479. Nous fûmes interrompus par la voix de l'actrice qui venait de s'élever. Le jeu de celle-ci était intelligent, car il présupposait la poésie que l'actrice était en train de dire comme un tout existant avant cette récitation et dont nous n'entendions qu'un fragment, comme si l'artiste, passant sur un chemin, s'était trouvée pendant quelques instants à portée de notre oreille.
L'annonce de poésies que presque tout le monde connaissait avait fait plaisir. Mais quand on vit l'actrice, avant de commencer, chercher partout des yeux d'un air égaré, lever les mains d'un air suppliant et pousser comme un gémissement chaque mot, chacun se sentit gêné, presque choqué de cette exhibition de sentiments. Personne ne s'était dit que réciter des vers pouvait être quelque chose comme cela. Peu à peu on s'habitue, c'est-à-dire qu'on oublie la première sensation de malaise, on dégage ce qui est bien, on compare dans son esprit diverses manières de réciter, pour se dire : ceci c'est mieux, ceci moins bien. Mais la première fois, de même que quand dans une cause simple on voit un avocat s'avancer, lever en l'air un bras d'où retombe la toge, commencer d'un ton menaçant, on n'ose pas regarder ses voisins. Car on se figure que c'est grotesque, mais après tout c'est peut-être magnifique, et on attend d'être fixé.
Néanmoins, les auditeurs furent stupéfaits en voyant cette femme, avant d'avoir émis un seul son, plier les genoux, tendre les bras, en berçant quelque être invisible, devenir cagneuse, et tout d'un coup, pour dire des vers fort connus, prendre un ton suppliant. Tout le monde se regardait, ne sachant trop quelle tête faire, quelques jeunesses mal élevées étouffèrent un fou rire, chacun jetait à la dérobée sur son voisin le regard furtif que dans les repas élégants, quand on a auprès de soi un instrument nouveau, fourchette à homard, râpe à sucre, etc., dont on ne connaît pas le but et le maniement, on attache sur un convive plus autorisé qui, espère-t-on, s'en servira avant vous et vous donnera ainsi la possibilité de l'imiter. Ainsi fait-on encore quand quelqu'un cite un vers qu'on ignore mais qu'on veut avoir l'air de connaître et à qui, comme en cédant le pas devant une porte, on laisse à un plus instruit, comme une faveur, le plaisir de dire de qui il est. Tel, en écoutant l'actrice, chacun attendait, la tête baissée et l'oeil investigateur, que d'autres prissent l'initiative de rire ou de critiquer, ou de pleurer ou d'applaudir.
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(Sur le désir mimétique et l'imitation des foules, lire :
René Girard : Mensonge romantique et vérité romanesque
René Girard : Le génie anthropologique de Proust
Marcel Proust : "Car l'instinct d'imitation et l'absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules")