Proust 279 - 484 - petite demoiselle de… je crois d'Orgeville | Mlle d'Éporcheville | la jeune fille d'excellente famille, dont Robert m'avait parlé pour l'avoir rencontrée dans une maison de passe | De l'Orgeville | Mlle de Forcheville

279. « Mais es-tu sûr que M. de Charlus ait eu tant de maîtresses ? » demandai-je, non certes dans l'intention diabolique de révéler à Robert le secret que j'avais surpris, mais agacé cependant de l'entendre soutenir une erreur avec tant de certitude et de suffisance. Il se contenta de hausser les épaules en réponse à ce qu'il croyait de ma part de la naïveté. « Mais d'ailleurs, je ne l'en blâme pas, je trouve qu'il a parfaitement raison. » Et il commença à m'esquisser une théorie qui lui eût fait horreur à Balbec (où il ne se contentait pas de flétrir les séducteurs, la mort lui paraissant le seul châtiment proportionné au crime). C'est qu'alors il était encore amoureux et jaloux. Il alla jusqu'à me faire l'éloge des maisons de passe. « Il n'y a que là qu'on trouve chaussure à son pied, ce que nous appelons au régiment son gabarit. » Il n'avait plus pour ce genre d'endroits le dégoût qui l'avait soulevé à Balbec quand j'avais fait allusion à eux, et en l'entendant maintenant, je lui dis que Bloch m'en avait fait connaître, mais Robert me répondit que celle où allait Bloch devait être « extrêmement purée, le paradis du pauvre ». « Ça dépend, après tout : où était-ce ? » Je restai dans le vague, car je me rappelai que c'était là, en effet, que se donnait pour un louis cette Rachel que Robert avait tant aimée. « En tous cas, je t'en ferai connaître de bien mieux, où il va des femmes épatantes. » En m'entendant exprimer le désir qu'il me conduisît le plus tôt possible dans celles qu'il connaissait et qui devaient en effet être bien supérieures à la maison que m'avait indiquée Bloch, il témoigna d'un regret sincère de ne le pouvoir pas cette fois puisqu'il repartait le lendemain. « Ce sera pour mon prochain séjour, dit-il. Tu verras, il y a même des jeunes filles, ajouta-t-il d'un air mystérieux. Il y a une petite demoiselle de… je crois d'Orgeville, je te dirai exactement, qui est la fille de gens tout ce qu'il y a de mieux ; la mère est plus ou moins née La Croix-l'Évêque, ce sont des gens du gratin, même un peu parents, sauf erreur, à ma tante Oriane. Du reste, rien qu'à voir la petite, on sent que c'est la fille de gens bien (je sentis s'étendre un instant sur la voix de Robert l'ombre du génie des Guermantes qui passa comme un nuage, mais à une grande hauteur et ne s'arrêta pas). Ça m'a tout l'air d'une affaire merveilleuse. Les parents sont toujours malades et ne peuvent s'occuper d'elle. Dame, la petite se désennuie et je compte sur toi pour lui trouver des distractions, à cette enfant ! – Oh ! quand reviendras-tu ? – Je ne sais pas ; si tu ne tiens pas absolument à des duchesses (le titre de duchesse étant pour l'aristocratie le seul qui désigne un rang particulièrement brillant, comme on dirait dans le peuple des princesses), dans un autre genre il y a la première femme de chambre de Mme Putbus. »

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283. Ma pensée d'ailleurs était assez loin de Mme de Guermantes. Depuis que Saint-Loup m'avait parlé d'une jeune fille de grande naissance qui allait dans une maison de passe et de la femme de chambre de la baronne Putbus, c'était dans ces deux personnes que, faisant bloc, s'étaient résumés les désirs que m'inspiraient chaque jour tant de beautés de deux classes, d'une part les vulgaires et magnifiques, les majestueuses femmes de chambre de grande maison enflées d'orgueil et qui disent « nous » en parlant des duchesses, d'autre part ces jeunes filles dont il me suffisait parfois, même sans les avoir vues passer en voiture ou à pied, d'avoir lu le nom dans un compte rendu de bal pour que j'en devinsse amoureux et qu'ayant consciencieusement cherché dans l'Annuaire des châteaux où elles passaient l'été (bien souvent en me laissant égarer par un nom similaire) je rêvasse tour à tour d'aller habiter les plaines de l'Ouest, les dunes du Nord, les bois de pins du Midi. Mais j'avais beau fondre toute la matière charnelle la plus exquise pour composer, selon l'idéal que m'en avait tracé Saint-Loup, la jeune fille légère et la femme de chambre de Mme Putbus, il manquait à mes deux beautés possédables ce que j'ignorais tant que je ne les aurais pas vues : le caractère individuel. Je devais m'épuiser vainement à chercher à me figurer, pendant les mois où mon désir se portait plutôt sur les jeunes filles, comment était faite, qui était, celle dont Saint-Loup m'avait parlé, et pendant les mois où j'eusse préféré une femme de chambre, celle de Mme Putbus. Mais quelle tranquillité, après avoir été perpétuellement troublé par mes désirs inquiets pour tant d'êtres fugitifs dont souvent je ne savais même pas le nom, qui étaient en tous cas si difficiles à retrouver, encore plus à connaître, impossibles peut-être à conquérir, d'avoir prélevé sur toute cette beauté éparse, fugitive, anonyme, deux spécimens de choix munis de leur fiche signalétique et que j'étais du moins certain de me procurer quand je le voudrais ! Je reculais l'heure de me mettre à ce double plaisir, comme celle du travail, mais la certitude de l'avoir quand je voudrais me dispensait presque de le prendre, comme ces cachets soporifiques qu'il suffit d'avoir à la portée de la main pour n'avoir pas besoin d'eux et s'endormir. Je ne désirais dans l'univers que deux femmes dont je ne pouvais, il est vrai, arriver à me représenter le visage, mais dont Saint-Loup m'avait appris les noms et garanti la complaisance. De sorte que s'il avait par ses paroles de tout à l'heure fourni un rude travail à mon imagination, il avait par contre procuré une appréciable détente, un repos durable à ma volonté.

« Hé bien ! me dit la duchesse, en dehors de vos bals, est-ce que je ne peux vous être d'aucune utilité ? Avez-vous trouvé un salon où vous aimeriez que je vous présente ? » Je lui répondis que je craignais que le seul qui me fît envie ne fût trop peu élégant pour elle. « Qui est-ce ? » demanda-t-elle d'une voix menaçante et rauque sans presque ouvrir la bouche. « La baronne Putbus. » Cette fois-ci elle feignit une véritable colère. « Ah ! non, çà, par exemple, je crois que vous vous fichez de moi. Je ne sais même pas par quel hasard je sais le nom de ce chameau. Mais c'est la lie de la société. C'est comme si vous me demandiez de vous présenter à ma mercière. Et encore non, car ma mercière est charmante. Vous êtes un peu fou, mon pauvre petit. En tous cas, je vous demande en grâce d'être poli avec les personnes à qui je vous ai présenté, de leur mettre des cartes, d'aller les voir et de ne pas leur parler de la baronne Putbus, qui leur est inconnue. » Je demandai si Mme d'Orvillers n'était pas un peu légère. « Oh ! pas du tout, vous confondez, elle serait plutôt bégueule. N'est-ce pas, Basin ? – Oui, en tous cas je ne crois pas qu'il y ait jamais rien eu à dire sur elle », dit le duc.

