Cependant, en se mettant à table, la princesse de Parme se rappela qu'elle voulait inviter à l'Opéra Mme d'Heudicourt, et désirant savoir si cela ne serait pas désagréable à Mme de Guermantes, elle chercha à la sonder. À ce moment entra M. de Grouchy, dont le train, à cause d'un déraillement, avait eu une panne d'une heure. Il s'excusa comme il put. Sa femme, si elle avait été Courvoisier, fût morte de honte. Mais Mme de Grouchy n'était pas Guermantes « pour des prunes ». Comme son mari s'excusait du retard :
« Je vois, dit-elle en prenant la parole, que même pour les petites choses, être en retard c'est une tradition dans votre famille.
— Asseyez-vous, Grouchy, et ne vous laissez pas démonter, dit le duc. Tout en marchant avec mon temps, je suis forcé de reconnaître que la bataille de Waterloo a eu du bon puisqu'elle a permis la restauration des Bourbons, et encore mieux, d'une façon qui les a rendus impopulaires. Mais je vois que vous êtes un véritable Nemrod !
— J'ai en effet rapporté quelques belles pièces. Je me permettrai d'envoyer demain à la duchesse une douzaine de faisans. »
Une idée sembla passer dans les yeux de Mme de Guermantes. Elle insista pour que M. de Grouchy ne prît pas la peine d'envoyer les faisans. Et faisant signe au valet de pied fiancé avec qui j'avais causé en quittant la salle des Elstir :
« Poullein, dit-elle, vous irez chercher les faisans de M. le comte et vous les rapporterez de suite, car, n'est-ce pas, Grouchy, vous permettez que je fasse quelques politesses ? Nous ne mangerons pas douze faisans à nous deux, Basin et moi.
— Mais après-demain serait assez tôt, dit M. de Grouchy.
— Non, je préfère demain », insista la duchesse.
Poullein était devenu blanc ; son rendez-vous avec sa fiancée était manqué. Cela suffisait pour la distraction de la duchesse qui tenait à ce que tout gardât un air humain.
« Je sais que c'est votre jour de sortie, dit-elle à Poullein, vous n'aurez qu'à changer avec Georges qui sortira demain et restera après-demain. »
Mais le lendemain la fiancée de Poullein ne serait pas libre. Il lui était bien égal de sortir. Dès que Poullein eut quitté la pièce, chacun complimenta la duchesse de sa bonté avec ses gens.
« Mais je ne fais qu'être avec eux comme je voudrais qu'on fût avec moi.
— Justement ! ils peuvent dire qu'ils ont chez vous une bonne place.
— Pas si extraordinaire que ça. Mais je crois qu'ils m'aiment bien. Celui-là est un peu agaçant parce qu'il est amoureux, il croit devoir prendre des airs mélancoliques. »
À ce moment Poullein rentra.
« En effet, dit M. de Grouchy, il n'a pas l'air d'avoir le sourire. Avec eux il faut être bon, mais pas trop bon.
— Je reconnais que je ne suis pas terrible ; dans toute sa journée il n'aura qu'à aller chercher vos faisans, à rester ici à ne rien faire et à en manger sa part.
— Beaucoup de gens voudraient être à sa place, dit M. de Grouchy, car l'envie est aveugle.
— Oriane, dit la princesse de Parme, j'ai eu l'autre jour la visite de votre cousine d'Heudicourt ; évidemment c'est une femme d'une intelligence supérieure ; c'est une Guermantes, c'est tout dire, mais on dit qu'elle est médisante… »
Le duc attacha sur sa femme un long regard de stupéfaction voulue. Mme de Guermantes se mit à rire. La princesse finit par s'en apercevoir.
« Mais… est-ce que vous n'êtes pas… de mon avis ?… demanda-t-elle avec inquiétude.
— Mais Madame est trop bonne de s'occuper des mines de Basin. Allons, Basin, n'ayez pas l'air d'insinuer du mal de nos parents.
