449. Pour en revenir à la guerre elle-même, ce premier qui l'a commencée est-il l'empereur Guillaume ? J'en doute fort. Et si c'est lui, qu'a-t-il fait autre chose que Napoléon par exemple, chose que moi je trouve abominable mais que je m'étonne de voir inspirer tant d'horreurs aux thuriféraires de Napoléon, aux gens qui le jour de la déclaration de guerre se sont écriés comme le général Pau : “J'attendais ce jour-là depuis quarante ans. C'est le plus beau jour de ma vie.” Dieu sait si personne a protesté avec plus de force que moi quand on a fait dans la société une place disproportionnée aux nationalistes, aux militaires, quand tout ami des arts était accusé de s'occuper de choses funestes à la patrie, toute civilisation qui n'était pas belliqueuse étant délétère ! C'est à peine si un homme du monde authentique comptait auprès d'un général. Une folle a failli me présenter à M. Syveton. Vous me direz que ce que je m'efforçais de maintenir n'était que les règles mondaines. Mais malgré leur frivolité apparente, elles eussent peut-être empêché bien des excès. J'ai toujours honoré ceux qui défendent la grammaire ou la logique. On se rend compte cinquante ans après qu'ils ont conjuré de grands périls. Or nos nationalistes sont les plus germanophobes, les plus jusqu'au-boutistes des hommes. Mais après quinze ans leur philosophie a changé entièrement. En fait ils poussent bien à la continuation de la guerre. Mais ce n'est que pour exterminer une race belliqueuse et par amour de la paix. Car une civilisation guerrière, ce qu'ils trouvaient si beau il y a quinze ans, leur fait horreur. Non seulement ils reprochent à la Prusse d'avoir fait prédominer chez elle l'élément militaire, mais en tout temps ils pensent que les civilisations militaires furent destructrices de tout ce qu'ils trouvent maintenant précieux, non seulement les arts mais même la galanterie. Il suffit qu'un de leurs critiques se soit converti au nationalisme pour qu'il soit devenu du même coup un ami de la paix. Il est persuadé que, dans toutes les civilisations guerrières, la femme avait un rôle humilié et bas. On n'ose lui répondre que les “dames” des chevaliers, au Moyen Âge, et la Béatrice de Dante étaient peut-être placées sur un trône aussi élevé que les héroïnes de M. Becque. Je m'attends un de ces jours à me voir placé à table après un révolutionnaire russe ou simplement après un de nos généraux faisant la guerre par horreur de la guerre et pour punir un peuple de cultiver un idéal qu'eux-mêmes jugeaient le seul tonifiant il y a quinze ans. Le malheureux czar était encore honoré il y a quelques mois parce qu'il avait réuni la conférence de La Haye. Mais maintenant qu'on salue la Russie libre, on oublie le titre qui permettait de le glorifier. Ainsi tourne la roue du monde.
Proust 449 - tout ami des arts était accusé de s'occuper de choses funestes à la patrie, toute civilisation qui n'était pas belliqueuse étant délétère | Ainsi tourne la roue du monde
(Morceau choisi de l'Anthologie Marcel Proust. Chaque extrait d'A la recherche du temps perdu est précédé d'un numéro de section, de 001 à 487, indication de sa position au sein des 487 sections du texte intégral et lien pour retrouver le texte dans la continuité du roman. L'Anthologie Proust est également disponible dans l'ordre du roman.)