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413. Un peu plus loin je vis un groupe de trois jeunes filles un peu plus âgées, peut-être des jeunes femmes, dont l'allure élégante et énergique correspondait si bien à ce qui m'avait séduit le premier jour où j'avais aperçu Albertine et ses amies, que j'emboîtai le pas à ces trois nouvelles jeunes filles et au moment où elles prirent une voiture, en cherchai désespérément une autre dans tous les sens, et que je trouvai, mais trop tard. Je ne les retrouvai pas. Mais quelques jours plus tard, comme je rentrais, j'aperçus, sortant de sous la voûte de notre maison, les trois jeunes filles que j'avais suivies au Bois. C'était tout à fait, les deux brunes surtout, et un peu plus âgées seulement, de ces jeunes filles du monde qui souvent, vues de ma fenêtre ou croisées dans la rue, m'avaient fait faire mille projets, aimer la vie, et que je n'avais pu connaître. La blonde avait un air un peu plus délicat, presque souffrant, qui me plaisait moins. Ce fut pourtant elle qui fut cause que je ne me contentai pas de les considérer un instant, ayant pris racine, avec ces regards qui, par leur fixité impossible à distraire, leur application comme à un problème, semblent avoir conscience qu'il s'agit d'aller bien au-delà de ce qu'on voit. Je les aurais sans doute laissé disparaître comme tant d'autres mais au moment où elles passèrent devant moi la blonde – était-ce parce que je les contemplais avec cette attention ? – me lança furtivement un premier regard, puis m'ayant dépassé, et retournant la tête vers moi, un second qui acheva de m'enflammer. Cependant comme elle cessa de s'occuper de moi et se remit à causer avec ses amies, mon ardeur eût sans doute fini par tomber, si elle n'avait été centuplée par le fait suivant. Ayant demandé au concierge qui elles étaient : « Elles ont demandé Mme la duchesse, me dit-il. Je crois qu'il n'y en a qu'une qui la connaisse et que les autres l'avaient seulement accompagnée jusqu'à la porte. Voici le nom, je ne sais pas si j'ai bien écrit. » Et je lus : Mlle Déporche-ville, que je rétablis aisément : d'Éporcheville, c'est-à-dire le nom ou à peu près, autant que je me souvenais, de la jeune fille d'excellente famille, et apparentée vaguement aux Guermantes, dont Robert m'avait parlé pour l'avoir rencontrée dans une maison de passe et avec laquelle il avait eu des relations. Je comprenais maintenant la signification de son regard, pourquoi elle s'était retournée et cachée de ses compagnes. Que de fois j'avais pensé à elle, me l'imaginant d'après le nom que m'avait dit Robert ! Et voici que je venais de la voir, nullement différente de ses amies, sauf par ce regard dissimulé qui ménageait entre moi et elle une entrée secrète dans des parties de sa vie qui évidemment étaient cachées à ses amies, et qui me la faisaient paraître plus accessible – presque à demi mienne – plus douce que ne sont d'habitude les jeunes filles de l'aristocratie. Dans l'esprit de celle-ci, entre elle et moi il y avait d'avance de commun les heures que nous aurions pu passer ensemble, si elle avait la liberté de me donner un rendez-vous. N'était-ce pas ce que son regard avait voulu m'exprimer avec une éloquence qui ne fut claire que pour moi ? Mon coeur battait de toutes ses forces, je n'aurais pas pu dire exactement comment était faite Mlle d'Éporcheville, je revoyais vaguement un blond visage aperçu de côté, mais j'étais amoureux fou d'elle. Tout d'un coup je m'avisai que je raisonnais comme si entre les trois, Mlle d'Éporcheville était précisément la blonde qui s'était retournée et m'avait regardé deux fois. Or le concierge ne me l'avait pas dit. Je revins à sa loge, l'interrogeai à nouveau, il me dit qu'il ne pouvait me renseigner là-dessus, parce qu'elles étaient venues aujourd'hui pour la première fois et pendant qu'il n'était pas là. Mais il allait demander à sa femme qui les avait déjà vues une fois. Elle était en train de faire l'escalier de service. Qui n'a au cours de sa vie de ces incertitudes, plus ou moins semblables à celles-là, et délicieuses ? Un ami charitable à qui on a décrit une jeune fille qu'on a vue au bal, a reconstitué qu'elle devait être une de ses amies et vous invite avec elle. Mais entre tant d'autres et sur un simple portrait parlé n'y aura-t-il pas eu d'erreur commise ? La jeune fille que vous allez voir tout à l'heure ne sera-t-elle pas une autre que celle que vous désirez ? Ou au contraire n'allez-vous pas voir vous tendre la main en souriant, précisément celle que vous souhaitiez qu'elle fût ? Cette dernière chance est assez fréquente et sans être justifiée toujours par un raisonnement aussi probant que celui qui concernait Mlle d'Éporcheville, résulte d'une sorte d'intuition et aussi de ce souffle de chance qui parfois nous favorise. Alors, en la voyant, nous nous disons : « C'était bien elle. » Je me rappelai que dans la petite bande de jeunes filles se promenant au bord de la mer, j'avais deviné juste celle qui s'appelait Albertine Simonet. Ce souvenir me causa une douleur aiguë mais brève, et tandis que le concierge cherchait sa femme, je songeais surtout – pensant à Mlle d'Éporcheville et comme dans ces minutes d'attente où un nom, un renseignement qu'on a on ne sait pourquoi adapté à un visage, se trouve un instant libre et flotte entre plusieurs, prêt, s'il adhère à un nouveau, à rendre le premier sur lequel il vous avait renseigné, rétrospectivement inconnu, innocent, insaisissable – que le concierge allait peut-être m'apprendre que Mlle d'Éporcheville était au contraire une des deux brunes. Dans ce cas s'évanouissait l'être à l'existence duquel je croyais, que j'aimais déjà, que je ne songeais plus qu'à posséder, cette blonde et sournoise Mlle d'Éporcheville que la fatale réponse allait alors dissocier en deux éléments distincts, que j'avais arbitrairement unis à la façon d'un romancier qui fond ensemble divers éléments empruntés à la réalité pour créer un personnage imaginaire, et qui pris chacun à part – le nom ne corroborant pas l'intention du regard – perdaient toute signification. Dans ce cas mes arguments se trouvaient détruits, mais combien ils se trouvèrent au contraire fortifiés quand le concierge revint me dire que Mlle d'Éporcheville était bien la blonde ! Dès lors je ne pouvais plus croire à une homonymie. Le hasard eût été trop grand que sur ces trois jeunes filles l'une s'appelât Mlle d'Éporcheville, que ce fût justement, ce qui était une première vérification topique de ma supposition, celle qui m'avait regardé de cette façon, presque en me souriant, et que ce ne fût pas celle qui allait dans les maisons de passe.