— Il la trouve trop méchante ? demanda vivement la princesse.
— Oh ! pas du tout, répliqua la duchesse. Je ne sais pas qui a dit à Votre Altesse qu'elle était médisante. C'est au contraire une excellente créature qui n'a jamais dit du mal de personne, ni fait de mal à personne.
— Ah ! dit Mme de Parme soulagée, je ne m'en étais pas aperçue non plus. Mais comme je sais qu'il est souvent difficile de ne pas avoir un peu de malice quand on a beaucoup d'esprit…
— Ah ! cela par exemple elle en a encore moins.
— Moins d'esprit ?… demanda la princesse stupéfaite.
— Voyons, Oriane », interrompit le duc d'un ton plaintif en lançant autour de lui à droite et à gauche des regards amusés, « vous entendez que la princesse vous dit que c'est une femme supérieure.
— Elle ne l'est pas ?
— Elle est au moins supérieurement grosse.
— Ne l'écoutez pas, Madame, il n'est pas sincère. Elle est bête comme un (heun) oie », dit d'une voix forte et enrouée Mme de Guermantes, qui, bien plus vieille France encore que le duc quand il n'y tâchait pas, cherchait souvent à l'être, mais d'une manière opposée au genre jabot de dentelles et déliquescent de son mari et en réalité bien plus fine, par une sorte de prononciation presque paysanne qui avait une âpre et délicieuse saveur terrienne. « Mais c'est la meilleure femme du monde. Et puis je ne sais même pas si à ce degré-là cela peut s'appeler de la bêtise. Je ne crois pas que j'aie jamais connu une créature pareille ; c'est un cas pour un médecin, cela a quelque chose de pathologique, c'est une espèce d'“innocente”, de crétine, de “demeurée” comme dans les mélodrames ou comme dans L'Arlésienne. Je me demande toujours, quand elle est ici, si le moment n'est pas venu où son intelligence va s'éveiller, ce qui fait toujours un peu peur. » La princesse s'émerveillait de ces expressions, tout en restant stupéfaite du verdict. « Elle m'a cité, ainsi que Mme d'Épinay, votre mot sur Taquin le Superbe. C'est délicieux », répondit-elle.
M. de Guermantes m'expliqua le mot. J'avais envie de lui dire que son frère, qui prétendait ne pas me connaître, m'attendait le soir même à onze heures. Mais je n'avais pas demandé à Robert si je pouvais parler de ce rendez-vous et, comme le fait que M. de Charlus me l'eût presque fixé était en contradiction avec ce qu'il avait dit à la duchesse, je jugeai plus délicat de me taire.
« Taquin le Superbe n'est pas mal, dit M. de Guermantes, mais Mme d'Heudicourt ne vous a probablement pas raconté un bien plus joli mot qu'Oriane lui a dit l'autre jour, en réponse à une invitation à déjeuner ?
— Oh ! non ! dites-le !
— Voyons, Basin, taisez-vous, d'abord ce mot est stupide et va me faire juger par la princesse comme encore inférieure à ma cruche de cousine. Et puis, je ne sais pas pourquoi je dis ma cousine. C'est une cousine à Basin. Elle est tout de même un peu parente avec moi.
— Oh ! » s'écria la princesse de Parme à la pensée qu'elle pourrait trouver Mme de Guermantes bête, et protestant éperdument que rien ne pouvait faire déchoir la duchesse du rang qu'elle occupait dans son admiration. « Et puis, nous lui avons déjà retiré les qualités de l'esprit ; comme ce mot tend à lui en dénier certaines du coeur, il me semble inopportun.
— Dénier ! inopportun ! comme elle s'exprime bien ! dit le duc avec une ironie feinte et pour faire admirer la duchesse.
— Allons, Basin, ne vous moquez pas de votre femme.
— Il faut dire à Votre Altesse Royale, reprit le duc, que la cousine d'Oriane est supérieure, bonne, grosse, tout ce qu'on voudra, mais n'est pas précisément, comment dirai-je… prodigue.
