L'artiste et la collectivité. Proust, Dostoïevski, Tolstoï, Thomas Mann, François Truffaut.
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Proust
En outre, il est aussi vain d'écrire spécialement pour le peuple que pour les enfants. Ce qui féconde un enfant, ce n'est pas un livre d'enfantillages. Pourquoi croit-on qu'un ouvrier électricien a besoin que vous écriviez mal et parliez de la Révolution française pour vous comprendre ? D'abord c'est juste le contraire. Comme les parisiens aiment à lire des voyages d'Océanie et les riches des récits de la vie des mineurs russes, le peuple aime autant lire des choses qui ne se rapportent pas à sa vie. De plus, pourquoi faire cette barrière ? Un ouvrier (voir Halévy) peut être baudelairien.
Contre Sainte-Beuve
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461. Je sentais que je n'aurais pas à m'embarrasser des diverses théories littéraires qui m'avaient un moment troublé – notamment celles que la critique avait développées au moment de l'affaire Dreyfus et avait reprises pendant la guerre, et qui tendaient à « faire sortir l'artiste de sa tour d'ivoire », et à traiter des sujets non frivoles ni sentimentaux, mais peignant de grands mouvements ouvriers, et, à défaut de foules, à tout le moins non plus d'insignifiants oisifs (« j'avoue que la peinture de ces inutiles m'indiffère assez », disait Bloch), mais de nobles intellectuels, ou des héros.
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462. L'idée d'un art populaire comme d'un art patriotique si même elle n'avait pas été dangereuse, me semblait ridicule. S'il s'agissait de le rendre accessible au peuple, en sacrifiant les raffinements de la forme, « bons pour des oisifs », j'avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens. À cet égard, un art populaire par la forme eût été destiné plutôt aux membres du Jockey qu'à ceux de la Confédération générale du travail ; quant aux sujets, les romans populaires ennuient autant les gens du peuple que les enfants ces livres qui sont écrits pour eux. On cherche à se dépayser en lisant, et les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des ouvriers. Dès le début de la guerre M. Barrès avait dit que l'artiste (en l'espèce Titien) doit avant tout servir la gloire de sa patrie. Mais il ne peut la servir qu'en étant artiste, c'est-à-dire qu'à condition, au moment où il étudie ces lois, institue ces expériences et fait ces découvertes, aussi délicates que celles de la science, de ne pas penser à autre chose – fût-ce à la patrie – qu'à la vérité qui est devant lui. N'imitons pas les révolutionnaires qui par « civisme » méprisaient, s'ils ne les détruisaient pas, les oeuvres de Watteau et de La Tour, peintres qui honorent davantage la France que tous ceux de la Révolution. L'anatomie n'est peut-être pas ce que choisirait un coeur tendre, si l'on avait le choix. Ce n'est pas la bonté de son coeur vertueux, laquelle était fort grande, qui a fait écrire à Choderlos de Laclos Les Liaisons dangereuses, ni son goût pour la bourgeoisie petite ou grande qui a fait choisir à Flaubert comme sujets ceux de Madame Bovary et de L'Éducation sentimentale. Certains disaient que l'art d'une époque de hâte serait bref, comme ceux qui prédisaient avant la guerre qu'elle serait courte. Le chemin de fer devait ainsi tuer la contemplation, il était vain de regretter le temps des diligences, mais l'automobile remplit leur fonction et arrête à nouveau les touristes vers les églises abandonnées
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Dostoïevski
Vous êtes trop complexes pour devenir des moujiks, tâchez plutôt d’élever les moujiks jusqu’à votre complexité
"Mais ne soyez pas comme certains rêveurs, qui veulent tout de suite empoigner l’outil ou la brouette en disant : Je ne veux plus être un seigneur ; je veux travailler comme un moujik. Si vous sentez que vous êtes capable de rendre des services comme savant, allez à l’université ; il importe seulement de faire ce que vous reconnaîtrez pouvoir faire utilement pour la collectivité, de travailler activement pour la cause de l’amour universel. Tous vos essais pour vous « transformer en simples travailleurs » ne seront que de la mascarade. Vous êtes trop complexes pour devenir des moujiks, tâchez plutôt d’élever les moujiks jusqu’à votre complexité. Ce sera mieux que toutes les comédies de simplification.
(...) Soyez maître de vous-même, sachez vous vaincre vous-même avant de faire le premier pas dans le chemin nouveau. Prêcher d’exemple avant de vouloir convertir les autres. C’est alors que vous pourrez aller de l’avant".
Dostoïevski, Journal d'un écrivain, 1877
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Tolstoï
Dans Qu'est-ce que l'art ?, Tolstoï renie ses oeuvres les plus complexes et rêve de fables populaires.