Alors commença une journée d'une folle agitation. Avant même d'aller acheter tout ce que je croyais propre à me parer pour produire une meilleure impression le surlendemain quand j'irais voir Mme de Guermantes, chez qui je trouverais ainsi une jeune fille facile et prendrais rendez-vous avec elle (car je trouverais bien le moyen de l'entretenir un instant dans un coin du salon), j'allai pour plus de sûreté télégraphier à Robert pour lui demander le nom exact et la description de la jeune fille, espérant avoir sa réponse avant le surlendemain où elle devait, m'avait dit le concierge, revenir voir Mme de Guermantes ; et (je ne pensais pas une seconde à autre chose, même pas à Albertine) j'irais, quoi qu'il pût m'arriver d'ici là, dussé-je m'y faire descendre en chaise à porteur si j'étais malade, faire une visite à la même heure à la duchesse. Si je télégraphiais à Saint-Loup ce n'était pas qu'il me restât des doutes sur l'identité de la personne, et que la jeune fille vue et celle dont il m'avait parlé fussent encore distinctes pour moi. Je ne doutais pas qu'elles n'en fissent qu'une seule. Mais dans mon impatience d'attendre le surlendemain, il m'était doux, c'était déjà pour moi comme un pouvoir secret sur elle, de recevoir une dépêche la concernant, pleine de détails. Au télégraphe, tout en rédigeant ma dépêche avec l'animation de l'homme qu'échauffe l'espérance, je remarquais combien j'étais moins désarmé maintenant que dans mon enfance, et vis-à-vis de Mlle d'Éporcheville que de Gilberte. À partir du moment où j'avais eu seulement la peine d'écrire ma dépêche, l'employé n'avait plus qu'à la prendre, les réseaux les plus rapides de communication électrique à la transmettre, l'étendue de la France et de la Méditerranée, tout le passé noceur de Robert appliqués à identifier la personne que je venais de rencontrer, allaient être au service du roman que je venais d'ébaucher et auquel je n'avais même plus besoin de penser, car ils allaient se charger de le conclure dans un sens ou dans un autre avant que vingt-quatre heures fussent accomplies. Tandis qu'autrefois, ramené des Champs-Élysées par Françoise, nourrissant seul à la maison d'impuissants désirs, ne pouvant user des moyens pratiques de la civilisation, j'aimais comme un sauvage, ou même, car je n'avais pas la liberté de bouger, comme une fleur. À partir de ce moment, mon temps se passa dans la fièvre ; une absence de quarante-huit heures que mon père me demanda de faire avec lui et qui m'eût fait manquer la visite chez la duchesse me mit dans une rage et un désespoir tels que ma mère s'interposa et obtint de mon père de me laisser à Paris. Mais pendant plusieurs heures ma colère ne put s'apaiser, tandis que mon désir de Mlle d'Éporcheville avait été centuplé par l'obstacle qu'on avait mis entre nous, par la crainte que j'avais eue un instant que ces heures, auxquelles je souriais d'avance sans trêve, de ma visite chez Mme de Guermantes, comme à un bien certain que nul ne pourrait m'enlever, n'eussent pas lieu. Certains philosophes disent que le monde extérieur n'existe pas et que c'est en nous-même que nous développons notre vie. Quoi qu'il en soit, l'amour, même en ses plus humbles commencements, est un exemple frappant du peu qu'est la réalité pour nous. M'eût-il fallu dessiner de mémoire un portrait de Mlle d'Éporcheville, donner sa description, son signalement, cela m'eût été impossible, et même la reconnaître dans la rue. Je l'avais aperçue de profil, bougeante, elle m'avait semblé jolie, simple, grande et blonde, je n'aurais pas pu en dire davantage. Mais toutes les réactions du désir, de l'anxiété, du coup mortel frappé par la peur de ne pas la voir si mon père m'emmenait, tout cela associé à une image qu'en somme je ne connaissais pas et dont il suffisait que je la susse agréable, constituait déjà un amour. Enfin le lendemain matin, après une nuit d'insomnie heureuse, je reçus la dépêche de Saint-Loup : « De l'Orgeville, de particule, orge la graminée, comme du seigle, ville comme une ville, petite brune boulotte, est en ce moment en Suisse. Ce n'était pas elle ! »