— Oui, je sais, elle est très rapiate, interrompit la princesse.
— Je ne me serais pas permis l'expression, mais vous avez trouvé le mot juste. Cela se traduit dans son train de maison et particulièrement dans la cuisine, qui est excellente mais mesurée.
— Cela donne même lieu à des scènes assez comiques, interrompit M. de Bréauté. Ainsi, mon cher Basin, j'ai été passer un jour à Heudicourt, où vous étiez attendus, Oriane et vous. On avait fait de somptueux préparatifs, quand, dans l'après-midi, un valet de pied apporta une dépêche que vous ne viendriez pas.
— Cela ne m'étonne pas ! » dit la duchesse qui non seulement était difficile à avoir, mais aimait qu'on le sût.
« Votre cousine lit le télégramme, se désole, puis aussitôt, sans perdre la carte, et se disant qu'il ne fallait pas de dépenses inutiles envers un seigneur sans importance comme moi, elle rappelle le valet de pied : “Dites au chef de retirer le poulet”, lui crie-t-elle. Et le soir je l'ai entendue qui demandait au maître d'hôtel : “Hé bien ? et les restes du boeuf d'hier ? Vous ne les servez pas ?”
— Du reste, il faut reconnaître que la chère y est parfaite » dit le duc, qui croyait en employant cette expression se montrer Ancien Régime. « Je ne connais pas de maison où l'on mange mieux.
— Et moins, interrompit la duchesse.
— C'est très sain et très suffisant pour ce qu'on appelle un vulgaire pedzouille comme moi, reprit le duc ; on reste sur sa faim.
— Ah ! si c'est comme cure, c'est évidemment plus hygiénique que fastueux. D'ailleurs ce n'est pas tellement bon que cela », ajouta Mme de Guermantes, qui n'aimait pas beaucoup qu'on décernât le titre de meilleure table de Paris à une autre qu'à la sienne. « Avec ma cousine, il arrive la même chose qu'avec les auteurs constipés qui pondent tous les quinze ans une pièce en un acte ou un sonnet. C'est ce qu'on appelle des petits chefs-d'oeuvre, des riens qui sont des bijoux, en un mot, la chose que j'ai le plus en horreur. La cuisine chez Zénaïde n'est pas mauvaise, mais on la trouverait plus quelconque si elle était moins parcimonieuse. Il y a des choses que son chef fait bien, et puis il y a des choses qu'il rate. J'y ai fait comme partout de très mauvais dîners, seulement ils m'ont fait moins mal qu'ailleurs parce que l'estomac est au fond plus sensible à la quantité qu'à la qualité.
— Enfin, pour finir, conclut le duc, Zénaïde insistait pour qu'Oriane vînt déjeuner, et comme ma femme n'aime pas beaucoup sortir de chez elle, elle résistait, s'informait si, sous prétexte de repas intime, on ne l'embarquait pas déloyalement dans un grand tralala et tâchait vainement de savoir quels convives il y aurait à déjeuner. “Viens, viens, insistait Zénaïde en vantant les bonnes choses qu'il y aurait à déjeuner. Tu mangeras une purée de marrons, je ne te dis que ça, et il y aura sept petites bouchées à la reine. – Sept petites bouchées, s'écria Oriane. Alors c'est que nous serons au moins huit !” »
Au bout de quelques instants, la princesse ayant compris laissa éclater son rire comme un roulement de tonnerre. « Ah ! nous serons donc huit, c'est ravissant ! Comme c'est bien rédigé ! » dit-elle, ayant dans un suprême effort retrouvé l'expression dont s'était servie Mme d'Épinay et qui s'appliquait mieux cette fois.
« Oriane, c'est très joli ce que dit la princesse, elle dit que c'est “bien rédigé”.
