Proust 132 - 389 - Pour les femmes qui ne nous aiment pas | tout le secret de la variation de la conduite des femmes qui ne nous aiment pas

132. La constante vision de ce bonheur imaginaire m'aidait à supporter la destruction du bonheur réel. Pour les femmes qui ne nous aiment pas, comme pour les « disparus », savoir qu'on n'a plus rien à espérer n'empêche pas de continuer à attendre. On vit aux aguets, aux écoutes ; des mères dont le fils est parti en mer pour une exploration dangereuse se figurent à toute minute et alors que la certitude qu'il a péri est acquise depuis longtemps, qu'il va entrer, miraculeusement sauvé, et bien portant. Et cette attente, selon la force du souvenir et la résistance des organes, ou bien leur permet de traverser les années au bout desquelles elles supporteront que leur fils ne soit plus, d'oublier peu à peu et de survivre – ou bien les fait mourir. D'autre part, mon chagrin était un peu consolé par l'idée qu'il profitait à mon amour. Chaque visite que je faisais à Mme Swann sans voir Gilberte, m'était cruelle, mais je sentais qu'elle améliorait d'autant l'idée que Gilberte avait de moi.

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388. L'hiver cependant finissait ; la belle saison revint, et souvent, comme Albertine venait seulement de me dire bonsoir, ma chambre, mes rideaux, le mur au-dessus des rideaux étant encore tout noirs, dans le jardin des religieuses voisines j'entendais, riche et précieuse dans le silence comme un harmonium d'église, la modulation d'un oiseau inconnu qui, sur le mode lydien, chantait déjà matines, et au milieu de mes ténèbres mettait la riche note éclatante du soleil qu'il voyait. Bientôt les nuits raccourcirent, et avant les heures anciennes du matin, je voyais déjà dépasser des rideaux de ma fenêtre la blancheur quotidiennement accrue du jour. Si je me résignais à laisser encore mener à Albertine cette vie où malgré ses dénégations je sentais qu'elle avait l'impression d'être prisonnière, c'était seulement parce que chaque jour j'étais sûr que le lendemain je pourrais me mettre, en même temps qu'à travailler, à me lever, à sortir, à préparer un départ pour quelque propriété que nous achèterions et où Albertine pourrait mener plus librement et sans inquiétude pour moi la vie de campagne ou de mer, de navigation ou de chasse, qui lui plairait.