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415. En entrant dans le salon, je vis la jeune fille blonde que j'avais crue pendant vingt-quatre heures être celle dont Saint-Loup m'avait parlé. Ce fut elle-même qui demanda à la duchesse de me « représenter » à elle. Et en effet depuis que j'étais entré j'avais une impression de très bien la connaître, mais que dissipa la duchesse en me disant : « Ah ! vous avez déjà rencontré Mlle de Forcheville. » Or au contraire j'étais certain de n'avoir jamais été présenté à aucune jeune fille de ce nom, lequel m'eût certainement frappé, tant il était familier à ma mémoire depuis qu'on m'avait fait un récit rétrospectif des amours d'Odette et de la jalousie de Swann. En elle-même ma double erreur de nom, m'être rappelé de L'Orgeville comme étant d'Éporcheville et avoir reconstitué en Éporcheville ce qui était en réalité Forcheville, n'avait rien d'extraordinaire. Notre tort est de présenter les choses telles qu'elles sont, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immobile. Mais en réalité ce n'est pas du tout cela que nous percevons d'habitude. Nous voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers. Nous répétons un nom tel que nous l'avons entendu jusqu'à ce que l'expérience ait rectifié notre erreur, ce qui n'arrive pas toujours. Tout le monde à Combray parla pendant vingt-cinq ans à Françoise de Mme Sazerat et Françoise continua à dire Mme Sazerin, non par cette volontaire et orgueilleuse persévérance dans ses erreurs qui était habituelle chez elle, se renforçait de notre contradiction et était tout ce qu'elle avait ajouté chez elle à la France de Saint-André-des-Champs des principes égalitaires de 1789 (elle ne réclamait qu'un droit du citoyen, celui de ne pas prononcer comme nous et de maintenir qu'hôtel, été et air étaient du genre féminin), mais parce qu'en réalité elle continua toujours d'entendre Sazerin. Cette perpétuelle erreur qui est précisément la « vie », ne donne pas ses mille formes seulement à l'univers visible et à l'univers audible, mais à l'univers social, à l'univers sentimental, à l'univers historique, etc. La princesse de Luxembourg n'a qu'une situation de cocotte pour la femme du premier président, ce qui du reste est de peu de conséquence ; ce qui en a un peu plus, Odette est une femme difficile pour Swann, d'où il bâtit tout un roman qui ne devient que plus douloureux quand il comprend son erreur ; ce qui en a encore davantage, les Français ne rêvent que la revanche aux yeux des Allemands. Nous n'avons de l'univers que des visions informes, fragmentées et que nous complétons par des associations d'idées arbitraires, créatrices de dangereuses suggestions. Je n'aurais donc pas eu lieu d'être très étonné en entendant le nom de Forcheville (et déjà je me demandais si c'était une parente du Forcheville dont j'avais tant entendu parler) si la jeune fille blonde ne m'avait dit aussitôt, désireuse sans doute de prévenir avec tact des questions qui lui eussent été désagréables : « Vous ne vous souvenez pas que vous m'avez beaucoup connue autrefois, vous veniez à la maison, votre amie Gilberte. J'ai bien vu que vous ne me reconnaissiez pas. Moi je vous ai bien reconnu tout de suite. » (Elle dit cela comme si elle m'avait reconnu tout de suite dans le salon, mais la vérité est qu'elle m'avait reconnu dans la rue et m'avait dit bonjour, et plus tard Mme de Guermantes me dit qu'elle lui avait raconté comme une chose très drôle et extraordinaire que je l'avais suivie et frôlée, la prenant pour une cocotte.) Je ne sus qu'après son départ pourquoi elle s'appelait Mlle de Forcheville. Après la mort de Swann, Odette, qui étonna tout le monde par une douleur profonde, prolongée et sincère, se trouvait être une veuve très riche. Forcheville l'épousa, après avoir entrepris une longue tournée de châteaux et s'être assuré que sa famille recevrait sa femme.

