398. Sans doute, de même que j'avais dit autrefois à Albertine : « Je ne vous aime pas », pour qu'elle m'aimât, « J'oublie quand je ne vois pas les gens » pour qu'elle me vît très souvent, « J'ai décidé de vous quitter » pour prévenir toute idée de séparation, maintenant c'était parce que je voulais absolument qu'elle revînt dans les huit jours que je lui disais : « Adieu pour toujours » ; c'est parce que je voulais la revoir que je lui disais : « Je trouverais dangereux de vous voir » ; c'est parce que vivre séparé d'elle me semblait pire que la mort que je lui écrivais : « Vous avez eu raison, nous serions malheureux ensemble. » Hélas, cette lettre feinte, en l'écrivant pour avoir l'air de ne pas tenir à elle (seule fierté qui restât de mon ancien amour pour Gilberte dans mon amour pour Albertine) et aussi pour la douceur de dire certaines choses qui ne pouvaient émouvoir que moi et non elle, j'aurais dû d'abord prévoir qu'il était possible qu'elle eût pour effet une réponse négative, c'est-à-dire consacrant ce que je disais ; qu'il était même probable que ce serait, car, Albertine eût-elle été moins intelligente qu'elle n'était, elle n'eût pas douté un instant que ce que je disais était faux. Sans s'arrêter aux intentions que j'énonçais dans cette lettre, le seul fait que je l'écrivisse, n'eût-il même pas succédé à la démarche de Saint-Loup, suffisait pour lui prouver que je désirais qu'elle revînt et pour lui conseiller de me laisser m'enferrer dans l'hameçon de plus en plus. Puis après avoir prévu la possibilité d'une réponse négative, j'aurais dû toujours prévoir que brusquement cette réponse me rendrait dans sa plus extrême vivacité mon amour pour Albertine. Et j'aurais dû, toujours avant d'envoyer ma lettre, me demander si, au cas où Albertine répondrait sur le même ton et ne voudrait pas revenir, je serais assez maître de ma douleur pour me forcer à rester silencieux, à ne pas lui télégraphier : « Revenez » ou lui envoyer quelque autre émissaire, ce qui, après lui avoir écrit que nous ne nous reverrions pas, était lui montrer avec la dernière évidence que je ne pouvais me passer d'elle, et aboutirait à ce qu'elle refusât plus énergiquement encore, à ce que, ne pouvant plus supporter mon angoisse, je partisse chez elle, qui sait ? peut-être sans même être reçu. Et sans doute c'eût été, après trois énormes maladresses, la pire de toutes, après laquelle il n'y avait plus qu'à me tuer devant sa maison. Mais la manière désastreuse dont est construit l'univers psychopathologique veut que l'acte maladroit, l'acte qu'il faudrait avant tout éviter, soit justement l'acte calmant, l'acte qui, ouvrant pour nous, jusqu'à ce que nous en sachions le résultat, de nouvelles perspectives d'espérance, nous débarrasse momentanément de la douleur intolérable que le refus a fait naître en nous. De sorte que quand la douleur est trop forte, nous nous précipitons dans la maladresse qui consiste à écrire, à faire prier par quelqu'un, à aller voir, à prouver qu'on ne peut se passer de celle qu'on aime.
Proust 398 - la manière désastreuse dont est construit l'univers psychopathologique veut que l'acte maladroit, l'acte qu'il faudrait avant tout éviter, soit justement l'acte calmant
(Morceau choisi de l'Anthologie Marcel Proust. Chaque extrait d'A la recherche du temps perdu est précédé d'un numéro de section, de 001 à 487, indication de sa position au sein des 487 sections du texte intégral et lien pour retrouver le texte dans la continuité du roman. L'Anthologie Proust est également disponible dans l'ordre du roman.)