Seulement le lendemain, ce temps passé que j'aimais et détestais tour à tour en Albertine (comme, quand il est le présent, entre lui et nous, chacun, par intérêt, ou politesse, ou pitié, travaille à tisser un rideau de mensonges que nous prenons pour la réalité) il arrivait que rétrospectivement une des heures qui le composaient et même de celles que j'avais cru connaître, me présentait tout d'un coup un aspect qu'on n'essayait pas de me voiler et qui était tout différent de celui sous lequel elle m'était apparue. Derrière tel regard, à la place de la bonne pensée que j'avais cru y voir autrefois, c'était un désir insoupçonné jusque-là qui se révélait, m'aliénant une nouvelle partie de ce coeur d'Albertine que j'avais cru assimilé au mien. Par exemple, quand Andrée avait quitté Balbec au mois de juillet, Albertine ne m'avait jamais dit qu'elle dût bientôt la revoir ; et je pensais qu'elle l'avait revue même plus tôt qu'elle n'eût cru, puisque, à cause de la grande tristesse que j'avais eue à Balbec, cette nuit du 14 septembre, elle m'avait fait le sacrifice de ne pas y rester et de revenir tout de suite à Paris. Quand elle était arrivée, le 15, je lui avais demandé d'aller voir Andrée et lui avais dit : « A-t-elle été contente de vous revoir ? » Or maintenant, Mme Bontemps étant venue pour apporter quelque chose à Albertine, je la vis un instant et lui dis qu'Albertine était sortie avec Andrée : « Elles sont allées se promener dans la campagne. – Oui, me répondit Mme Bontemps. Albertine n'est pas difficile en fait de campagne. Ainsi, il y a trois ans, tous les jours il fallait aller aux Buttes-Chaumont. » À ce nom de Buttes-Chaumont, où Albertine m'avait dit n'être jamais allée, ma respiration s'arrêta un instant. La réalité est le plus habile des ennemis. Elle prononce ses attaques sur le point de notre coeur où nous ne les attendions pas, et où nous n'avions pas préparé de défense. Albertine avait-elle menti à sa tante alors, en lui disant qu'elle allait tous les jours aux Buttes-Chaumont, à moi depuis, en me disant qu'elle ne les connaissait pas ? « Heureusement, ajouta Mme Bontemps, que cette pauvre Andrée va bientôt partir pour une campagne plus vivifiante, pour la vraie campagne, elle en a bien besoin, elle a si mauvaise mine. Il est vrai qu'elle n'a pas eu, cet été, le temps d'air qui lui est nécessaire. Pensez qu'elle a quitté Balbec à la fin de juillet croyant revenir en septembre, et comme son frère s'est démis le genou, elle n'a pas pu revenir. » Alors Albertine l'attendait à Balbec et me l'avait caché ! Il est vrai que c'était d'autant plus gentil de m'avoir proposé de revenir. À moins que… « Oui, je me rappelle qu'Albertine m'avait parlé de cela… (ce n'était pas vrai). Quand donc a eu lieu cet accident ? Tout cela est un peu brouillé dans ma tête. – Mais en un sens il a eu lieu juste à point, car un jour plus tard la location de la villa était commencée, et la grand-mère d'Andrée aurait été obligée de payer un mois inutile. Il s'est cassé la jambe le 14 septembre, elle a eu le temps de télégraphier à Albertine le 15 au matin qu'elle ne viendrait pas, et Albertine de prévenir l'agence. Un jour plus tard, cela courait jusqu'au 15 octobre. » Ainsi, sans doute, quand Albertine changeant d'avis, m'avait dit : « Partons ce soir », ce qu'elle voyait c'était un appartement que je ne connaissais pas, celui de la grand-mère d'Andrée, où dès notre retour, elle allait pouvoir retrouver l'amie que, sans que je m'en doutasse, elle avait cru revoir bientôt à Balbec. Les paroles si gentilles, pour revenir avec moi, qu'elle avait eues en contraste avec son opiniâtre refus d'un peu avant, j'avais cherché à les attribuer à un revirement de son bon coeur. Elles étaient tout simplement le reflet d'un changement intervenu dans une situation que nous ne connaissons pas, et qui est tout le secret de la variation de la conduite des femmes qui ne nous aiment pas. Elles nous refusent obstinément un rendez-vous pour le lendemain, parce qu'elles sont fatiguées, parce que leur grand-père exige qu'elles dînent chez lui. « Mais venez après », insistons-nous. « Il me retient très tard. Il pourra me raccompagner. » Simplement elles ont un rendez-vous avec quelqu'un qui leur plaît. Soudain celui-ci n'est plus libre. Et elles viennent nous dire le regret de nous avoir fait de la peine, qu'envoyant promener leur grand-père, elles resteront auprès de nous, ne tenant à rien d'autre. J'aurais dû reconnaître ces phrases dans le langage que m'avait tenu Albertine le jour de mon départ, à Balbec. Pourtant, je ne devais peut-être pas ne reconnaître qu'elles, mais pour interpreter ce langage me souvenir de deux traits particuliers du caractère d'Albertine.

