Proust 413 - n'était-il pas naturel que maintenant l'étoile finissante de mon amour en lequel elles s'étaient condensées, se dispersât de nouveau en cette poussière disséminée de nébuleuses ? Toutes me semblaient des Albertine

413. Une fois de plus comme quand j'avais cessé de voir Gilberte l'amour de la femme s'élevait de moi, débarrassé de toute association exclusive avec une certaine femme déjà aimée, et flottait comme ces essences qu'ont libérées des destructions antérieures et qui errent en suspens dans l'air printanier, ne demandant qu'à s'unir à une nouvelle créature. Nulle part il ne germe autant de fleurs, s'appelassent-elles des « ne-m'oubliez-pas », que dans un cimetière. Je regardais les jeunes filles dont était innombrablement fleuri ce beau jour, comme j'eusse fait jadis de la voiture de Mme de Villeparisis ou de celle où j'étais par un même dimanche venu avec Albertine. Aussitôt au regard que je venais poser sur telle ou telle d'entre elles s'appariait immédiatement le regard curieux, furtif, entreprenant, reflétant d'insaisissables pensées, que leur eût à la dérobée jeté Albertine, et qui géminant le mien d'une aile mystérieuse, rapide et bleuâtre, faisait passer dans ces allées jusque-là si naturelles, le frisson d'un inconnu dont mon propre désir n'eût pas suffi à les renouveler s'il fût demeuré seul, car lui, pour moi, n'avait rien d'étranger. Et parfois la lecture d'un roman un peu triste me ramenait brusquement en arrière, car certains romans sont comme de grands deuils momentanés, abolissent l'habitude, nous remettent en contact avec la réalité de la vie, mais pour quelques heures seulement, comme un cauchemar, car les forces de l'habitude, l'oubli qu'elles produisent, la gaieté qu'elles ramènent par l'impuissance du cerveau à lutter contre elles et à recréer le vrai, l'emportent infiniment sur la suggestion presque hypnotique d'un beau livre, laquelle, comme toutes les suggestions, a des effets très courts. D'ailleurs à Balbec, quand j'avais désiré connaître Albertine, la première fois, n'était-ce pas parce qu'elle m'avait semblé représentative de ces jeunes filles dont la vue m'avait si souvent arrêté dans les rues, sur les routes, et que pour moi elle pouvait résumer leur vie ? Et n'était-il pas naturel que maintenant l'étoile finissante de mon amour en lequel elles s'étaient condensées, se dispersât de nouveau en cette poussière disséminée de nébuleuses ? Toutes me semblaient des Albertine, l'image que je portais en moi me la faisant retrouver partout, et même, au détour d'une allée, l'une qui remontait dans une automobile me la rappela tellement, était si exactement de la même corpulence, que je me demandai un instant si ce n'était pas elle que je venais de voir, si on ne m'avait pas trompé en me faisant le récit de sa mort. Je la revoyais ainsi dans un angle d'allée, peut-être à Balbec, remontant en voiture de la même manière, alors qu'elle avait tant de confiance dans la vie. Et l'acte de cette jeune fille de remonter en automobile, je ne le constatais pas seulement avec mes yeux comme la superficielle apparence qui se dérobe si vivement au cours d'une promenade : devenu une sorte d'acte durable, il me semblait s'étendre aussi dans le passé, par ce côté qui venait de lui être surajouté et qui s'appuyait si voluptueusement, si tristement contre mon coeur.

Mais déjà la jeune fille avait disparu.

(Morceau choisi de l'Anthologie Marcel Proust. Chaque extrait d'A la recherche du temps perdu est précédé d'un numéro de section, de 001 à 487, indication de sa position au sein des 487 sections du texte intégral et lien pour retrouver le texte dans la continuité du roman. L'Anthologie Proust est également disponible dans l'ordre du roman.)