Proust 005 - 433 - les Pensées de Pascal

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Sur la lecture. Très vite, dans ce goût et ce divertissement de lire, la préférence des grands écrivains va aux livres des anciens. Ceux mêmes qui parurent à leurs contemporains le plus « romantiques » ne lisaient guère que les classiques. Dans la conversation de Victor Hugo, quand il parle de ses lectures, ce sont les noms de Molière, d'Horace, d'Ovide, de Regnard, qui reviennent le plus souvent. Alphonse Daudet, le moins livresque des écrivains, dont l'oeuvre toute de modernité et de vie semble avoir rejeté tout héritage classique, lisait, citait, commentait sans cesse Pascal, Montaigne, Diderot, Tacite.

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005. Ce que je reproche aux journaux c'est de nous faire faire attention tous les jours à des choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il y a des choses essentielles. Du moment que nous déchirons fiévreusement chaque matin la bande du journal, alors on devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je ne sais pas, les… Pensées de Pascal ! (il détacha ce mot d'un ton d'emphase ironique pour ne pas avoir l'air pédant). Et c'est dans le volume doré sur tranches que nous n'ouvrons qu'une fois tous les dix ans », ajouta-t-il en témoignant pour les choses mondaines ce dédain qu'affectent certains hommes du monde, « que nous lirions que la reine de Grèce est allée à Cannes ou que la princesse de Léon a donné un bal costumé. Comme cela la juste proportion serait rétablie. »

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185. « La duchesse doit être alliancée avec tout ça », dit Françoise en reprenant la conversation aux Guermantes de la rue de la Chaise, comme on recommence un morceau à l'andante. « Je ne sais plus qui qui m'a dit qu'un de ceux-là avait marié une cousine au duc. En tout cas c'est de la même “parenthèse”. C'est une grande famille que les Guermantes ! » ajoutait-elle avec respect, fondant la grandeur de cette famille à la fois sur le nombre de ses membres et l'éclat de son illustration, comme Pascal, la vérité de la religion sur la raison et l'autorité des Écritures. Car n'ayant que ce seul mot de « grand » pour les deux choses, il lui semblait qu'elles n'en formaient qu'une seule, son vocabulaire, comme certaines pierres, présentant ainsi par endroits un défaut qui projetait de l'obscurité jusque dans la pensée de Françoise.

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282. « Rappelle-toi comme nous étions heureux jadis à Guermantes, reprit le duc en s'adressant à M. de Charlus. Si tu y venais quelquefois l'été, nous reprendrions notre bonne vie. Te rappelles-tu le vieux père Courveau : “Pourquoi est-ce que Pascal est troublant ? Parce qu'il est trou… trou…” – Blé », prononça M. de Charlus comme s'il répondait encore à son professeur. « “Et pourquoi est-ce que Pascal est troublé ? parce qu'il est trou… parce qu'il est trou…” – Blant. –” Très bien, vous serez reçu, vous aurez certainement une mention, et Mme la duchesse vous donnera un dictionnaire chinois.” – Car tu te rappelles, Basin, à ce moment-là, Basin, j'avais une toquade de chinois.

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410. Aussi la lecture des journaux m'était-elle odieuse, et de plus elle n'est pas inoffensive. En effet en nous, de chaque idée comme d'un carrefour dans une forêt, partent tant de routes différentes, qu'au moment où je m'y attendais le moins je me trouvais devant un nouveau souvenir. Le titre de la mélodie de Fauré, Le Secret, m'avait mené au Secret du roi du duc de Broglie, le nom de Broglie à celui de Chaumont. Ou bien le mot de Vendredi Saint m'avait fait penser au Golgotha, le Golgotha à l'étymologie de ce mot qui, lui, paraît l'équivalent de Calvus mons, Chaumont. Mais par quelque chemin que je fusse arrivé à Chaumont, à ce moment j'étais frappé d'un choc si cruel que dès lors je pensais bien plus à me garer contre la douleur qu'à lui demander des souvenirs. Quelques instants après le choc, l'intelligence qui, comme le bruit du tonnerre, ne voyage pas aussi vite, m'en apportait la raison. Chaumont m'avait fait penser aux Buttes-Chaumont où Mme Bontemps m'avait dit qu'Andrée allait souvent avec Albertine, tandis qu'Albertine m'avait dit n'avoir jamais vu les Buttes-Chaumont. À partir d'un certain âge nos souvenirs sont tellement entre-croisés les uns sur les autres que la chose à laquelle on pense, le livre qu'on lit n'a presque plus d'importance. On a mis de soi-même partout, tout est fécond, tout est dangereux, et on peut faire d'aussi précieuses découvertes que dans les Pensées de Pascal dans une réclame pour un savon.

