245. En quittant le vestibule, j'avais dit à M. de Guermantes que j'avais un grand désir de voir ses Elstir. « Je suis à vos ordres, M. Elstir est-il donc de vos amis ? Je suis fort marri car je le connais un peu, c'est un homme aimable, ce que nos pères appelaient l'honnête homme, j'aurais pu lui demander de me faire la grâce de venir, et le prier à dîner. Il aurait certainement été très flatté de passer la soirée en votre compagnie. » Fort peu Ancien Régime quand il s'efforçait ainsi de l'être, le duc le redevenait ensuite sans le vouloir. M'ayant demandé si je désirais qu'il me montrât ces tableaux, il me conduisit, s'effaçant gracieusement devant chaque porte, s'excusant quand, pour me montrer le chemin, il était obligé de passer devant, petite scène qui (depuis le temps où Saint-Simon raconte qu'un ancêtre des Guermantes lui fit les honneurs de son hôtel avec les mêmes scrupules dans l'accomplissement des devoirs frivoles du gentilhomme) avait dû, avant de glisser jusqu'à nous, être jouée par bien d'autres Guermantes pour bien d'autres visiteurs. Et comme j'avais dit au duc que je serais bien aise d'être seul un moment devant les tableaux, il s'était retiré discrètement en me disant que je n'aurais qu'à venir le retrouver au salon.
Seulement une fois en tête à tête avec les Elstir, j'oubliai tout à fait l'heure du dîner ; de nouveau comme à Balbec j'avais devant moi les fragments de ce monde aux couleurs inconnues qui n'était que la projection de la manière de voir particulière à ce grand peintre et que ne traduisaient nullement ses paroles. Les parties du mur couvertes de peintures de lui, toutes homogènes les unes aux autres, étaient comme les images lumineuses d'une lanterne magique laquelle eût été, dans le cas présent, la tête de l'artiste et dont on n'eût pu soupçonner l'étrangeté tant qu'on n'aurait fait que connaître l'homme, c'est-à-dire tant qu'on n'eût fait que voir la lanterne coiffant la lampe, avant qu'aucun verre coloré eût encore été placé. Parmi ces tableaux, quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde m'intéressaient plus que les autres en ce qu'ils recréaient ces illusions d'optique qui nous prouvent que nous n'identifierions pas les objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois en voiture ne découvrons-nous pas une longue rue claire qui commence à quelques mètres de nous, alors que seul devant nous un pan de mur violemment éclairé nous a donné le mirage de la profondeur ! Dès lors n'est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par retour sincère à la racine même de l'impression, de représenter une chose par cette autre que dans l'éclair d'une illusion première nous avons prise pour elle ? Les surfaces et les volumes sont en réalité indépendants des noms d'objets que notre mémoire leur impose quand nous les avons reconnus. Elstir tâchait d'arracher à ce qu'il venait de sentir ce qu'il savait ; son effort avait souvent été de dissoudre cet agrégat de raisonnements que nous appelons vision.
Les gens qui détestaient ces « horreurs » s'étonnaient qu'Elstir admirât Chardin, Perronneau, tant de peintres qu'eux, les gens du monde, aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu'Elstir avait pour son compte refait devant le réel (avec l'indice particulier de son goût pour certaines recherches) le même effort qu'un Chardin ou un Perronneau, et qu'en conséquence, quand il cessait de travailler pour lui-même, il admirait en eux des tentatives du même genre, des sortes de fragments anticipés d'oeuvres de lui. Mais les gens du monde n'ajoutaient pas par la pensée à l'oeuvre d'Elstir cette perspective du Temps qui leur permettait d'aimer ou tout au moins de regarder sans gêne la peinture de Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu'au cours de leur vie ils avaient vu, au fur et à mesure que les années les en éloignaient, la distance infranchissable entre ce qu'ils jugeaient un chef-d'oeuvre d'Ingres et ce qu'ils croyaient devoir rester à jamais une horreur (par exemple l'Olympia de Manet) diminuer jusqu'à ce que les deux toiles eussent l'air jumelles. Mais on ne profite d'aucune leçon parce qu'on ne sait pas descendre jusqu'au général et qu'on se figure toujours se trouver en présence d'une expérience qui n'a pas de précédents dans le passé.
