"S'il y a un cinéaste qui aurait pu "réaliser" Proust à l'écran, c'est Hitchcock. Mais il n'a pas eu besoin de le faire, parce que c'est cela qu'il faisait. C'était un type assez curieux qui a toujours emprisonné ses actrices en leur faisant signer des contrats de huit ans et en ne leur faisant rien faire." [Cf Albertine dans La Prisonnière]
Jean-Luc Godard, Libération, 2 mai 1980, entretien avec Serge July
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Kim Novak : « Ce qui est intéressant, c'est que le scénario (Vertigo) me renvoyait à ce que je vivais à l'époque : c'était l'histoire d'une femme que l'on force à être quelqu'un qu'elle n'est pas. »
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A la recherche de l'absente : Hitchcock, VERTIGO (Sueurs froides)
411. Et j'éprouvais une fois de plus d'abord que le souvenir n'est pas inventif, qu'il est impuissant à désirer rien d'autre, même rien de mieux que ce que nous avons possédé ; ensuite qu'il est spirituel, de sorte que la réalité ne peut lui fournir l'état qu'il recherche ; enfin que, dérivant d'une personne morte, la renaissance qu'il incarne est moins celle du besoin d'aimer, auquel il fait croire, que celle du besoin de l'absente. De sorte que même la ressemblance de la femme que j'avais choisie avec Albertine, la ressemblance, si j'arrivais à l'obtenir, de sa tendresse avec celle d'Albertine, ne me faisaient que mieux sentir l'absence de ce que j'avais sans le savoir cherché et qui était indispensable pour que renaquît mon bonheur, ce que j'avais cherché c'est-à-dire Albertine elle-même, le temps que nous avions vécu ensemble, le passé à la recherche duquel j'étais sans le savoir.
Marcel Proust, Albertine disparue
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238. C'est la terrible tromperie de l'amour qu'il commence par nous faire jouer avec une femme non du monde extérieur, mais avec une poupée intérieure à notre cerveau, la seule d'ailleurs que nous ayons toujours à notre disposition, la seule que nous posséderons, que l'arbitraire du souvenir, presque aussi absolu que celui de l'imagination, peut avoir faite aussi différente de la femme réelle que du Balbec réel avait été pour moi le Balbec rêvé ; création factice à laquelle peu à peu, pour notre souffrance, nous forcerons la femme réelle à ressembler.
Marcel Proust, Le côté de Guermantes
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Sur l'absence et le deuil dans Albertine disparue de Marcel Proust :
Comme l'a démontré Chizu Nakano, la rédaction de ces deux cahiers brouillons fut plutôt simultanée que successive. le plus souvent, c'est une Albertine absente (enfuie ou morte) qui constitue le point de départ de l'écriture. Ainsi, au même moment où Proust conçoit Albertine disparue sur la page droite du cahier 54, sur la page de gauche, en regard, il ébauche des motifs et des scènes de la vie d'Albertine qu'il développera, par la suite, dans les brouillons de la Prisonnière du cahier 71. Cette façon particulière de travailler de Proust, cherchant à créer la présence d'Albertine à partir de son absence, à rebours en fait, est caractéristique de la construction d'ensemble de la Recherche — la partie théorique du Temps retrouvé ayant été écrite peu après 1'achèvement de Du coté de chez Swann — et a pour effet de projeter l'oeuvre dans un mouvement vers l'avant, vers le temps où elle s'accomplira.
(...)
Julia Kristeva, qui a exploré la composante narcissique de l'amour-passion écrit dans Histoires d'amour : « l'amoureux est un narcisse qui a un objet ». le héros idéalise son aimée, mais c'est son propre moi basé sur les frontières problématiques du narcissisme qu'il exalterait dans l'expérience de la passion ; l'aimée est absente, autant dans la vie que dans la mort, puisqu'elle ne serait qu'une construction imaginaire échafaudée en réponse à un vide constitutif, à un manque à être : « [...] une immense construction qui passait par le plan de mon coeur [...] » (395. Albertine disparue).
Danielle Constantin, Sur l'absence et le deuil dans Albertine disparue de Marcel Proust, Utah Foreign language Review 1999
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395. Bref Albertine n'était, comme une pierre autour de laquelle il a neigé, que le centre générateur d'une immense construction qui passait par le plan de mon coeur.
Marcel Proust, Albertine disparue
Rooney Mara
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320. mon sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité pour une bonne part était dans mon imagination ; il y a des êtres en effet – et ç'avait été dès la jeunesse mon cas – pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d'autres, la fortune, le succès, les hautes situations, ne comptent pas ; ce qu'il leur faut, ce sont des fantômes.
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe
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CAHIERS DU CINEMA à ALFRED HITCHCOCK :
— Lequel de vos deux derniers films préférez-vous ?
ALFRED HITCHCOCK :
— Vertigo et North By Northwest sont des films très différents, qui n’ont pas du tout été réalisés dans le même esprit. Vertigo, c’est une féerie psychologique, presque de la nécrophilie. Le héros veut faire l’amour avec une morte. Mais North By Northwest, c’est un film d’aventures qui est traité avec une certaine légèreté d’esprit. Vertigo est beaucoup plus important pour moi que North By Northwest, qui est un divertissement très amusant.
Entretien avec Alfred Hitchcock,
par Jean Domarchi et Jean Douchet,
CAHIERS DU CINEMA N°102, décembre 1959
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"Jean-Luc Godard envisageait d'autres films que nous ferions ensemble. Il rêva d'adapter La Prisonnière d'après Marcel Proust. Malheureusement, sa nièce et héritière, Mme Mante, lui répondit avec une extrême courtoisie que "c'était au-dessus de ses moyens" et qu'elle songeait à Visconti ou à Joseph Losey. Jean-Luc fut déçu."
Anne Wiazemsky, Une année studieuse, Gallimard
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-> Marcel Proust, Jean-Luc Godard, Albertine : vivre sa vie, bande à part, à bout de souffle
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Photos :
A la recherche de l'absente, Alfred Hitchcock, Vertigo (Sueurs froides)
Kim Novak : Madeleine Elster / Judy (Lucie) Barton
James Stewart : John Ferguson (Scottie)