Deux traits du caractère d'Albertine me revinrent à ce moment à l'esprit, l'un pour me consoler, l'autre pour me désoler, car nous trouvons de tout dans notre mémoire : elle est une espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie, où on met au hasard la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt sur un poison dangereux. Le premier trait, le consolant, fut cette habitude de faire servir une même action au plaisir de plusieurs personnes, cette utilisation multiple de ce qu'elle faisait, qui était caractéristique chez Albertine. C'était bien dans son caractère, revenant à Paris (le fait qu'Andrée ne revenait pas pouvait lui rendre incommode de rester à Balbec sans que cela signifiât qu'elle ne pouvait pas se passer d'Andrée), de tirer de ce seul voyage une occasion de toucher deux personnes qu'elle aimait sincèrement : moi, en me faisant croire que c'était pour ne pas me laisser seul, pour que je ne souffrisse pas, par dévouement pour moi, Andrée, en la persuadant que, du moment qu'elle ne venait pas à Balbec, elle ne voulait pas y rester un instant de plus, qu'elle n'avait prolongé que pour la voir et qu'elle accourait dans l'instant vers elle. Or le départ d'Albertine avec moi succédait en effet d'une façon si immédiate, d'une part à mon chagrin, à mon désir de revenir à Paris, d'autre part à la dépêche d'Andrée, qu'il était tout naturel qu'Andrée et moi, ignorant respectivement, elle mon chagrin, moi sa dépêche, eussions pu croire que le départ d'Albertine était l'effet de la seule cause que chacun de nous connût et qu'il suivait en effet à si peu d'heures de distance et si inopinément. Et dans ce cas, je pouvais encore croire que m'accompagner avait été le but réel d'Albertine, qui n'avait pas voulu négliger pourtant une occasion de s'en faire un titre à la gratitude d'Andrée. Mais malheureusement je me rappelai presque aussitôt un autre trait du caractère d'Albertine et qui était la vivacité avec laquelle la saisissait la tentation irrésistible d'un plaisir. Or je me rappelais, quand elle eut décidé de partir, quelle impatience elle avait d'arriver au train, comme elle avait bousculé le directeur, qui en cherchant à nous retenir aurait pu nous faire manquer l'omnibus, les haussements d'épaules de connivence qu'elle me faisait et dont j'avais été si touché, quand, dans le tortillard, M. de Cambremer nous avait demandé si nous ne pouvions pas remettre à huitaine. Oui, ce qu'elle voyait devant ses yeux à ce moment-là, ce qui la rendait si fiévreuse de partir, ce qu'elle était impatiente de retrouver, c'était un appartement inhabité que j'avais vu une fois, appartenant à la grand-mère d'Andrée, un appartement luxueux à la garde d'un vieux valet de chambre, en plein midi, mais si vide, si silencieux que le soleil avait l'air de mettre des housses sur le canapé, sur les fauteuils des chambres où Albertine et Andrée demandaient au gardien respectueux, peut-être naïf, peut-être complice, de les laisser se reposer.

Je le voyais tout le temps maintenant, vide, avec un lit ou un canapé, une bonne dupe ou complice, et où chaque fois qu'Albertine avait l'air pressé et sérieux elle partait pour retrouver son amie, sans doute arrivée avant elle parce qu'elle était plus libre. Je n'avais jamais pensé jusque-là à cet appartement, qui maintenant avait pour moi une horrible beauté. L'inconnu de la vie des êtres est comme celui de la nature, que chaque découverte scientifique ne fait que reculer mais n'annule pas. Un jaloux exaspère celle qu'il aime en la privant de mille plaisirs sans importance. Mais ceux qui sont le fond de la vie de celle-ci, elle les abrite là où, dans les moments où son intelligence croit montrer le plus de perspicacité et où les tiers le renseignent le mieux, il n'a pas idée de chercher. 

389. Mais enfin du moins, Andrée allait partir. Mais je ne voulais pas qu'Albertine pût me mépriser comme ayant été dupe d'elle et d'Andrée. Mais un jour ou l'autre je le lui dirais. Et ainsi je la forcerais peut-être à me parler plus franchement, en lui montrant que j'étais informé tout de même des choses qu'elle me cachait. Mais je ne voulais pas lui parler de cela encore, d'abord parce que, si près de la visite de sa tante, elle eût compris d'où me venait mon information, eût tari cette source, et n'en eût pas redouté d'inconnues. Ensuite parce que je ne voulais pas risquer, tant que je ne serais pas absolument certain de garder Albertine aussi longtemps que je voudrais, de causer en elle trop de colères qui auraient pu avoir pour effet de lui faire désirer me quitter.

(Morceau choisi de l'Anthologie Marcel Proust. Chaque extrait d'A la recherche du temps perdu est précédé d'un numéro de section, de 001 à 487, indication de sa position au sein des 487 sections du texte intégral et lien pour retrouver le texte dans la continuité du roman. L'Anthologie Proust est également disponible dans l'ordre du roman.)