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433. Je n'aurais d'ailleurs pas à m'arrêter sur ce séjour que je fis à côté de Combray, et qui fut peut-être le moment de ma vie où je pensai le moins à Combray, si, justement par là, il n'avait apporté une vérification au moins provisoire à certaines idées que j'avais eues d'abord du côté de Guermantes, et une vérification aussi à d'autres idées que j'avais eues du côté de Méséglise. Je recommençais chaque soir, dans un autre sens, les promenades que nous faisions à Combray, l'après-midi quand nous allions du côté de Méséglise. On dînait maintenant à Tansonville à une heure où jadis on dormait depuis longtemps à Combray. Et à cause de la saison chaude, et puis parce que l'après-midi, Gilberte peignait dans la chapelle du château, on n'allait se promener qu'environ deux heures avant le dîner. Au plaisir de jadis qui était de voir en rentrant le ciel de pourpre encadrer le Calvaire ou se baigner dans la Vivonne, succédait celui de partir, à la nuit venue, quand on ne rencontrait plus dans le village que le triangle bleuâtre, irrégulier et mouvant des moutons qui rentraient. Sur une moitié des champs le coucher s'éteignait ; au-dessus de l'autre était déjà allumée la lune qui bientôt les baignait tout entiers. Il arrivait que Gilberte me laissait aller sans elle, et je m'avançais, laissant mon ombre derrière moi, comme une barque qui poursuit sa navigation à travers des étendues enchantées ; le plus souvent elle m'accompagnait. Les promenades que nous faisions ainsi c'était bien souvent celles que je faisais jadis enfant : or comment n'eussé-je pas éprouvé bien plus vivement encore que jadis du côté de Guermantes le sentiment que jamais je ne serais capable d'écrire, auquel s'ajoutait celui que mon imagination et ma sensibilité s'étaient affaiblies, quand je vis combien peu j'étais curieux de Combray ? J'étais désolé de voir combien peu je revivais mes années d'autrefois. Je trouvais la Vivonne mince et laide au bord du chemin de halage. Non pas que je relevasse d'inexactitudes matérielles bien grandes dans ce que je me rappelais. Mais séparé des lieux qu'il m'arrivait de retraverser par toute une vie différente, il n'y avait pas entre eux et moi cette contiguïté d'où naît avant même qu'on s'en soit aperçu l'immédiate, délicieuse et totale déflagration du souvenir. Ne comprenant pas bien sans doute quelle était sa nature, je m'attristais de penser que ma faculté de sentir et d'imaginer avait dû diminuer pour que je n'éprouvasse pas plus de plaisir dans ces promenades. Gilberte elle-même qui me comprenait encore moins bien que je ne faisais moi-même, augmentait ma tristesse en partageant mon étonnement. « Comment, cela ne vous fait rien éprouver, me disait-elle, de prendre ce petit raidillon que vous montiez autrefois ? » Et elle-même avait tant changé que je ne la trouvais plus belle, qu'elle ne l'était plus du tout. Tandis que nous marchions, je voyais le pays changer, il fallait gravir des coteaux, puis des pentes s'abaissaient. Nous causions, très agréablement pour moi, avec Gilberte. Non sans difficulté pourtant. En tant d'êtres il y a différentes couches qui ne sont pas pareilles, le caractère de son père, le caractère de sa mère ; on traverse l'une, puis l'autre. Mais le lendemain l'ordre de superposition est renversé. Et finalement on ne sait pas qui départagera les parties, à qui on peut se fier pour la sentence. Gilberte était comme ces pays avec qui on n'ose pas faire d'alliance parce qu'ils changent trop souvent de gouvernement. Mais au fond c'est un tort. La mémoire de l'être le plus successif établit chez lui une sorte d'identité et fait qu'il ne voudrait pas manquer à des promesses qu'il se rappelle, si même il ne les eût pas contresignées. Quant à l'intelligence elle était chez Gilberte, avec quelques absurdités de sa mère, très vive. Mais ce qui ne tient pas à sa valeur propre, je me rappelle que dans ces conversations que nous avions en nous promenant, plusieurs fois elle m'étonna beaucoup. L'une, la première en me disant : « Si vous n'aviez pas trop faim et s'il n'était pas si tard, en prenant ce chemin à gauche et en tournant ensuite à droite, en moins d'un quart d'heure nous serions à Guermantes. » C'est comme si elle m'avait dit : « Tournez à gauche, prenez ensuite à votre main droite, et vous toucherez l'intangible, vous atteindrez les inattingibles lointains dont on ne connaît jamais sur terre que la direction, que – ce que j'avais cru jadis que je pourrais connaître seulement de Guermantes, et peut-être, en un sens, je ne me trompais pas – le “côté”. » Un de mes autres étonnements fut de voir les « sources de la Vivonne », que je me représentais comme quelque chose d'aussi extra-terrestre que l'entrée des Enfers, et qui n'étaient qu'une espèce de lavoir carré où montaient des bulles. Et la troisième fois fut quand Gilberte me dit : « Si vous voulez, nous pourrons tout de même sortir un après-midi et nous pourrons alors aller à Guermantes, en prenant par Méséglise, c'est la plus jolie façon », phrase qui en bouleversant toutes les idées de mon enfance m'apprit que les deux côtés n'étaient pas aussi inconciliables que j'avais cru. Mais ce qui me frappa le plus, ce fut combien peu, pendant ce séjour, je revécus mes années d'autrefois, désirai peu revoir Combray, trouvai mince et laide la Vivonne. Mais quand elle vérifia pour moi des imaginations que j'avais eues du côté de Méséglise, ce fut pendant une de ces promenades en somme nocturnes bien qu'elles eussent lieu avant le dîner – mais elle dînait si tard ! Au moment de descendre dans le mystère d'une vallée parfaite et profonde que tapissait le clair de lune, nous nous arrêtâmes un instant, comme deux insectes qui vont s'enfoncer au coeur d'un calice bleuâtre. Gilberte eut alors, peut-être simplement par bonne grâce de maîtresse de maison qui regrette que vous partiez bientôt et qui aurait voulu mieux vous faire les honneurs de ce pays que vous semblez apprécier, de ces paroles où son habileté de femme du monde sachant tirer parti du silence, de la simplicité, de la sobriété dans l'expression des sentiments, vous fait croire que vous tenez dans sa vie une place que personne ne pourrait occuper. Épanchant brusquement sur elle la tendresse dont j'étais rempli par l'air délicieux, la brise qu'on respirait, je lui dis : « Vous parliez l'autre jour du raidillon. Comme je vous aimais alors ! » Elle me répondit : « Pourquoi ne me le disiez-vous pas ? je ne m'en étais pas doutée. Moi je vous aimais. Et même une fois je me suis jetée à votre tête. – Quand donc ? – La première fois à Tansonville, vous vous promeniez avec votre famille, je rentrais, je n'avais jamais connu un aussi joli petit garçon. J'avais l'habitude, ajouta-t-elle d'un air vague et pudique, d'aller jouer avec de petits amis, dans les ruines du donjon de Roussainville. Et vous me direz que j'étais bien mal élevée, car il y avait là-dedans des filles et des garçons de tout genre qui profitaient de l'obscurité. L'enfant de choeur de l'église de Combray, Théodore qui, il faut l'avouer, était bien gentil (Dieu qu'il était bien !) et qui est devenu très laid (il est maintenant pharmacien à Méséglise), s'y amusait avec toutes les petites paysannes du voisinage. Comme on me laissait sortir seule, dès que je pouvais m'échapper j'y courais. Je ne peux pas vous dire comme j'aurais voulu vous y voir venir ; je me rappelle très bien que, n'ayant qu'une minute pour vous faire comprendre ce que je désirais, au risque d'être vue par vos parents et les miens, je vous l'ai indiqué d'une façon tellement crue que j'en ai honte maintenant. Mais vous m'avez regardée d'une façon si méchante que j'ai compris que vous ne vouliez pas. » Et tout d'un coup je me dis que la vraie Gilberte, la vraie Albertine, c'étaient peut-être celles qui s'étaient au premier instant livrées dans leur regard, l'une devant la haie d'épines roses, l'autre sur la plage. Et c'était moi qui n'ayant pas su le comprendre, ne l'ayant repris que plus tard dans ma mémoire, après un intervalle où par mes conversations tout un entre-deux de sentiment leur avait fait craindre d'être aussi franches que dans la première minute, avais tout gâté par ma maladresse. Je les avais « ratées » plus complètement, bien qu'à vrai dire l'échec relatif avec elles fût moins absurde, pour les mêmes raisons que Saint-Loup Rachel. « Et la seconde fois, reprit Gilberte, c'est bien des années après quand je vous ai rencontré sous votre porte, la veille du jour où je vous ai retrouvé chez ma tante Oriane ; je ne vous ai pas reconnu tout de suite, ou plutôt je vous reconnaissais sans le savoir puisque j'avais la même envie qu'à Tansonville. – Dans l'intervalle il y avait eu pourtant les Champs-Élysées. – Oui, mais là vous m'aimiez trop, je sentais une inquisition sur tout ce que je faisais. » Je ne pensai pas à lui demander quel était ce jeune homme avec lequel elle descendait l'avenue des Champs-Élysées, le jour où j'étais parti pour la revoir, où je me fusse réconcilié avec elle pendant qu'il en était temps encore, ce jour qui aurait peut-être changé toute ma vie si je n'avais rencontré les deux ombres s'avançant côte à côte dans le crépuscule. Si je le lui avais demandé, elle m'aurait peut-être dit la vérité, comme Albertine si elle eût ressuscité. Et en effet les femmes qu'on n'aime plus et qu'on rencontre après des années, n'y a-t-il pas entre elles et vous la mort, tout aussi bien que si elles n'étaient plus de ce monde, puisque le fait que notre amour n'existe plus fait de celles qu'elles étaient alors, ou de celui que nous étions, des morts ? Peut-être aussi ne se fût-elle pas rappelé, ou eût-elle menti. En tout cas cela n'offrait plus d'intérêt pour moi de le savoir, parce que mon coeur avait encore plus changé que le visage de Gilberte. Celui-ci ne me plaisait plus guère, mais surtout je n'étais plus malheureux, je n'aurais pas pu concevoir, si j'y eusse repensé, que j'eusse pu l'être autant de rencontrer Gilberte marchant à petits pas à côté d'un jeune homme, de me dire : « C'est fini, je renonce à jamais la voir. » De l'état d'âme qui, cette lointaine année-là, n'avait été pour moi qu'une longue torture, rien ne subsistait. Car il y a dans ce monde où tout s'use, où tout périt, une chose qui tombe en ruine, qui se détruit encore plus complètement, en laissant encore moins de vestiges que la beauté : c'est le chagrin.