— Mais, mon ami, vous ne m'apprenez rien, je sais que la princesse est très spirituelle », répondit Mme de Guermantes qui goûtait facilement un mot quand à la fois il était prononcé par une altesse et louangeait son propre esprit. « Je suis très fière que Madame apprécie mes modestes rédactions. D'ailleurs, je ne me rappelle pas avoir dit cela. Et si je l'ai dit, c'était pour flatter ma cousine, car si elle avait sept bouchées, les bouches, si j'ose m'exprimer ainsi, devaient dépasser la douzaine. »
Pendant ce temps la comtesse d'Arpajon qui m'avait, avant le dîner, dit que sa tante aurait été si heureuse de me montrer son château de Normandie, me disait, par-dessus la tête du prince d'Agrigente, qu'où elle voudrait surtout me recevoir, c'était dans la Côte-d'Or, parce que là, à Pont-le-Duc, elle était chez elle.
« Les archives du château vous intéresseraient. Il y a des correspondances excessivement curieuses entre tous les gens les plus marquants des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Je passe là des heures merveilleuses, je vis dans le passé », assura la comtesse que M. de Guermantes m'avait prévenu être excessivement forte en littérature.
« Elle possède tous les manuscrits de M. de Bornier », reprit, en parlant de Mme d'Heudicourt, la princesse, qui voulait tâcher de faire valoir les bonnes raisons qu'elle pouvait avoir de se lier avec elle.
« Elle a dû le rêver, je crois qu'elle ne le connaissait même pas, dit la duchesse.
— Ce qui est surtout intéressant, c'est que ces correspondances sont de gens de divers pays », continua la comtesse d'Arpajon qui, alliée aux principales maisons ducales et même souveraines de l'Europe, était heureuse de le rappeler.
« Mais si, Oriane, dit M. de Guermantes non sans intention. Vous vous rappelez bien ce dîner où vous aviez M. de Bornier comme voisin !
— Mais, Basin, interrompit la duchesse, si vous voulez me dire que j'ai connu M. de Bornier, naturellement, il est même venu plusieurs fois pour me voir, mais je n'ai jamais pu me résoudre à l'inviter parce que j'aurais été obligée chaque fois de faire désinfecter au formol. Quant à ce dîner, je ne me le rappelle que trop bien, ce n'était pas du tout chez Zénaïde, qui n'a pas vu Bornier de sa vie et qui doit croire, si on lui parle de La Fille de Roland, qu'il s'agit d'une princesse Bonaparte qu'on prétendait fiancée au fils du roi de Grèce ; non, c'était à l'ambassade d'Autriche. Le charmant Hoyos avait cru me faire plaisir en flanquant sur une chaise à côté de moi cet académicien empesté. Je croyais avoir pour voisin un escadron de gendarmes. J'ai été obligée de me boucher le nez comme je pouvais pendant tout le dîner, je n'ai osé respirer qu'au gruyère ! »
M. de Guermantes, qui avait atteint son but secret, examina à la dérobée sur la figure des convives l'impression produite par le mot de la duchesse.
« Je trouve du reste un charme particulier aux correspondances », continua, malgré l'interposition du visage du prince d'Agrigente, la dame forte en littérature qui avait de si curieuses lettres dans son château.
« Avez-vous remarqué que souvent les lettres d'un écrivain sont supérieures au reste de son oeuvre ? Comment s'appelle donc cet auteur qui a écrit Salammbô ? »
J'aurais bien voulu ne pas répondre pour ne pas prolonger cet entretien, mais je sentis que je désobligerais le prince d'Agrigente, lequel avait fait semblant de savoir à merveille de qui était Salammbô et de me laisser par pure politesse le plaisir de le dire mais qui était dans un cruel embarras.
« Flaubert », finis-je par dire, mais le signe d'assentiment que fit la tête du prince, étouffa le son de ma réponse, de sorte que mon interlocutrice ne sut pas exactement si j'avais dit Paul Bert ou Fulbert, noms qui ne lui donnèrent pas une entière satisfaction.
