466. Je m'étais rendu compte que seule la perception grossière et erronée place tout dans l'objet, quand tout est dans l'esprit ; j'avais perdu ma grand-mère en réalité bien des mois après l'avoir perdue en fait, j'avais vu les personnes varier d'aspect selon l'idée que moi ou d'autres s'en faisaient, une seule être plusieurs selon les personnes qui la voyaient (divers Swann du début par exemple ; princesse de Luxembourg pour le premier président), même pour une seule au cours des années (nom de Guermantes, divers Swann pour moi). J'avais vu l'amour placer dans une personne ce qui n'est que dans la personne qui aime. Je m'en étais d'autant mieux rendu compte que j'avais fait s'étendre à l'extrême la distance entre la réalité objective et l'amour (Rachel pour Saint-Loup et pour moi, Albertine pour moi et Saint-Loup, Morel ou le conducteur d'omnibus pour Charlus ou d'autres personnes, et malgré cela tendresses de Charlus ; vers de Musset, etc.). Enfin, dans une certaine mesure, la germanophilie de M. de Charlus, comme le regard de Saint-Loup sur la photographie d'Albertine, m'avaient aidé à me dégager pour un instant, sinon de ma germanophobie, du moins de ma croyance en la pure objectivité de celle-ci, et à me faire penser que peut-être en était-il de la haine comme de l'amour et que, dans le jugement terrible que portait en ce moment même la France à l'égard de l'Allemagne qu'elle jugeait hors de l'humanité, y avait-il surtout une objectivation de sentiments, comme ceux qui faisaient paraître Rachel et Albertine si précieuses, l'une à Saint-Loup, l'autre à moi. Ce qui rendait possible, en effet, que cette perversité ne fût pas entièrement intrinsèque à l'Allemagne est que de même qu'individuellement j'avais eu des amours successives, après la fin desquelles l'objet de cet amour m'apparaissait sans valeur, j'avais déjà vu dans mon pays des haines successives qui avaient fait apparaître, par exemple, comme des traîtres – mille fois pires que les Allemands auxquels ils livraient la France – des dreyfusards comme Reinach avec lequel collaboraient aujourd'hui les patriotes contre un pays dont chaque membre était forcément un menteur, une bête féroce, un imbécile, exception faite des Allemands qui avaient embrassé la cause française, comme le roi de Roumanie, le roi des Belges ou l'impératrice de Russie. Il est vrai que les antidreyfusards m'eussent répondu : « Ce n'est pas la même chose. » Mais en effet ce n'est jamais la même chose, pas plus que ce n'est la même personne : sans cela, devant le même phénomène, celui qui en est la dupe ne pourrait accuser que son état subjectif et ne pourrait croire que les qualités ou les défauts sont dans l'objet. L'intelligence n'a point de peine alors à baser sur cette différence une théorie (enseignement contre nature des congréganistes selon les radicaux, impossibilité de la race juive à se nationaliser, haine perpétuelle de la race allemande contre la race latine, la race jaune étant momentanément réhabilitée). Ce côté subjectif se marquait d'ailleurs dans les conversations des neutres, où les germanophiles, par exemple, avaient la faculté de cesser un instant de comprendre et même d'écouter quand on leur parlait des atrocités allemandes en Belgique. (Et pourtant, elles étaient réelles : ce que je remarquais de subjectif dans la haine comme dans la vue elle-même n'empêchait pas que l'objet pût posséder des qualités ou des défauts réels et ne faisait nullement s'évanouir la réalité en un pur relativisme.) Et si, après tant d'années écoulées et de temps perdu, je sentais cette influence capitale de l'acte interne jusque dans les relations internationales, tout au commencement de ma vie ne m'en étais-je pas douté quand je lisais dans le jardin de Combray un de ces romans de Bergotte que, même aujourd'hui, si j'en ai feuilleté quelques pages oubliées où je vois les ruses d'un méchant, je ne repose qu'après m'être assuré, en passant cent pages, que vers la fin ce même méchant est dûment humilié et vit assez pour apprendre que ses ténébreux projets ont échoué ? Car je ne me rappelais plus bien ce qui était arrivé à ces personnages, ce qui ne les différenciait d'ailleurs pas des personnes qui se trouvaient cet après-midi chez Mme de Guermantes et dont, pour plusieurs au moins, la vie passée était aussi vague pour moi que si je l'eusse lue dans un roman à demi oublié. Le prince d'Agrigente avait-il fini par épouser Mlle X… ? Ou plutôt n'était-ce pas le frère de Mlle X… qui avait dû épouser la soeur du prince d'Agrigente ? Ou bien faisais-je une confusion avec une ancienne lecture ou un rêve récent ? Le rêve était encore un de ces faits de ma vie, qui m'avait toujours le plus frappé, qui avait dû le plus servir à me convaincre du caractère purement mental de la réalité, et dont je ne dédaignerais pas l'aide dans la composition de mon oeuvre. Quand je vivais, d'une façon un peu moins désintéressée, pour un amour, un rêve venait rapprocher singulièrement de moi, lui faisant parcourir de grandes distances de temps perdu, ma grand-mère, Albertine que j'avais recommencé à aimer parce qu'elle m'avait fourni, dans mon sommeil, une version, d'ailleurs atténuée, de l'histoire de la blanchisseuse. Je pensai qu'ils viendraient quelquefois rapprocher ainsi de moi des vérités, des impressions, que mon effort seul, ou même les rencontres de la nature ne me présentaient pas, qu'ils réveilleraient en moi du désir, du regret de certaines choses inexistantes, ce qui est la condition pour travailler, pour s'abstraire de l'habitude, pour se détacher du concret. Je ne dédaignerais pas cette seconde muse, cette muse nocturne qui suppléerait parfois à l'autre.
J'avais vu les nobles devenir vulgaires quand leur esprit, comme celui du duc de Guermantes, par exemple, était vulgaire (« Vous n'êtes pas gêné », comme eût pu dire Cottard). J'avais vu dans l'affaire Dreyfus, pendant la guerre, dans la médecine, croire que la vérité est un certain fait, que les ministres, le médecin, possèdent un oui ou non qui n'a pas besoin d'interprétation, qui fait qu'un cliché radiographique indique sans interprétation ce qu'a le malade, que les gens du pouvoir savaient si Dreyfus était coupable, savaient (sans avoir besoin d'envoyer pour cela Roques enquêter sur place) si Sarrail avait ou non les moyens de marcher en même temps que les Russes. Il n'est pas une heure de ma vie qui n'eût servi à m'apprendre que seule la perception plutôt grossière et erronée place tout dans l'objet quand tout au contraire est dans l'esprit.