"La vérité est que le contenu de l’art de l’avenir ne sera point rétréci, mais au contraire élargi, lorsque cet art aura pour objet de transmettre les sentiments vitaux, les plus généraux de tous, les plus simples, les plus universels. Dans notre art d’à présent, on ne considère comme dignes d’être exprimés par l’art que les sentiments particuliers d’hommes d’une certaine situation exceptionnelle, et encore entend-on qu’ils soient exprimés d’une façon très raffinée, inaccessible à la majorité des hommes. Et l’on tient pour indigne de fournir une matière à l’art tout l’immense domaine de l’art populaire et enfantin : les proverbes, les chansons, les jeux, les imitations, etc. Mais l’artiste de l’avenir comprendra que de produire une fable, une chanson, pourvu qu’elles émeuvent, de produire une farce, pourvu qu’elle amuse, de dessiner une image qui réjouisse des milliers d’enfants et de grandes personnes, que tout cela est infiniment plus fécond et plus important que de produire un roman, ou une symphonie, ou un tableau qui divertiront pendant quelque temps un petit nombre de gens riches, et puis s’enfonceront à jamais dans l’oubli. Or le domaine de cet art des sentiments simples, accessibles à tous, ce domaine est immense et n’a pour ainsi dire jamais été touché.
Ainsi l’art de l’avenir ne sera pas plus pauvre que le nôtre, mais au contraire infiniment plus riche. Et la forme de l’art de l’avenir, elle aussi, ne sera pas inférieure à la forme actuelle de l’art, mais lui sera incomparablement supérieure, et cela non pas dans le sens d’une technique raffinée et artificielle mais dans le sens d’une expression brève, simple, claire, libre de toute surcharge inutile".
Léon Tolstoï, Qu'est-ce que l'art ?, 1898
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Thomas Mann
L'art est esprit et l'esprit n'a pas à se sentir engagé envers la société
"Il est à la fois douloureux et exaltant d'entendre la solitude parler de communauté, l'inabordable parler de confiance. (...) L'art est esprit et l'esprit n'a pas à se sentir engagé envers la société, la collectivité. Cela lui est interdit à mon sens, au nom même de sa liberté, de sa noblesse. Un art qui "va au peuple", qui fait siens les besoins de la foule, du petit bourgeois, du vulgaire, tombe à l'indigence.
Lui en imposer l'obligation, mettons pour des raisons d'Etat, n'autoriser qu'un art compréhensible aux médiocres est la pire des vulgarités, un assassinat de l'esprit. L'art, j'en suis convaincu, malgré ses audaces les moins accessibles à la foule, ses essais et ses recherches les plus hardis, peut être certain que d'une façon indirecte, supérieure, il sert l'homme, et même à la longue, les hommes."
Thomas Mann, Le docteur Faustus
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Truffaut
"D'un autre côté, il ne faut pas être courageux à cent pour cent. Cette formule pourrait être prise dans un sens déplaisant; mais ce que je veux dire, c’est qu’il faut raisonner sa témérité. Il ne faut pas accumuler d’un seul coup toutes les audaces."
François Truffaut, Cahiers du Cinéma n°138
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"— Par rapport aux cinéastes américains, je crois que nous sommes tous des intellectuels, même moi qui le suis moins que les autres. Il ne faut pas tricher. On ne doit pas faire semblant d'être frustes et simplistes, si l'on se pose des questions, si l'on raffine sur un scénario. Il ne faut pas se forcer. C'est là sans doute qu'un type comme Melville se trompera ; il ne faut pas imiter la brutalité, la rusticité américaine. Mais si l'on pense que le cinéma est un art populaire — et nous le pensons tous, car nous sommes nourris de cinéma américain — nous pouvons partir sur une autre idée : celle d'une discipline dans le travail qui fasse que nos films soient complets, aient plusieurs aspects. Ce sont les trois films superposés qu'on a chez Hitchcock.
C'est un des rares cinéastes qui plaisent à tout le monde, donc l'exemple est bon. Je crois que sa discipline est applicable. Je précise : cela ne vaut que pour les films travaillés froidement. Resnais élabore beaucoup. Or, Je ne crois pas qu'il y ait dans Marienbad des émotions, des effets réussis qui ne soient aussi dans Vertigo. Et je ne crois pas que ce par quoi Vertigo intéresse le public soit dû à des concessions, c'est simplement dû à une discipline supplémentaire.
— En somme, au lieu de travailler un an sur le scénario de Marienbad, il aurait mieux valu y travailler un an et demi et aboutir à Vertigo ?
— Je maintiens que Resnais a eu absolument raison de faire Marienbad. Mais, si l'on n 'est pas Resnais, si l'on n'a pas ce contrôle extraordinaire qu'il a sur les choses, il vaut mieux être plus modeste. Non limiter ses ambitions, mais être modeste dans la façon de les réaliser, faire des films dont l'apparence soit modeste. Je ne crois pas que le monde ait besoin de mes films, je ne crois pas que le monde ait besoin de moi, je crois que je dois plutôt me faire accepter et que c'est par le travail que j'y arriverai."
François Truffaut, Cahiers du Cinéma n°138, décembre 1962
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les trois films superposés qu'on a chez Hitchcock (Truffaut)
plusieurs couches de couleur (Proust)
361. Enfin il fut devant le Ver Meer qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. »
Marcel Proust
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