« En tout cas, reprit-elle, comme sa correspondance est curieuse et supérieure à ses livres ! Elle l'explique du reste, car on voit par tout ce qu'on dit de la peine qu'il a à faire un livre, que ce n'était pas un véritable écrivain, un homme doué.
— Vous parlez de correspondances, je trouve admirable celle de Gambetta », dit la duchesse de Guermantes pour montrer qu'elle ne craignait pas de s'intéresser à un prolétaire et à un radical. M. de Bréauté comprit tout l'esprit de cette audace, regarda autour de lui d'un oeil à la fois éméché et attendri, après quoi il essuya son monocle.
« Mon Dieu, c'était bougrement embêtant, La Fille de Roland », dit M. de Guermantes, avec la satisfaction que lui donnait le sentiment de sa supériorité sur une oeuvre à laquelle il s'était tant ennuyé, peut-être aussi par le suave mari magno que nous éprouvons, au milieu d'un bon dîner, à nous souvenir d'aussi terribles soirées. « Mais il y avait quelques beaux vers, un sentiment patriotique. »
J'insinuai que je n'avais aucune admiration pour M. de Bornier.
« Ah ! vous avez quelque chose à lui reprocher ? » me demanda curieusement le duc qui croyait toujours, quand on disait du mal d'un homme, que cela devait tenir à un ressentiment personnel, et du bien d'une femme que c'était le commencement d'une amourette.
« Je vois que vous avez une dent contre lui. Qu'est-ce qu'il vous a fait ? Racontez-nous ça ! Mais si, vous devez avoir quelque cadavre entre vous, puisque vous le dénigrez. C'est long, La Fille de Roland, mais c'est assez senti.
— “Senti” est très juste pour un auteur aussi odorant, interrompit ironiquement Mme de Guermantes. Si ce pauvre petit s'est jamais trouvé avec lui, il est assez compréhensible qu'il l'ait dans le nez !
— Je dois du reste avouer à Madame, reprit le duc en s'adressant à la princesse de Parme, que, Fille de Roland à part, en littérature et même en musique je suis terriblement vieux jeu, il n'y a pas de si vieux rossignol qui ne me plaise. Vous ne me croiriez peut-être pas, mais le soir, si ma femme se met au piano, il m'arrive de lui demander un vieil air d'Auber, de Boieldieu, même de Beethoven ! Voilà ce que j'aime. En revanche, pour Wagner, cela m'endort immédiatement.
— Vous avez tort, dit Mme de Guermantes ; avec des longueurs insupportables Wagner avait du génie. Lohengrin est un chef-d'oeuvre. Même dans Tristan il y a çà et là une page curieuse. Et le Choeur des fileuses du Vaisseau fantôme est une pure merveille.
— N'est-ce pas, Babal, dit M. de Guermantes en s'adressant à M. de Bréauté, nous préférons :
Les rendez-vous de noble compagnie
Se donnent tous en ce charmant séjour.
C'est délicieux. Et Fra Diavolo, et La Flûte enchantée, et Le Chalet, et Les Noces de Figaro, et Les Diamants de la Couronne, voilà de la musique ! En littérature, c'est la même chose. Ainsi j'adore Balzac, Le Bal de Sceaux, Les Mohicans de Paris.
