Proust 253 - 260 - Dans ces premiers poèmes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se contenter, comme la nature, de donner à penser

260. Derrière les verres grossissants, même ceux des jugements de Mme de Guermantes qui m'avaient paru bêtes (par exemple sur Frans Hals qu'il aurait fallu voir d'un tramway) prenaient une vie, une profondeur extraordinaires. Et je dois dire que, si cette exaltation tomba vite, elle n'était pas absolument insensée. De même que nous pouvons un beau jour être heureux de connaître la personne que nous dédaignions le plus, parce qu'elle se trouve être liée avec une jeune fille que nous aimons, à qui elle peut nous présenter, et nous offre ainsi de l'utilité et de l'agrément, choses dont nous l'aurions crue à jamais dénuée, il n'y a pas de propos, pas plus que de relations, dont on puisse être certain qu'on ne tirera pas un jour quelque chose. Ce que m'avait dit Mme de Guermantes sur les tableaux qui seraient intéressants à voir, même d'un tramway, était faux, mais contenait une part de vérité qui me fut précieuse dans la suite.

De même les vers de Victor Hugo qu'elle m'avait cités étaient, il faut l'avouer, d'une époque antérieure à celle où il est devenu plus qu'un homme nouveau, où il a fait apparaître dans l'évolution une espèce littéraire encore inconnue, douée d'organes plus complexes. Dans ces premiers poèmes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se contenter, comme la nature, de donner à penser. Des « pensées », il en exprimait alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens où le duc prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les invités de ses grandes fêtes, à Guermantes, fissent, sur l'album du château, suivre leur signature d'une réflexion philosophico-poétique, il avertissait les nouveaux venus d'un ton suppliant : « Votre nom, mon cher, mais pas de pensée ! » Or, c'étaient ces « pensées » de Victor Hugo (presque aussi absentes de La Légende des siècles que les « airs », les « mélodies » dans la deuxième manière wagnérienne) que Mme de Guermantes aimait dans le premier Hugo. Mais pas absolument à tort. Elles étaient touchantes et déjà autour d'elles, sans que la forme eût encore de profondeur où elle ne devait parvenir que plus tard, le déferlement des mots nombreux et des rimes richement articulées les rendait inassimilables à ces vers qu'on peut découvrir dans un Corneille, par exemple, et où un romantisme intermittent, contenu, et qui nous émeut d'autant plus, n'a point pourtant pénétré jusqu'aux sources physiques de la vie, modifié l'organisme inconscient et généralisable où s'abrite l'idée. Aussi avais-je eu tort de me confiner jusqu'ici dans les derniers recueils d'Hugo. Des premiers, certes, c'était seulement d'une part infime que s'ornait la conversation de Mme de Guermantes. Mais justement, en citant ainsi un vers isolé on décuple sa puissance attractive. Ceux qui étaient entrés ou rentrés dans ma mémoire, au cours de ce dîner, aimantaient à leur tour, appelaient à eux avec une telle force les pièces au milieu desquelles ils avaient l'habitude d'être enclavés, que mes mains électrisées ne purent pas résister plus de quarante-huit heures à la force qui les conduisait vers le volume où étaient reliés Les Orientales et Les Chants du crépuscule. Je maudis le valet de pied de Françoise d'avoir fait don à son pays natal de mon exemplaire des Feuilles d'automne, et je l'envoyai sans perdre un instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d'un bout à l'autre, et ne retrouvai la paix que quand j'aperçus tout d'un coup, m'attendant dans la lumière où elle les avait baignés, les vers que m'avait cités Mme de Guermantes.

*

Cf 253. De ce petit discours je n'avais pas entendu le début. Je finis par comprendre non seulement que le poète incapable de distinguer le beau du laid était Victor Hugo, mais encore que la poésie qui donnait autant de peine à comprendre que du russe ou du chinois était :

Lorsque l'enfant paraît, le cercle de famille

Applaudit à grands cris…

pièce de la première époque du poète et qui est peut-être encore plus près de Mme Deshoulières que du Victor Hugo de La Légende des siècles

(...)

