Proust 386 - 387 - les grands littérateurs n'ont jamais fait qu'une seule oeuvre, ou plutôt réfracté à travers des milieux divers une même beauté qu'ils apportent au monde | Proust, Hitchcock, Céline

Joan Fontaine, Rebecca - Alfred Hitchcock

"My father was a painter. He painted trees. At least it was one tree.  
- You mean he painted the same tree over and over again?  
- Yes. You see, he had a theory that if you should find one perfect thing... or place or person, you should stick to it"

Joan Fontaine, Rebecca - Alfred Hitchcock 

"Je crois dur comme fer à l’art cinématographique, moi. Je ne crois pas aux dialogues. Je fais du suspense et j’essaie de jouer avec les spectateurs comme le chat avec la souris. Ne croyez pas que je rabâche sans cesse. Les peintres peignent toujours la même fleur" - Alfred Hitchcock

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386. Cette qualité inconnue d'un monde unique et qu'aucun autre musicien ne nous avait jamais fait voir, peut-être était-ce en cela, disais-je à Albertine, qu'est la preuve la plus authentique du génie, bien plus que le contenu de l'oeuvre elle-même. « Même en littérature ? me demandait Albertine. – Même en littérature. » Et repensant à la monotonie des oeuvres de Vinteuil, j'expliquais à Albertine que les grands littérateurs n'ont jamais fait qu'une seule oeuvre, ou plutôt réfracté à travers des milieux divers une même beauté qu'ils apportent au monde. « S'il n'était pas si tard, ma petite, lui disais-je, je vous montrerais cela chez tous les écrivains que vous lisez pendant que je dors, je vous montrerais la même identité que chez Vinteuil. Ces phrases types, que vous commencez à reconnaître comme moi, ma petite Albertine, les mêmes dans la sonate, dans le septuor, dans les autres oeuvres, ce serait par exemple, si vous voulez, chez Barbey d'Aurevilly une réalité cachée révélée par une trace matérielle, la rougeur physiologique de l'Ensorcelée, d'Aimée de Spens, de la Clotte, la main du Rideau cramoisi, les vieux usages, les vieilles coutumes, les vieux mots, les métiers anciens et singuliers derrière lesquels il y a le Passé, l'histoire orale faite par les pâtres au miroir, les nobles cités normandes parfumées d'Angleterre et jolies comme un village d'Écosse, des lanceurs de malédictions contre lesquelles on ne peut rien, la Vellini, le berger, une même sensation d'anxiété dans un paysage, que ce soit la femme cherchant son mari dans Une vieille maîtresse, ou le mari de L'Ensorcelée, parcourant la lande, et l'Ensorcelée elle-même au sortir de la messe. Ce sont encore des phrases-types de Vinteuil que cette géométrie du tailleur de pierre dans les romans de Thomas Hardy. »