Si, pourtant, je ne suis pas surpris de ne pas lui avoir demandé alors avec qui elle descendait les Champs-Élysées, car j'avais déjà vu trop d'exemples de cette incuriosité amenée par le Temps, je le suis un peu de ne pas avoir raconté à Gilberte qu'avant de la rencontrer ce jour-là, j'avais vendu une potiche de vieux chine pour lui acheter des fleurs. Ç'avait été en effet pendant les temps si tristes qui avaient suivi ma seule consolation de penser qu'un jour je pourrais sans danger lui conter cette intention si tendre. Plus d'une année après, si je voyais qu'une voiture allait heurter la mienne, ma seule envie de ne pas mourir était pour pouvoir raconter cela à Gilberte. Je me consolais en me disant : « Ne nous pressons pas, j'ai toute la vie devant moi pour cela. » Et à cause de cela je désirais ne pas perdre la vie. Maintenant cela m'aurait paru peu agréable à dire, presque ridicule, et « entraînant ». « D'ailleurs, continua Gilberte, même le jour où je vous ai rencontré sous votre porte, vous étiez resté tellement le même qu'à Combray, si vous saviez comme vous aviez peu changé ! » Je revis Gilberte dans ma mémoire. J'aurais pu dessiner le quadrilatère de lumière que le soleil faisait sous les aubépines, la bêche que la petite fille tenait à la main, le long regard qui s'attacha à moi. Seulement j'avais cru, à cause du geste grossier dont il était accompagné, que c'était un regard de mépris parce que ce que je souhaitais me paraissait quelque chose que les petites filles ne connaissaient pas et ne faisaient que dans mon imagination, pendant mes heures de désir solitaire. Encore moins aurais-je cru que, si aisément, si rapidement, presque sous les yeux de mon grand-père, l'une d'entre elles eût eu l'audace de le figurer.

Aussi me fallut-il, à tant d'années de distance, faire subir une retouche à une image que je me rappelais si bien, opération qui me rendit assez heureux en me montrant que l'abîme infranchissable que j'avais cru alors exister entre moi et un certain genre de petites filles aux cheveux dorés était aussi imaginaire que l'abîme de Pascal, et que je trouvai poétique à cause de la longue série d'années au fond de laquelle il fallait l'accomplir. J'eus un sursaut de désir et de regret en pensant aux souterrains de Roussainville. Pourtant j'étais heureux de me dire que ce bonheur vers lequel se tendaient toutes mes forces alors, et que rien ne pouvait plus me rendre, eût existé ailleurs que dans ma pensée, en réalité si près de moi, dans ce Roussainville dont je parlais si souvent, que j'apercevais du cabinet sentant l'iris. Et je n'avais rien su ! En somme elle résumait tout ce que j'avais désiré dans mes promenades jusqu'à ne pas pouvoir me décider à rentrer, croyant voir s'entrouvrir, s'animer les arbres. Ce que je souhaitais si fiévreusement alors, elle avait failli, si j'eusse seulement su le comprendre et le retrouver, me le faire goûter dès mon adolescence. Plus complètement encore que je n'avais cru Gilberte était à cette époque-là vraiment du côté de Méséglise.

Et même ce jour où je l'avais rencontrée sous une porte, bien qu'elle ne fût pas Mlle de L'Orgeville, celle que Robert avait connue dans les maisons de passe (et quelle drôle de chose que ce fût précisément à son futur mari que j'en eusse demandé l'éclaircissement !), je ne m'étais pas tout à fait trompé sur la signification de son regard, ni sur l'espèce de femme qu'elle était et m'avouait maintenant avoir été. « Tout cela est bien loin, me dit-elle, je n'ai plus jamais songé qu'à Robert depuis le jour où je lui ai été fiancée. Et, voyez-vous, ce n'est même pas ces caprices d'enfant que je me reproche le plus. »

*

478. Je regardais Gilberte, et je ne pensai pas : « Je voudrais la revoir », mais je lui dis qu'elle me ferait toujours plaisir en m'invitant avec de très jeunes filles, pauvres s'il était possible, pour qu'avec de petits cadeaux je puisse leur faire plaisir, sans leur rien demander d'ailleurs que de faire renaître en moi les rêveries, les tristesses d'autrefois, peut-être, un jour improbable, un chaste baiser. Gilberte sourit et eut ensuite l'air de chercher sérieusement dans sa tête.

Comme Elstir aimait à voir incarnée devant lui, dans sa femme, la beauté vénitienne, qu'il avait souvent peinte dans ses oeuvres, je me donnais l'excuse d'être attiré par un certain égoïsme esthétique vers les belles femmes qui pouvaient me causer de la souffrance, et j'avais un certain sentiment d'idolâtrie pour les futures Gilberte, les futures duchesses de Guermantes, les futures Albertine que je pourrais rencontrer, et qui, me semblait-il, pourraient m'inspirer, comme un sculpteur qui se promène au milieu de beaux marbres antiques. J'aurais dû pourtant penser qu'antérieur à chacune était mon sentiment du mystère où elles baignaient et qu'ainsi, plutôt que de demander à Gilberte de me faire connaître des jeunes filles, j'aurais mieux fait d'aller dans ces lieux où rien ne nous rattache à elles, où entre elles et soi on sent quelque chose d'infranchissable, où à deux pas, sur la plage, allant au bain, on se sent séparé d'elles par l'impossible. C'est ainsi que mon sentiment du mystère avait pu s'appliquer successivement à Gilberte, à la duchesse de Guermantes, à Albertine, à tant d'autres. Sans doute l'inconnu, et presque l'inconnaissable, était devenu le connu, le familier, indifférent ou douloureux, mais retenant de ce qu'il avait été un certain charme.