« Mais, ma chère, vous savez que ce n'est pas une découverte que vous faites en nous parlant de Victor Hugo », continua la duchesse en s'adressant cette fois à Mme d'Arpajon qu'elle venait de voir tourner la tête d'un air inquiet. « N'espérez pas lancer ce débutant. Tout le monde sait qu'il a du talent. Ce qui est détestable c'est le Victor Hugo de la fin, La Légende des siècles, je ne sais plus les titres. Mais Les Feuilles d'automne, Les Chants du crépuscule, c'est souvent d'un poète, d'un vrai poète. Même dans Les Contemplations », ajouta la duchesse, que ses interlocuteurs n'osèrent pas contredire et pour cause, « il y a encore de jolies choses. Mais j'avoue que j'aime autant ne pas m'aventurer après le Crépuscule ! Et puis dans les belles poésies de Victor Hugo, et il y en a, on rencontre souvent une idée, même une idée profonde. »

Et avec un sentiment juste, faisant sortir la triste pensée de toutes les forces de son intonation, la posant au-delà de sa voix, et fixant devant elle un regard rêveur et charmant, la duchesse dit lentement :

« Tenez :

La douleur est un fruit, Dieu ne le fait pas croître

Sur la branche trop faible encor pour le porter,

ou bien encore :

Les morts durent bien peu…

Hélas, dans le cercueil ils tombent en poussière,

Moins vite qu'en nos coeurs ! »

Et tandis qu'un sourire désenchanté fronçait d'une gracieuse sinuosité sa bouche douloureuse, la duchesse fixa sur Mme d'Arpajon le regard rêveur de ses yeux clairs et charmants. Je commençais à les connaître, ainsi que sa voix, si lourdement traînante, si âprement savoureuse. Dans ces yeux et dans cette voix je retrouvais beaucoup de la nature de Combray. Certes, dans l'affectation avec laquelle cette voix faisait apparaître par moments une rudesse de terroir, il y avait bien des choses : l'origine toute provinciale d'un rameau de la famille de Guermantes, resté plus longtemps localisé, plus hardi, plus sauvageon, plus provocant ; puis l'habitude de gens vraiment distingués et de gens d'esprit qui savent que la distinction n'est pas de parler du bout des lèvres, et aussi de nobles fraternisant plus volontiers avec leurs paysans qu'avec des bourgeois ; toutes particularités que la situation de reine de Mme de Guermantes lui avait permis d'exhiber plus facilement, de faire sortir toutes voiles dehors. Il paraît que cette même voix existait chez des soeurs à elle, qu'elle détestait, et qui, moins intelligentes et presque bourgeoisement mariées, si on peut se servir de cet adverbe quand il s'agit d'unions avec des nobles obscurs, terrés dans leur province ou à Paris, dans un faubourg Saint-Germain sans éclat, possédaient aussi cette voix mais l'avaient refrénée, corrigée, adoucie autant qu'elles pouvaient, de même qu'il est bien rare qu'un d'entre nous ait le toupet de son originalité et ne mette pas son application à ressembler aux modèles les plus vantés. Mais Oriane était tellement plus intelligente, tellement plus riche, surtout tellement plus à la mode que ses soeurs, elle avait si bien, comme princesse des Laumes, fait la pluie et le beau temps auprès du prince de Galles, qu'elle avait compris que cette voix discordante c'était un charme, et qu'elle en avait fait, dans l'ordre du monde, avec l'audace de l'originalité et du succès, ce que, dans l'ordre du théâtre, une Réjane, une Jeanne Granier (sans comparaison du reste naturellement entre la valeur et le talent de ces deux artistes) ont fait de la leur, quelque chose d'admirable et de distinctif que peut-être des soeurs Réjane et Granier, que personne n'a jamais connues, essayèrent de masquer comme un défaut.

(Morceau choisi de l'Anthologie Marcel Proust. Chaque extrait d'A la recherche du temps perdu est précédé d'un numéro de section, de 001 à 487, indication de sa position au sein des 487 sections du texte intégral et lien pour retrouver le texte dans la continuité du roman. L'Anthologie Proust est également disponible dans l'ordre du roman.)