Proust 387 - Cet amour entre femmes était quelque chose de trop inconnu | lieux où Albertine avait vécu | L'amour, c'est l'espace et le temps rendus sensibles au coeur

387. Pendant ces heures, quelquefois je voyais flotter sur elle, dans ses regards, dans sa moue, dans son sourire, le reflet de ces spectacles intérieurs dont la contemplation la faisait ces soirs-là dissemblable, éloignée de moi à qui ils étaient refusés. « À quoi pensez-vous, ma chérie ? – Mais à rien. » Quelquefois, pour répondre à ce reproche que je lui faisais de ne me rien dire, tantôt elle me disait des choses qu'elle n'ignorait pas que je savais aussi bien que tout le monde (comme ces hommes d'État qui ne vous annonceraient pas la plus petite nouvelle, mais vous parlent, en revanche, de celle qu'on a pu lire dans les journaux de la veille), tantôt elle me racontait sans précision aucune, en des sortes de fausses confidences, des promenades en bicyclette qu'elle faisait à Balbec, l'année d'avant de me connaître. Et comme si j'avais deviné juste autrefois, en inférant de lui qu'elle devait être une jeune fille très libre, faisant de très longues parties, l'évocation qu'elle faisait de ces promenades insinuait entre les lèvres d'Albertine ce même mystérieux sourire qui m'avait séduit les premiers jours, sur la digue de Balbec. Elle me parlait aussi de ces promenades qu'elle avait faites avec des amies dans la campagne hollandaise, de ses retours le soir à Amsterdam, à des heures tardives, quand une foule compacte et joyeuse de gens qu'elle connaissait presque tous emplissait les rues, les bords des canaux, dont je croyais voir se refléter dans les yeux brillants d'Albertine, comme dans les glaces incertaines d'une rapide voiture, les feux innombrables et fuyants. Que la soi-disant curiosité esthétique mériterait plutôt le nom d'indifférence auprès de la curiosité douloureuse, inlassable, que j'avais des lieux où Albertine avait vécu, de ce qu'elle avait pu faire tel soir, des sourires, des regards qu'elle avait eus, des mots qu'elle avait dits, des baisers qu'elle avait reçus ! Non, jamais la jalousie que j'avais eue un jour de Saint-Loup, si elle avait persisté, ne m'eût donné cette immense inquiétude. Cet amour entre femmes était quelque chose de trop inconnu, dont rien ne permettait d'imaginer avec certitude, avec justesse, les plaisirs, la qualité. Que de gens, que de lieux (même qui ne la concernaient pas directement, de vagues lieux de plaisir où elle avait pu en goûter, les lieux où il y a beaucoup de monde, où on est frôlé) Albertine – comme une personne qui, faisant passer sa suite, toute une société, au contrôle devant elle, la fait entrer au théâtre – du seuil de mon imagination ou de mon souvenir, où je ne me souciais pas d'eux, avait introduits dans mon coeur ! Maintenant, la connaissance que j'avais d'eux était interne, immédiate, spasmodique, douloureuse. L'amour, c'est l'espace et le temps rendus sensibles au coeur.

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Todd Haynes, Carol: "In the novel, Therese is an aspiring stage designer and Richard an aspiring painter. In our film, these characters are less exposed to alternative lifestyles, less exposed to bohemia, less exposed to positive examples of lesbian love relationships, which really puts them at a loss for what they were about to embark on. I preferred stressing Therese’s inability to even grammatically comprehend what this love means—this uncollated, unorganized sense of desire just coming at you.

I was interested in the isolation of the desiring subject, who’s more in love, who’s more liable to be hurt by the object of desire—in this case, Rooney’s character, Therese. There was something so strong about the entrapment you felt in the book of being stuck with Therese inside her own consciousness. I was really moved by that and wanted to bring some of that feeling back into the film.

I also saw a direct line from the overproductive mental states of all the criminals in Highsmith’s other novels to the romantic imagination, in its constant state of hyperproduction, conjuring scenarios and outcomes, getting overwhelmed by all the signs it’s trying to read, trying to determine whether the person you love feels any need to be close to you. That craziness, that loneliness, that paranoia, but also the pleasure of reading everything—to the point of total distraction from everything else—I found to be such a great premise."

Photos : Rooney Mara (Therese), Cate Blanchett (Carol), Carol, Todd Haynes

(Morceau choisi de l'Anthologie Marcel Proust. Chaque extrait d'A la recherche du temps perdu est précédé d'un numéro de section, de 001 à 487, indication de sa position au sein des 487 sections du texte intégral et lien pour retrouver le texte dans la continuité du roman. L'Anthologie Proust est également disponible dans l'ordre du roman.)