Et à vrai dire, comme dans ces calendriers que le facteur nous apporte pour avoir ses étrennes, il n'était pas une de mes années qui n'eût eu à son frontispice, ou intercalée dans ses jours, l'image d'une femme que j'y avais désirée ; image souvent d'autant plus arbitraire que parfois je n'avais jamais vu cette femme, quand c'était par exemple, le femme de chambre de Mme Putbus, Mlle d'Orgeville, ou telle jeune fille dont j'avais vu le nom dans le compte rendu mondain d'un journal, parmi « l'essaim des charmantes valseuses ». Je la devinais belle, m'éprenais d'elle, et lui composais un corps idéal dominant de toute sa hauteur un paysage de la province où j'avais lu, dans L'Annuaire des châteaux, que se trouvaient les propriétés de sa famille. Pour les femmes que j'avais connues, ce paysage était au moins double. Chacune s'élevait, à un point différent de ma vie, dressée comme une divinité protectrice et locale, d'abord au milieu d'un de ces paysages rêvés dont la juxtaposition quadrillait ma vie et où je m'étais attaché à l'imaginer, ensuite vue du côté du souvenir, entourée des sites où je l'avais connue et qu'elle me rappelait, y restant attachée, car si notre vie est vagabonde notre mémoire est sédentaire, et nous avons beau nous élancer sans trêve, nos souvenirs, eux, rivés aux lieux dont nous nous détachons, continuent à y combiner leur vie casanière, comme ces amis momentanés que le voyageur s'était faits dans une ville et qu'il est obligé d'abandonner quand il la quitte, parce que c'est là qu'eux, qui ne partent pas, finiront leur journée et leur vie comme s'il était là encore, au pied de l'église, devant le port et sous les arbres du cours. Si bien que l'ombre de Gilberte s'allongeait non seulement devant une église de l'Île-de-France où je l'avais imaginée, mais aussi sur l'allée d'un parc du côté de Méséglise, celle de Mme de Guermantes dans un chemin humide où montaient en quenouilles des grappes violettes et rougeâtres, ou sur l'or matinal d'un trottoir parisien. Et cette seconde personne, celle née non du désir, mais du souvenir, n'était pas pour chacune de ces femmes, unique. Car chacune, je l'avais connue à diverses reprises, en des temps différents, où elle était une autre pour moi, où moi-même j'étais autre, baignant dans des rêves d'une autre couleur. Or la loi qui avait gouverné les rêves de chaque année maintenait assemblés autour d'eux les souvenirs d'une femme que j'y avais connue, tout ce qui se rapportait, par exemple, à la duchesse de Guermantes au temps de mon enfance était concentré, par une force attractive, autour de Combray, et tout ce qui avait trait à la duchesse de Guermantes qui allait tout à l'heure m'inviter à déjeuner, autour d'un être sensitif tout différent ; il y avait plusieurs duchesses de Guermantes, comme il y avait eu depuis la dame en rose, plusieurs madame Swann, séparées par l'éther incolore des années, et de l'une à l'autre desquelles je ne pouvais pas plus sauter que si j'avais eu à quitter une planète pour aller dans une autre planète que l'éther en sépare. Non seulement séparée, mais différente, parée des rêves que j'avais en des temps si différents, comme d'une flore particulière, qu'on ne retrouvera pas dans une autre planète ; au point qu'après avoir pensé que je n'irais déjeuner ni chez Mme de Forcheville, ni chez Mme de Guermantes, je ne pouvais me dire, tant cela m'eût transporté dans un monde autre, que l'une n'était pas une personne différente de la duchesse de Guermantes qui descendait de Geneviève de Brabant, et l'autre de la dame en rose, que parce qu'en moi un homme instruit me l'affirmait avec la même autorité qu'un savant qui m'eût affirmé qu'une voie lactée de nébuleuses était due à la segmentation d'une seule et même étoile. Telle Gilberte à qui je demandais pourtant, sans m'en rendre compte, de me permettre d'avoir des amies comme elle avait été autrefois, n'était plus pour moi que Mme de Saint-Loup. Je ne songeais plus en la voyant au rôle qu'avait eu jadis dans mon amour, oublié lui aussi par elle, mon admiration pour Bergotte, pour Bergotte redevenu simplement pour moi l'auteur de ses livres, sans que je me rappelasse (que dans des souvenirs rares et entièrement séparés) l'émoi d'avoir été présenté à l'homme, la déception, l'étonnement de sa conversation, dans le salon aux fourrures blanches, plein de violettes, où on apportait si tôt, sur tant de consoles différentes, tant de lampes. Tous les souvenirs qui composaient la première Mlle Swann étaient en effet retranchés de la Gilberte actuelle, retenus bien loin par les forces d'attraction d'un autre univers, autour d'une phrase de Bergotte avec laquelle ils faisaient corps, et baignés d'un parfum d'aubépine.

La fragmentaire Gilberte d'aujourd'hui écouta ma requête en souriant. Puis, en se mettant à y réfléchir, elle prit un air sérieux.

*

484. Mais comme parfois les jugements qu'on porte reçoivent de faits qu'on ignore et qu'on n'eût pu supposer une justification apparente, Gilberte, qui tenait sans doute un peu de l'ascendance de sa mère (et c'est bien cette facilité que j'avais sans m'en rendre compte escomptée, en lui demandant de me faire connaître de très jeunes filles), tira, après réflexion, de la demande que j'avais faite, et sans doute pour que le profit ne sortît pas de la famille, une conclusion plus hardie que toutes celles que j'avais pu supposer elle me dit : « Si vous le permettez, je vais aller vous chercher ma fille pour vous la présenter. Elle est là-bas qui cause avec le petit Mortemart et d'autres bambins sans intérêt. Je suis sûre qu'elle sera une gentille amie pour vous. »

Je lui demandai si Robert avait été content d'avoir une fille : « Oh ! il était très fier d'elle. Mais naturellement, je crois tout de même qu'étant donné ses goûts, dit naïvement Gilberte, il aurait préféré un garçon. » Cette fille, dont le nom et la fortune pouvaient faire espérer à sa mère qu'elle épouserait un prince royal et couronnerait toute l'oeuvre ascendante de Swann et de sa femme, choisit plus tard comme mari un homme de lettres obscur, car elle n'avait aucun snobisme, et fit redescendre cette famille plus bas que le niveau d'où elle était partie. Il fut alors extrêmement difficile de faire croire aux générations nouvelles que les parents de cet obscur ménage avaient eu une grande situation. Les noms de Swann et d'Odette de Crécy ressuscitèrent miraculeusement pour permettre aux gens de vous apprendre que vous vous trompiez, que ce n'était pas du tout si étonnant que cela comme famille ; et on croyait que Mme de Saint-Loup avait fait en somme le meilleur mariage qu'elle avait pu, que celui de son père avec Odette de Crécy (n'étant rien) fait en cherchant à s'élever vainement alors qu'au contraire, du moins au point de vue de son amour son mariage avait été inspiré des théories comme celles qui purent pousser au XVIIIe siècle des grands seigneurs, disciples de Rousseau, ou des pré-révolutionnaires, à vivre de la vie de la nature et à abandonner leurs privilèges.