Je fus ému de retrouver dans deux tableaux (plus réalistes, ceux-là, et d'une manière antérieure) un même monsieur, une fois en frac dans son salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une fête populaire au bord de l'eau où il n'avait évidemment que faire, et qui prouvait que pour Elstir il n'était pas seulement un modèle habituel, mais un ami, peut-être un protecteur, qu'il aimait, comme autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires – et parfaitement ressemblants – de Venise, à faire figurer dans ses peintures, de même encore que Beethoven trouvait du plaisir à inscrire en tête d'une oeuvre préférée le nom chéri de l'archiduc Rodolphe. Cette fête au bord de l'eau avait quelque chose d'enchanteur. La rivière, les robes des femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des autres voisinaient parmi ce carré de peinture qu'Elstir avait découpé dans une merveilleuse après-midi. Ce qui ravissait dans la robe d'une femme cessant un moment de danser à cause de la chaleur et de l'essoufflement, était chatoyant aussi, et de la même manière, dans la toile d'une voile arrêtée, dans l'eau du petit port, dans le ponton de bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme, dans un des tableaux que j'avais vus à Balbec, l'hôpital, aussi beau sous son ciel de lapis que la cathédrale elle-même, semblait, plus hardi qu'Elstir théoricien, qu'Elstir homme de goût et amoureux du Moyen Âge, chanter : « Il n'y a pas de gothique, il n'y a pas de chef-d'oeuvre, l'hôpital sans style vaut le glorieux portail », de même j'entendais : « La dame un peu vulgaire qu'un dilettante en promenade éviterait de regarder, excepterait du tableau poétique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi, sa robe reçoit la même lumière que la voile du bateau, et il n'y pas de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet. Tout le prix est dans les regards du peintre. » Or celui-ci avait su immortellement arrêter le mouvement des heures à cet instant lumineux où la dame avait eu chaud et avait cessé de danser, où l'arbre était cerné d'un pourtour d'ombre, où les voiles semblaient glisser sur un vernis d'or. Mais justement parce que l'instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixée donnait l'impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait bientôt s'en retourner, les bateaux disparaître, l'ombre changer de place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les instants, montrés à la fois par tant de lumières qui y voisinent ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout autre il est vrai, de ce qu'est l'Instant, dans quelques aquarelles à sujets mythologiques, datant des débuts d'Elstir et dont était aussi orné ce salon. Les gens du monde « avancés » allaient « jusqu'à » cette manière-là, mais pas plus loin. Ce n'était certes pas ce qu'Elstir avait fait de mieux, mais déjà la sincérité avec laquelle le sujet avait été pensé lui ôtait sa froideur. C'est ainsi que, par exemple, les Muses étaient représentées comme le seraient des êtres appartenant à une espèce fossile mais qu'il n'eût pas été rare, aux temps mythologiques, de voir passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier montagneux. Quelquefois un poète, d'une race ayant aussi une individualité particulière pour un zoologiste (caractérisée par une certaine insexualité), se promenait avec une Muse, comme, dans la nature, des créatures d'espèces différentes mais amies et qui vont de compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poète épuisé d'une longue course en montagne, qu'un Centaure, qu'il a rencontré, touché de sa fatigue, prend sur son dos et ramène. Dans plus d'une autre, l'immense paysage (où la scène mythique, les héros fabuleux tiennent une place minuscule et sont comme perdus) est rendu, des sommets à la mer, avec une exactitude qui donne plus que l'heure, jusqu'à la minute qu'il est, grâce au degré précis du déclin du soleil, à la fidélité fugitive des ombres. Par là l'artiste donne, en l'instantanéisant, une sorte de réalité historique vécue au symbole de la fable, le peint et le relate au passé défini.