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430. Ainsi se déroulait dans notre salle à manger, sous la lumière de la lampe dont elles sont amies, une de ces causeries où la sagesse non des nations mais des familles, s'emparant de quelque événement, mort, fiançailles, héritage, ruine, et le glissant sous le verre grossissant de la mémoire, lui donne tout son relief, dissocie, recule et situe en perspective à différents points de l'espace et du temps ce qui, pour ceux qui n'ont pas vécu semble amalgamé sur une même surface, les noms des décédés, les adresses successives, les origines de la fortune et ses changements, les mutations de propriété. Cette sagesse-là n'est-elle pas inspirée par la Muse qu'il convient de méconnaître le plus longtemps possible si l'on veut garder quelque fraîcheur d'impressions et quelque vertu créatrice, mais que ceux-là mêmes qui l'ont ignorée rencontrent au soir de leur vie dans la nef de la vieille église provinciale, à une heure où tout à coup ils se sentent moins sensibles à la beauté éternelle exprimée par les sculptures de l'autel qu'à la connaissance des fortunes diverses qu'elles subirent, passant dans une illustre collection particulière, dans une chapelle, puis dans un musée, puis ayant fait retour à l'église, ou qu'à sentir qu'ils y foulent un pavé presque pensant qui est fait de la dernière poussière d'Arnauld ou de Pascal, ou tout simplement à déchiffrer, imaginant peut-être le visage d'une fraîche provinciale sur la plaque de cuivre du prie-Dieu de bois, les noms des filles du hobereau ou du notable, la Muse qui a recueilli tout ce que les Muses plus hautes de la philosophie et de l'art ont rejeté, tout ce qui n'est pas fondé en vérité, tout ce qui n'est que contingent mais révèle aussi d'autres lois : c'est l'Histoire !

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433. Aussi me fallut-il, à tant d'années de distance, faire subir une retouche à une image que je me rappelais si bien, opération qui me rendit assez heureux en me montrant que l'abîme infranchissable que j'avais cru alors exister entre moi et un certain genre de petites filles aux cheveux dorés était aussi imaginaire que l'abîme de Pascal, et que je trouvai poétique à cause de la longue série d'années au fond de laquelle il fallait l'accomplir. J'eus un sursaut de désir et de regret en pensant aux souterrains de Roussainville. Pourtant j'étais heureux de me dire que ce bonheur vers lequel se tendaient toutes mes forces alors, et que rien ne pouvait plus me rendre, eût existé ailleurs que dans ma pensée, en réalité si près de moi, dans ce Roussainville dont je parlais si souvent, que j'apercevais du cabinet sentant l'iris. Et je n'avais rien su ! En somme elle résumait tout ce que j'avais désiré dans mes promenades jusqu'à ne pas pouvoir me décider à rentrer, croyant voir s'entrouvrir, s'animer les arbres. Ce que je souhaitais si fiévreusement alors, elle avait failli, si j'eusse seulement su le comprendre et le retrouver, me le faire goûter dès mon adolescence. Plus complètement encore que je n'avais cru Gilberte était à cette époque-là vraiment du côté de Méséglise.

(Morceau choisi de l'Anthologie Marcel Proust. Chaque extrait d'A la recherche du temps perdu est précédé d'un numéro de section, de 001 à 487, indication de sa position au sein des 487 sections du texte intégral et lien pour retrouver le texte dans la continuité du roman. L'Anthologie Proust est également disponible dans l'ordre du roman.)