Je ne me lasserais pas de faire remarquer les mérites, aujourd'hui si contestés, de Flaubert. L'un de ceux qui me touchent le plus parce que j'y retrouve l'aboutissement de modestes recherches que j'ai faites, est qu'il sait donner avec maîtrise l'impression du Temps. À mon avis la chose la plus belle de L'Éducation sentimentale, ce n'est pas une phrase, mais un blanc. Flaubert vient de décrire, de rapporter pendant de longues pages, les actions les plus menues de Frédéric Moreau. Frédéric voit un agent marcher avec son épée sur un insurgé qui tombe mort. « Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal ! » Ici un « blanc », un énorme « blanc » et, sans l'ombre d'une transition, soudain la mesure du temps devenant au lieu de quarts d'heure, des années, des décades (je reprends les derniers mots que j'ai cités pour montrer cet extraordinaire changement de vitesse, sans préparation) :
« Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal.
« Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, etc. Il revint.
« Il fréquenta le monde, etc.
« Vers la fin de l'année 1867 », etc.
Sans doute, dans Balzac, nous avons bien souvent : « En 1817, les Séchard étaient », etc. Mais chez lui ces changements de temps ont un caractère actif ou documentaire. Flaubert le premier, les débarrasse du parasitisme des anecdotes et des scories de l'histoire. Le premier, il les met en musique.
Extrait de Marcel Proust, À propos du « style » de Flaubert, La NRF, janvier 1920.
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Photo : Caterina Ravaglia lit L'éducation sentimentale, de Gustave Flaubert. (Cet été là avec Josephine - Federico Fenucci - Kate Cate)