— Ah ! mon cher, si vous partez en guerre sur Balzac, nous ne sommes pas près d'avoir fini, gardez cela pour un jour où Mémé sera là. Lui, c'est encore mieux, il le sait par coeur. »
Irrité de l'interruption de sa femme, le duc la tint quelques instants sous le feu d'un silence menaçant. Cependant Mme d'Arpajon avait échangé avec la princesse de Parme, sur la poésie tragique et autre, des propos qui ne me parvinrent pas distinctement, quand j'entendis celui-ci prononcé par Mme d'Arpajon : « Oh ! tout ce que Madame voudra, je lui accorde qu'il nous fait voir le monde en laid parce qu'il ne sait pas distinguer entre le laid et le beau, ou plutôt parce que son insupportable vanité lui fait croire que tout ce qu'il dit est beau, je reconnais avec Votre Altesse que, dans la pièce en question, il y a des choses ridicules, inintelligibles, des fautes de goût, que c'est difficile à comprendre, que cela donne à lire autant de peine que si c'était écrit en russe ou en chinois, car évidemment c'est tout excepté du français, mais quand on a pris cette peine, comme on est récompensé, il y a tant d'imagination ! » De ce petit discours je n'avais pas entendu le début. Je finis par comprendre non seulement que le poète incapable de distinguer le beau du laid était Victor Hugo, mais encore que la poésie qui donnait autant de peine à comprendre que du russe ou du chinois était :
Lorsque l'enfant paraît, le cercle de famille
Applaudit à grands cris…
pièce de la première époque du poète et qui est peut-être encore plus près de Mme Deshoulières que du Victor Hugo de La Légende des siècles. Loin de trouver Mme d'Arpajon ridicule, je la vis (la première de cette table si réelle, si quelconque, où je m'étais assis avec tant de déception), je la vis, par les yeux de l'esprit, sous ce bonnet de dentelles, d'où s'échappent les boucles rondes de longs repentirs, que portèrent Mme de Rémusat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si distinguées qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de savoir et d'à-propos Sophocle, Schiller et l'Imitation, mais à qui les premières poésies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue inséparables pour ma grand-mère des derniers vers de Stéphane Mallarmé.
« Mme d'Arpajon aime beaucoup la poésie », dit à Mme de Guermantes la princesse de Parme, impressionnée par le ton ardent avec lequel le discours avait été prononcé.
« Non, elle n'y comprend absolument rien », répondit à voix basse Mme de Guermantes, qui profita de ce que Mme d'Arpajon, répondant à une objection du général de Beautreillis, était trop occupée de ses propres paroles pour entendre celles que chuchota la duchesse. « Elle devient littéraire depuis qu'elle est abandonnée. Je dirai à Votre Altesse que c'est moi qui porte le poids de tout ça, parce que c'est auprès de moi qu'elle vient gémir chaque fois que Basin n'est pas allé la voir, c'est-à-dire presque tous les jours. Ce n'est tout de même pas ma faute si elle l'ennuie, et je ne peux pas le forcer à aller chez elle, quoique j'aimerais mieux qu'il lui fût un peu plus fidèle, parce que je la verrais un peu moins. Mais elle l'assomme et ce n'est pas extraordinaire. Ce n'est pas une mauvaise personne, mais elle est ennuyeuse à un degré que vous ne pouvez pas imaginer. Elle me donne tous les jours de tels maux de tête que je suis obligée de prendre chaque fois un cachet de pyramidon. Et tout cela parce qu'il a plu à Basin pendant un an de me trompailler avec elle. Et avoir avec cela un valet de pied qui est amoureux d'une petite grue et qui fait des têtes si je ne demande pas à cette jeune personne de quitter un instant son fructueux trottoir pour venir prendre le thé avec moi ! Oh ! la vie est assommante », conclut langoureusement la duchesse. Mme d'Arpajon assommait surtout M. de Guermantes parce qu'il était depuis peu l'amant d'une autre, que j'appris être la marquise de Surgis-le-Duc.
Justement le valet de pied privé de son jour de sortie était en train de servir. Et je pensai que, triste encore, il le faisait avec beaucoup de trouble, car je remarquai qu'en passant les plats à M. de Châtellerault, il s'acquittait si maladroitement de sa tâche que le coude du duc se trouva cogner à plusieurs reprises le coude du servant. Le jeune duc ne se fâcha nullement contre le valet de pied rougissant et le regarda au contraire en riant de son oeil bleu clair. La bonne humeur me sembla être, de la part du convive, une preuve de bonté. Mais l'insistance de son rire me fit croire qu'au courant de la déception du domestique il éprouvait peut-être au contraire une joie méchante.