L'étonnement de ces paroles et le plaisir qu'elles me firent furent bien vite remplacés, tandis que Mme de Saint-Loup s'éloignait vers un autre salon, par cette idée du Temps passé, qu'elle aussi, à sa manière, me rendait et sans même que je l'eusse vue, Mlle de Saint-Loup. Comme la plupart des êtres, d'ailleurs, n'était-elle pas comme sont dans les forêts les « étoiles » des carrefours où viennent converger des routes venues, pour notre vie aussi, des points les plus différents ? Elles étaient nombreuses pour moi, celles qui aboutissaient à Mlle de Saint-Loup et qui rayonnaient autour d'elle. Et avant tout venaient aboutir à elle les deux grands « côtés » où j'avais fait tant de promenades et de rêves – par son père Robert de Saint-Loup le côté de Guermantes, par Gilberte sa mère le côté de Méséglise qui était le « côté de chez Swann ». L'une, par la mère de la jeune fille et les Champs-Élysées, me menait jusqu'à Swann, à mes soirs de Combray, au côté de Méséglise ; l'autre, par son père, à mes après-midi de Balbec où je le revoyais près de la mer ensoleillée. Déjà entre ces deux routes des transversales s'établissaient. Car ce Balbec réel où j'avais connu Saint-Loup, c'était en grande partie à cause de ce que Swann m'avait dit sur les églises, sur l'église persane surtout, que j'avais tant voulu y aller, et d'autre part, par Robert de Saint-Loup, neveu de la duchesse de Guermantes, je rejoignais, à Combray encore, le côté de Guermantes. Mais à bien d'autres points de ma vie encore conduisait Mlle de Saint-Loup, à la dame en rose, qui était sa grand-mère et que j'avais vue chez mon grand-oncle. Nouvelle transversale ici, car le valet de chambre de ce grand-oncle, qui m'avait introduit ce jour-là et qui plus tard m'avait par le don d'une photographie permis d'identifier la Dame en rose, était le père du jeune homme que non seulement M. de Charlus, mais le père même de Mlle de Saint-Loup avait aimé, pour qui il avait rendu sa mère malheureuse. Et n'était-ce pas le grand-père de Mlle de Saint-Loup, Swann, qui m'avait le premier parlé de la musique de Vinteuil, de même que Gilberte m'avait la première parlé d'Albertine ? Or, c'est en parlant de la musique de Vinteuil à Albertine que j'avais découvert qui était sa grande amie et commencé avec elle cette vie qui l'avait conduite à la mort et m'avait causé tant de chagrins. C'était du reste aussi le père de Mlle de Saint-Loup qui était parti tâcher de faire revenir Albertine. Et même toute ma vie mondaine, soit à Paris dans le salon des Swann ou des Guermantes, soit tout à l'opposé chez les Verdurin, et faisant ainsi s'aligner à côté des deux côtés de Combray, des Champs-Élysées, la belle terrasse de La Raspelière. D'ailleurs, quels êtres avons-nous connus qui, pour raconter notre amitié avec eux, ne nous obligent à les placer successivement dans tous les sites les plus différents de notre vie ? Une vie de Saint-Loup peinte par moi se déroulerait dans tous les décors et intéresserait toute ma vie, même les parties de cette vie où il fut le plus étranger comme ma grand-mère ou comme Albertine. D'ailleurs, si à l'opposé qu'ils fussent, les Verdurin tenaient à Odette par le passé de celle-ci, à Robert de Saint-Loup par Charlie ; et chez eux quel rôle n'avait pas joué la musique de Vinteuil ! Enfin Swann avait aimé la soeur de Legrandin, lequel avait connu M. de Charlus, dont le jeune Cambremer avait épousé la pupille. Certes, s'il s'agit uniquement de nos coeurs, le poète a eu raison de parler des « fils mystérieux » que la vie brise. Mais il est encore plus vrai qu'elle en tisse sans cesse entre les êtres, entre les événements, qu'elle entre-croise ces fils, qu'elle les redouble pour épaissir la trame, si bien qu'entre le moindre point de notre passé et tous les autres un riche réseau de souvenirs ne laisse que le choix des communications.

On peut dire qu'il n'y avait pas, si je cherchais à ne pas en user inconsciemment mais à me rappeler ce qu'elle avait été, une seule des choses qui nous servaient en ce moment qui n'avait été une chose vivante, et vivant d'une vie personnelle pour nous, transformée ensuite à notre usage en simple matière industrielle. Ma présentation à Mlle de Saint-Loup allait avoir lieu chez Mme Verdurin : avec quel charme je repensais à tous nos voyages avec cette Albertine dont j'allais demander à Mlle de Saint-Loup d'être un succédané – dans le petit tram, vers Doville, pour aller chez Mme Verdurin, cette même Mme Verdurin qui avait noué et rompu, avant mon amour pour Albertine, celui du grand-père et de la grand-mère de Mlle de Saint-Loup – ! Tout autour de nous étaient des tableaux de cet Elstir qui m'avait présenté à Albertine. Et pour mieux fondre tous mes passés, Mme Verdurin tout comme Gilberte avait épousé un Guermantes.

Nous ne pourrions pas raconter nos rapports avec un être que nous avons même peu connu, sans faire se succéder les sites les plus différents de notre vie. Ainsi chaque individu – et j'étais moi-même un de ces individus – mesurait pour moi la durée par la révolution qu'il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu'il avait occupées successivement par rapport à moi. Et sans doute tous ces plans différents suivant lesquels le Temps, depuis que je venais de le ressaisir dans cette fête, disposait ma vie, en me faisant songer que, dans un livre qui voudrait en raconter une, il faudrait user, par opposition à la psychologie plane dont on use d'ordinaire, d'une sorte de psychologie dans l'espace, ajoutaient une beauté nouvelle à ces résurrections que ma mémoire opérait tant que je songeais seul dans la bibliothèque, puisque la mémoire, en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu'il était au moment où il était le présent, supprime précisément cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise.

Je vis Gilberte s'avancer. Moi pour qui le mariage de Saint-Loup, les pensées qui m'occupaient alors et qui étaient les mêmes ce matin, étaient d'hier, je fus étonné de voir à côté d'elle une jeune fille d'environ seize ans, dont la taille élevée mesurait cette distance que je n'avais pas voulu voir. Le temps incolore et insaisissable s'était, pour que pour ainsi dire je puisse le voir et le toucher, matérialisé en elle, il l'avait pétrie comme un chef-d'oeuvre, tandis que parallèlement sur moi, hélas ! il n'avait fait que son oeuvre. Cependant Mlle de Saint-Loup était devant moi. Elle avait les yeux profondément forés et perçants, et aussi son nez charmant légèrement avancé en forme de bec et courbé, non point peut-être comme celui de Swann, mais comme celui de Saint-Loup. L'âme de ce Guermantes s'était évanouie ; mais la charmante tête aux yeux perçants de l'oiseau envolé était venue se poser sur les épaules de Mlle de Saint-Loup, ce qui faisait longuement rêver ceux qui avaient connu son père.

Je fus frappé que son nez, fait comme sur le patron de celui de sa mère et de sa grand-mère, s'arrêtât juste par cette ligne tout à fait horizontale sous le nez, sublime quoique pas assez courte. Un trait aussi particulier eût fait reconnaître une statue entre des milliers, n'eût-on vu que ce trait-là, et j'admirais que la nature fût revenue à point nommé pour la petite-fille, comme pour la mère, comme pour la grand-mère, donner, en grand et original sculpteur, ce puissant et décisif coup de ciseau. Je la trouvais bien belle : pleine encore d'espérances, riante, formée des années mêmes que j'avais perdues, elle ressemblait à ma jeunesse.

(Morceau choisi de l'Anthologie Marcel Proust. Chaque extrait d'A la recherche du temps perdu est précédé d'un numéro de section, de 001 à 487, indication de sa position au sein des 487 sections du texte intégral et lien pour retrouver le texte dans la continuité du roman. L'Anthologie Proust est également disponible dans l'ordre du roman.)