Proust 402 - le paysage moral | une sorte d'année sentimentale

402. D'ailleurs, au souvenir des heures même purement naturelles s'ajouterait forcément le paysage moral qui en fait quelque chose d'unique. Quand j'entendrais plus tard le cornet à bouquin du chevrier, par un premier beau temps, presque italien, le même jour mélangerait tour à tour à sa lumière l'anxiété de savoir Albertine au Trocadéro, peut-être avec Léa et les deux jeunes filles, puis la douceur familiale et domestique, presque comme d'une épouse qui me semblait alors embarrassante et que Françoise allait me ramener. Ce message téléphonique de Françoise qui m'avait transmis l'hommage obéissant d'Albertine revenant avec elle, j'avais cru qu'il m'enorgueillissait. Je m'étais trompé. S'il m'avait enivré, c'est parce qu'il m'avait fait sentir que celle que j'aimais était bien à moi, ne vivait que pour moi, et même à distance, sans que j'eusse besoin de m'occuper d'elle, me considérait comme son époux et son maître, revenant sur un signe de moi. Et ainsi ce message téléphonique avait été une parcelle de douceur, venant de loin, émise de ce quartier du Trocadéro où il se trouvait y avoir pour moi des sources de bonheur dirigeant vers moi d'apaisantes molécules, des baumes calmants, me rendant enfin une si douce liberté d'esprit que je n'avais plus eu – me livrant sans la restriction d'un seul souci à la musique de Wagner – qu'à attendre l'arrivée certaine d'Albertine, sans fièvre, avec un manque entier d'impatience où je n'avais pas su reconnaître le bonheur. Et ce bonheur qu'elle revînt, qu'elle m'obéît et m'appartînt, la cause en était dans l'amour, non dans l'orgueil. Il m'eût été bien égal maintenant d'avoir à mes ordres cinquante femmes revenant sur un signe de moi, non pas du Trocadéro mais des Indes. Mais ce jour-là en sentant Albertine qui, tandis que j'étais seul dans ma chambre à faire de la musique, venait docilement vers moi, j'avais respiré, disséminée comme un poudroiement dans le soleil, une de ces substances qui, comme d'autres sont salutaires au corps, font du bien à l'âme. Puis ç'avait été une demi-heure après l'arrivée d'Albertine, puis la promenade avec Albertine, arrivée, promenade que j'avais crues ennuyeuses parce qu'elles étaient pour moi accompagnées de certitude, mais qui à cause de cette certitude même avaient, à partir du moment où Françoise m'avait téléphoné qu'elle la ramenait, coulé un calme d'or dans les heures qui avaient suivi, en avaient fait comme une seconde journée bien différente de la première, parce qu'elle avait un dessous moral tout autre, un dessous moral qui en faisait une journée originale, qui venait s'ajouter à la variété de celles que j'avais connues jusque-là, et que je n'eusse jamais pu imaginer – comme nous ne pourrions imaginer le repos d'un jour d'été si de tels jours n'existaient pas dans la série de ceux que nous avons vécus –, journée dont je ne pouvais pas dire absolument que je me la rappelais, car à ce calme s'ajoutait maintenant une souffrance que je n'avais pas ressentie alors. Mais bien plus tard, quand je retraversai peu à peu, en sens inverse, les temps par lesquels j'avais passé avant d'aimer tant Albertine, quand mon coeur cicatrisé put se séparer sans souffrance d'Albertine morte, alors, quand je pus me rappeler enfin sans souffrance ce jour où Albertine avait été faire des courses avec Françoise au lieu de rester au Trocadéro, je me rappelai avec plaisir ce jour appartenant à une saison morale que je n'avais pas connue jusqu'alors ; je me le rappelai enfin exactement sans plus y ajouter de souffrance et au contraire comme on se rappelle certains jours d'été qu'on a trouvés trop chauds quand on les a vécus, et dont, après coup seulement, on extrait le titre sans alliage d'or fixe et d'indestructible azur.

De sorte que ces quelques années n'imposaient pas seulement au souvenir d'Albertine, qui les rendait si douloureuses, les couleurs successives, les modalités différentes, la cendre de leurs saisons ou de leurs heures, des fins d'après-midi de juin aux soirs d'hiver, des clairs de lune sur la mer à l'aube en rentrant à la maison, de la neige de Paris aux feuilles mortes de Saint-Cloud, mais encore de l'idée particulière que je me faisais successivement d'Albertine, de l'aspect physique sous lequel je me la représentais à chacun de ces moments, de la fréquence plus ou moins grande avec laquelle je la voyais cette saison-là, laquelle s'en trouvait comme plus dispersée ou plus compacte, des anxiétés qu'elle avait pu m'y causer par l'attente, du charme que j'avais à tel moment pour elle, d'espoirs formés, puis perdus ; tout cela modifiait le caractère de ma tristesse rétrospective tout autant que les impressions de lumière ou de parfums qui lui étaient associées, et complétait chacune des années solaires que j'avais vécues et qui rien qu'avec leurs printemps, leurs automnes, leurs hivers, étaient déjà si tristes à cause du souvenir inséparable d'elle, en la doublant d'une sorte d'année sentimentale où les heures n'étaient pas définies par la position du soleil mais par l'attente d'un rendez-vous ; où la longueur des jours ou les progrès de la température, étaient mesurés par l'essor de mes espérances, le progrès de notre intimité, la transformation progressive de son visage, les voyages qu'elle avait faits, la fréquence et le style des lettres qu'elle m'avait adressées pendant l'absence, sa précipitation plus ou moins grande à me voir au retour. Et enfin ces changements de temps, ces jours différents, s'ils me rendaient chacun une autre Albertine, ce n'était pas seulement par l'évocation des moments semblables. Mais l'on se rappelle que toujours, avant même que j'aimasse, chacune avait fait de moi un homme différent, ayant d'autres désirs parce qu'il avait d'autres perceptions et qui, après n'avoir rêvé que tempêtes et falaises la veille, si le jour indiscret du printemps avait glissé une odeur de roses dans la clôture mal jointe de mon sommeil entrebâillé, s'éveillait en partance pour l'Italie. Même dans mon amour l'état changeant de mon atmosphère morale, la pression modifiée de mes croyances n'avaient-ils pas, tel jour, diminué la visibilité de mon propre amour, ne l'avaient-ils pas, tel jour, indéfiniment étendue, tel jour embellie jusqu'au sourire, tel jour contractée jusqu'à l'orage ? On n'est que par ce qu'on possède, on ne possède que ce qui vous est réellement présent, et tant de nos souvenirs, de nos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin de nous-même, où nous les perdons de vue ! Alors nous ne pouvons plus les faire entrer en ligne de compte dans ce total qui est notre être. Mais ils ont des chemins secrets pour rentrer en nous. Et certains soirs, m'étant endormi sans presque plus regretter Albertine – on ne peut regretter que ce qu'on se rappelle – au réveil je trouvais toute une flotte de souvenirs qui étaient venus croiser en moi dans ma plus claire conscience, que je distinguais à merveille. Alors je pleurais ce que je voyais si bien et qui la veille n'était pour moi que néant. Le nom d'Albertine, sa mort avaient changé de sens ; ses trahisons avaient soudain repris toute leur importance.

(Morceau choisi de l'Anthologie Marcel Proust. Chaque extrait d'A la recherche du temps perdu est précédé d'un numéro de section, de 001 à 487, indication de sa position au sein des 487 sections du texte intégral et lien pour retrouver le texte dans la continuité du roman. L'Anthologie Proust est également disponible dans l'ordre du roman.)