« Mais, ma chère, vous savez que ce n'est pas une découverte que vous faites en nous parlant de Victor Hugo », continua la duchesse en s'adressant cette fois à Mme d'Arpajon qu'elle venait de voir tourner la tête d'un air inquiet. « N'espérez pas lancer ce débutant. Tout le monde sait qu'il a du talent. Ce qui est détestable c'est le Victor Hugo de la fin, La Légende des siècles, je ne sais plus les titres. Mais Les Feuilles d'automne, Les Chants du crépuscule, c'est souvent d'un poète, d'un vrai poète. Même dans Les Contemplations », ajouta la duchesse, que ses interlocuteurs n'osèrent pas contredire et pour cause, « il y a encore de jolies choses. Mais j'avoue que j'aime autant ne pas m'aventurer après le Crépuscule ! Et puis dans les belles poésies de Victor Hugo, et il y en a, on rencontre souvent une idée, même une idée profonde. »
Et avec un sentiment juste, faisant sortir la triste pensée de toutes les forces de son intonation, la posant au-delà de sa voix, et fixant devant elle un regard rêveur et charmant, la duchesse dit lentement :
« Tenez :
La douleur est un fruit, Dieu ne le fait pas croître
Sur la branche trop faible encor pour le porter,
ou bien encore :
Les morts durent bien peu…
Hélas, dans le cercueil ils tombent en poussière,
Moins vite qu'en nos coeurs ! »
Et tandis qu'un sourire désenchanté fronçait d'une gracieuse sinuosité sa bouche douloureuse, la duchesse fixa sur Mme d'Arpajon le regard rêveur de ses yeux clairs et charmants. Je commençais à les connaître, ainsi que sa voix, si lourdement traînante, si âprement savoureuse. Dans ces yeux et dans cette voix je retrouvais beaucoup de la nature de Combray. Certes, dans l'affectation avec laquelle cette voix faisait apparaître par moments une rudesse de terroir, il y avait bien des choses : l'origine toute provinciale d'un rameau de la famille de Guermantes, resté plus longtemps localisé, plus hardi, plus sauvageon, plus provocant ; puis l'habitude de gens vraiment distingués et de gens d'esprit qui savent que la distinction n'est pas de parler du bout des lèvres, et aussi de nobles fraternisant plus volontiers avec leurs paysans qu'avec des bourgeois ; toutes particularités que la situation de reine de Mme de Guermantes lui avait permis d'exhiber plus facilement, de faire sortir toutes voiles dehors. Il paraît que cette même voix existait chez des soeurs à elle, qu'elle détestait, et qui, moins intelligentes et presque bourgeoisement mariées, si on peut se servir de cet adverbe quand il s'agit d'unions avec des nobles obscurs, terrés dans leur province ou à Paris, dans un faubourg Saint-Germain sans éclat, possédaient aussi cette voix mais l'avaient refrénée, corrigée, adoucie autant qu'elles pouvaient, de même qu'il est bien rare qu'un d'entre nous ait le toupet de son originalité et ne mette pas son application à ressembler aux modèles les plus vantés. Mais Oriane était tellement plus intelligente, tellement plus riche, surtout tellement plus à la mode que ses soeurs, elle avait si bien, comme princesse des Laumes, fait la pluie et le beau temps auprès du prince de Galles, qu'elle avait compris que cette voix discordante c'était un charme, et qu'elle en avait fait, dans l'ordre du monde, avec l'audace de l'originalité et du succès, ce que, dans l'ordre du théâtre, une Réjane, une Jeanne Granier (sans comparaison du reste naturellement entre la valeur et le talent de ces deux artistes) ont fait de la leur, quelque chose d'admirable et de distinctif que peut-être des soeurs Réjane et Granier, que personne n'a jamais connues, essayèrent de masquer comme un défaut.