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Bientôt elle dit chaque soir à son mari :
– Nous partirons après-demain pour ma Styrie et nous ne la quitterons plus.
Puis il y avait une fête qui lui plairait peut-être plus que les autres, une robe plus jolie à montrer. Les besoins profonds d’imaginer, de créer, de vivre seule et par la pensée, et aussi de se dévouer, tout en la faisant souffrir de ce qu’ils n’étaient pas contentés, tout en l’empêchant de trouver dans le monde l’ombre même d’une joie s’étaient trop émoussés, n’étaient plus assez impérieux pour la faire changer de vie, pour la forcer à renoncer au monde et à réaliser sa véritable destinée. Elle continuait à offrir le spectacle somptueux et désolé d’une existence faite pour l’infini et peu à peu restreinte au presque néant, avec seulement sur elle les ombres mélancoliques de la noble destinée qu’elle eût pu remplir et dont elle s’éloignait chaque jour davantage. Un grand mouvement de pleine charité qui aurait lavé son coeur comme une marée, nivelé toutes les inégalités humaines qui obstruent un coeur mondain, était arrêté, par les milles digues de l’égoïsme, de la coquetterie et de l’ambition. La bonté ne lui plaisait plus que comme une élégance. Elle ferait bien encore des charités d’argent, des charités de sa peine même et de son temps, mais toute une partie d’elle-même était réservée, ne lui appartenait plus. Elle lisait ou rêvait encore le matin dans son lit, mais avec un esprit faussé, qui s’arrêtait maintenant au-dehors des choses et se considérait lui-même, non pour s’approfondir, mais pour s’admirer voluptueusement et coquettement comme en face d’un miroir. Et si alors on lui avait annoncé une visite, elle n’aurait pas eu la volonté de la renvoyer pour continuer à rêver ou à lire. Elle en était arrivée à ne plus goûter la nature qu’avec des sens pervertis, et le charme des saisons n’existait plus pour elle que pour parfumer ses élégances et leur donner leur tonalité. Les charmes de l’hiver devinrent le plaisir d’être frileuse, et la gaieté de la chasse ferma son coeur aux tristesses de l’automne. Parfois elle voulait essayer de retrouver, en marchant seule dans une forêt, la source naturelle des vraies joies. Mais, sous les feuillées ténébreuses, elle promenait des robes éclatantes. Et le plaisir d’être élégante corrompait pour elle la joie d’être seule et de rêver.
– Partons-nous demain ? demandait le duc.
– Après-demain, répondait Violante.
Puis le duc cessa de l’interroger. À Augustin qui se lamentait, Violante écrivit : « Je reviendrai quand je serai un peu plus vieille. » – « Ah ! répondit Augustin, vous leur donnez délibérément votre jeunesse ; vous ne reviendrez jamais dans votre Styrie. » Elle n’y revint jamais. Jeune, elle était restée dans le monde pour exercer la royauté d’élégance que presque encore enfant elle avait conquise. Vieille, elle y resta pour la défendre. Ce fut en vain. Elle la perdit. Et quand elle mourut, elle était encore en train d’essayer de la reconquérir. Augustin avait compté sur le dégoût. Mais il avait compté sans une force qui, si elle est nourrie d’abord par la vanité, vainc le dégoût, le mépris, l’ennui même : c’est l’habitude.
Août 1892
Marcel Proust
Violante ou la Mondanité (extrait)
nouvelle en quatre chapitres (Enfance méditative de Violante – Sensualité – Peines d'amour – La Mondanité)
Les Plaisirs et les Jours