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387. je revins aux tailleurs de pierre de Thomas Hardy. « Vous vous rappelez assez dans Jude l'obscur, avez-vous vu dans La Bien-Aimée, les blocs de pierres que le père extrait de l'île venant par bateaux s'entasser dans l'atelier du fils où elles deviennent statues ; dans les Yeux bleus le parallélisme des tombes, et aussi la ligne parallèle du bateau, et les wagons contigus où sont les deux amoureux et la morte, le parallélisme entre La Bien-Aimée où l'homme aime trois femmes, les Yeux bleus où la femme aime trois hommes, etc., et enfin tous ces romans superposables les uns aux autres, comme les maisons verticalement entassées en hauteur sur le sol pierreux de l'île ? Je ne peux pas vous parler comme cela en une minute des plus grands, mais vous verriez dans Stendhal un certain sentiment de l'altitude se liant à la vie spirituelle, le lieu élevé où Julien Sorel est prisonnier, la tour au haut de laquelle est enfermé Fabrice, le clocher où l'abbé Blanès s'occupe d'astrologie et d'où Fabrice jette un si beau coup d'oeil. Vous m'avez dit que vous aviez vu certains tableaux de Ver Meer, vous vous rendez bien compte que ce sont les fragments d'un même monde, que c'est toujours, quelque génie avec lequel elle soit recréée, la même table, le même tapis, la même femme, la même nouvelle et unique beauté, énigme à cette époque où rien ne lui ressemble ni ne l'explique, si on ne cherche pas à l'apparenter par les sujets, mais à dégager l'impression particulière que la couleur produit. Hé bien, cette beauté nouvelle, elle reste identique dans toutes les oeuvres de Dostoïevski : la femme de Dostoïevski (aussi particulière qu'une femme de Rembrandt), avec son visage mystérieux dont la beauté avenante se change brusquement, comme si elle avait joué la comédie de la bonté, en une insolence terrible (bien qu'au fond il semble qu'elle soit plutôt bonne), n'est-ce pas toujours la même, que ce soit Nastasia Philipovna écrivant des lettres d'amour à Aglaé et lui avouant qu'elle la hait, ou dans une visite entièrement identique à celle-là – à celle aussi où Nastasia Philipovna insulte les parents de Gania – Grouchenka, aussi gentille chez Katherina Ivanovna que celle-ci l'avait crue terrible, puis brusquement dévoilant sa méchanceté, insultant Katherina Ivanovna (et bien que Grouchenka fût au fond bonne) ? Grouchenka, Nastasia, figures aussi originales, aussi mystérieuses, non pas seulement que les courtisanes de Carpaccio mais que la Bethsabée de Rembrandt. Remarquez qu'il n'a pas su certainement que ce visage éclatant, double, à brusques détentes d'orgueil qui font paraître la femme autre qu'elle n'est (« Tu n'es pas telle », dit Muichkine à Nastasia dans la visite aux parents de Gania, et Aliocha pourrait le dire à Grouchenka dans la visite à Katherina Ivanovna). Et en revanche quand il veut avoir des « idées de tableaux », elles sont toujours stupides et donneraient tout au plus les tableaux où Munkacsy voudrait qu'on représente un condamné à mort au moment où etc., la Sainte Vierge au moment où etc. Mais pour revenir à la beauté neuve que Dostoïevski a apportée au monde, comme chez Ver Meer il y a création d'une certaine âme, d'une certaine couleur des étoffes et des lieux, il n'y a pas seulement création d'êtres, mais de demeures chez Dostoïevski, et la maison de l'Assassinat dans Crime et châtiment, avec son dvornik, n'est pas aussi merveilleuse que le chef-d'oeuvre de la maison de l'Assassinat dans Dostoïevski, cette sombre, et si longue, et si haute, et si vaste maison de Rogojine où il tue Nastasia Philipovna. Cette beauté nouvelle et terrible d'une maison, cette beauté nouvelle et mixte d'un visage de femme, voilà ce que Dostoïevski a apporté d'unique au monde, et les rapprochements que des critiques littéraires peuvent faire entre lui et Gogol, ou entre lui et Paul de Kock, n'ont aucun intérêt, étant extérieurs à cette beauté secrète. Du reste, si je t'ai dit que c'est de roman à roman la même scène, c'est au sein d'un même roman que les mêmes scènes, les mêmes personnages se reproduisent si le roman est très long. Je pourrais te le montrer bien facilement dans La Guerre et la Paix, et certaine scène dans une voiture…

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Céline : "Par exemple, on sait qu'il n'y a pas une feuille dans la forêt qui ressemble strictement à l'autre. Mais alors les hommes sont ainsi que... ils sont la même chose, ils ne se ressemblent pas strictement, n'est-ce pas, ça ne se peut pas, mais alors ils sont intimidés par les autres, et ils suivent, ils sont moutons, n'est-ce pas, et les écrivains aussi. Ce qui fait qu'ils imitent les autres sans le savoir ; mais il faut dire qu'en naissant, si vous ne voyez pas à l'envers, les pots de fleurs, n'est-ce pas, en naissant, vous ne les verrez jamais, n'est-ce pas. C'est l'histoire des peintres, n'est-ce pas. L'originalité est très peu de chose. Je crois... c'est plutôt une petite technique, n'est-ce pas, nouvelle, comme le crawl... le crawl, à la place de la brasse (...) La petite technique, la petite chose, n'est-ce pas. Et chez... l'homme n'a pas beaucoup le temps de trouver quelque chose d'extraordinaire, il a une vie trop brève, il n'a pas assez de force pour ça, la nature ne lui donne que très peu de temps de trouvaille, n'est-ce pas. Et s'il a fait une trouvaille, ben le type qui... qui a trouvé le bouton de col à bascule, je dirais bien il était un génie, n'est-ce pas. C'est un peu mon cas. (...) Parce qu'on ne mène assez jamais durement l'opposition technique."

Louis-Ferdinand Céline, entretien avec Robert Sadoul, Radio Suisse-Romande, 1955, in Magazine littéraire n°280, septembre 1990, page 97.

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-> Marcel Proust : le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision

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Marcel Proust / Terrence Malick : la femme de Dostoïevski. La beauté avenante se change brusquement en une insolence terrible

Olga Kurylenko : Marina, A la merveille, Terrence Malick

-> Marcel Proust / Terrence Malick : la femme de Dostoïevski, avec son visage mystérieux dont la beauté avenante se change brusquement en une insolence terrible, n'est-ce pas toujours la même.

(Morceau choisi de l'Anthologie Marcel Proust. Chaque extrait d'A la recherche du temps perdu est précédé d'un numéro de section, de 001 à 487, indication de sa position au sein des 487 sections du texte intégral et lien pour retrouver le texte dans la continuité du roman. L'Anthologie Proust est également disponible dans l'ordre du roman.)