, et même si je n'avais voulu qu'avoir du plaisir, j'aurais été le demander à des femmes inconnues, dont j'eusse essayé de pénétrer la vie, à Venise peut-être, à tout le moins dans quelque coin du Paris nocturne. Mais maintenant, ce qu'il me fallait faire quand venait pour moi l'heure des caresses, ce n'était pas partir en voyage, ce n'était même plus sortir, c'était rentrer. Et rentrer non pas pour au moins se trouver seul et, après avoir quitté les autres qui vous fournissaient du dehors l'aliment de votre pensée, se trouver au moins forcé de le chercher en soi-même, mais au contraire moins seul que quand j'étais chez les Verdurin, reçu que j'allais être par la personne en qui j'abdiquais, je remettais le plus complètement la mienne, sans que j'eusse un instant le loisir de penser à moi, et même la peine, puisqu'elle serait auprès de moi, de penser à elle. De sorte qu'en levant une dernière fois mes yeux du dehors vers la fenêtre de la chambre dans laquelle je serais tout à l'heure, il me sembla voir le lumineux grillage qui allait se refermer sur moi et dont j'avais forgé moi-même, pour une servitude éternelle, les inflexibles barreaux d'or.
Proust 380 - j'avais forgé moi-même, pour une servitude éternelle, les inflexibles barreaux d'or
(Morceau choisi de l'Anthologie Marcel Proust. Chaque extrait d'A la recherche du temps perdu est précédé d'un numéro de section, de 001 à 487, indication de sa position au sein des 487 sections du texte intégral et lien pour retrouver le texte dans la continuité du roman. L'Anthologie Proust est également disponible dans l'ordre du roman.)