René Girard : Mensonge romantique et vérité romanesque

Presque aucun des fidèles ne se retenait de s'esclaffer et ils avaient l'air d'une bande d'anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l'instinct d'imitation et l'absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu'un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C'est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois.

Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe

Cf René Girard : Le génie anthropologique de Proust. Il suffit de faire l'exégèse de cette phrase de Proust (l'instinct d'imitation...), et toute la théorie mimétique est là. Toute l'anthropologie de l'humanité est là

Cf René Girard : l'existence solitaire de Proust dans la chambre recouverte de liège est une chartreuse de Parme, ou une attente de la guillotine. La mort, libération de tout ce mensonge du désir mimétique. La conversion à l'oeuvre

Cf René Girard : Chez Proust, il y a cette tendance de l'objet, une fois possédé, à se retirer à nouveau. Et alors là l'objet est désiré à nouveau. Le désir mimétique est avant tout désir de la distance, de l'absence

Cf Marcel Proust et René Girard | Albertine, Andrée, Gisèle ? l'impitoyable qui avait sauté par-dessus le vieillard

Cf René Girard : Il faut renoncer, nous dit Proust, à l'entretien passionné que chacun de nous poursuit inlassablement à la surface de lui-même

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"L'oeuvre de Proust décrit les formes d'aliénation nouvelles qui succèdent aux formes antérieures lorsque les "besoins" sont satisfaits et lorsque les différences concrètes cessent de dominer les relations entre les hommes."

"Le petit monde proustien s'éloigne rapidement de nous. Mais le vaste monde dans lequel nous commençons à vivre lui ressemble un peu plus tous les jours. L'échelle est différente mais la structure est la même."

René Girard

Mensonge romantique et vérité romanesque

Pluriel / Grasset

Présentation de l'éditeur

Nous nous croyons libres, autonomes dans nos choix, que ce soit celui d'une personne ou d'un objet. Illusion romantique ! En réalité, nous ne choisissons que des objets désirés par l'autre, mus le plus souvent par ce que Stendhal appelle les sentiments modernes, fruits de l'universelle vanité :

« l'envie, la jalousie et la haine impuissante ».

Partant d'une analyse entièrement renouvelée des plus grands chefs-d'oeuvre de la littérature, René Girard retrouve partout ce phénomène du désir triangulaire : dans la coquetterie, l'hypocrisie, la rivalité des sexes ou des partis politiques...

Ce grand livre, écrit avec une rare subtilité, contribue à élucider un des problèmes majeurs de la conscience humaine : la liberté de choisir.

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Don Quichotte ne désire pas spontanément ; il imite Amadis de Gaule, le médiateur de ses désirs. Dans le monde moderne, le médiateur n'est plus légendaire mais réel ; le disciple désire le même objet que son modèle, il se voit donc perpétuellement contrecarré par celui-ci et, loin de le vénérer comme Don Quichotte vénérait Amadis, il dénonce en lui un rival injuste ou même un persécuteur diabolique. L'homme moderne prise l'autonomie mais c'est toujours auprès d'un médiateur qu'il cherche à se la procurer, par une contradiction dont il n'a presque jamais conscience.

La littérature romantique répudie toute imitation et fait un dogme de l'originalité ; le médiateur reste dissimulé. La présence de ce médiateur, par contre, est inlassablement dénoncée dans les chefs-d'oeuvre romanesques. C'est de la médiation que relèvent ce que Stendhal appelle vanité et ce que Jules de Gaultier, chez Flaubert, appelle bovarysme. C'est la médiation qui régit le mécanisme de la haine chez Dostoïevski, de la jalousie et du snobisme chez Proust, c'est elle, enfin, qui permet d'interpréter le masochisme et le sadisme. Les conséquences de la médiation s'aggravent à mesure que le médiateur se rapproche du sujet désirant et ce rapprochement engendre une dialectique qui éclaire aussi bien les analogies et les différences entre les grandes oeuvres romanesques que l'évolution historique vers les formes totalitaires de la sensibilité individuelle et collective.

La réflexion de l'auteur s'élargit donc en une méditation sur les problèmes de notre temps. C'est dans l'univers de la médiation que triomphent l'angoisse, la concurrence frénétique et les valeurs de prestige. Percevoir l'universelle médiation, c'est dépasser les psychanalyses et l'idée marxiste d'aliénation vers la vision dostoïevskienne qui situe la véritable liberté dans l'alternative entre médiateur divin et médiateur humain. C'est lire l'échec de la révolte prométhéenne non seulement dans les oeuvres littéraires mais dans un monde qui se laisse définir non pas par le "matérialisme" ou par "l'éloignement des dieux" mais par un sacré corrompu et "souterrain" qui empoisonne les sources de la vie.

Telle est la vérité à laquelle le romancier lui-même ne parvient qu'à travers l'enfer de la médiation. Il lui faut unir l'introspection et l'observation pour créer un Don Quichotte, un Raskolnikov ou un Charlus ; il lui faut donc reconnaître un prochain et un semblable dans le médiateur fascinant ; c'est dire qu'il lui faut mourir à l'orgueil romantique. L'écrivain meurt dans son oeuvre pour renaître romancier de même que le héros voit se dissiper ses illusions au moment de la mort. Marcel Proust, dans Le Temps retrouvé, dégage une signification éthique et esthétique commune à toutes les grandes conclusions romanesques.

Sommaire

Chapitre I. Le désir "triangulaire"

Chapitre II. Les hommes seront des dieux les uns pour les autres

Chapitre III. Les métamorphoses du désir

Chapitre IV. Le maître et l'esclave

Chapitre V. Le Rouge et le Noir

Chapitre VI. Problèmes de technique chez Stendhal, Cervantès et Flaubert

Chapitre VII. L'ascèse du héros

Chapitre VIII. Masochisme et sadisme

Chapitre IX. Les mondes proustiens

Chapitre X. Problèmes de technique chez Proust et chez Dostoïevski

Chapitre XI. L'apocalypse dostoïevskienne

Chapitre XII. Conclusion