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Bloch ne put arriver à le faire parler de la question de la culpabilité de Dreyfus ni donner un pronostic sur le jugement qui interviendrait dans l'affaire civile actuellement en cours. En revanche M. de Norpois parut prendre plaisir à donner des détails sur les suites de ce jugement.

« Si c'est une condamnation, dit-il, elle sera probablement cassée, car il est rare que, dans un procès où les dépositions de témoins sont aussi nombreuses, il n'y ait pas de vices de forme que les avocats puissent invoquer. Pour en finir sur l'algarade du prince Henri d'Orléans, je doute fort qu'elle ait été du goût de son père.

— Vous croyez que Chartres est pour Dreyfus ? demanda la duchesse en souriant, les yeux ronds, les joues roses, le nez dans son assiette de petits fours, l'air scandalisé.

— Nullement, je voulais seulement dire qu'il y a dans toute la famille, de ce côté-là, un sens politique dont on a pu voir, chez l'admirable princesse Clémentine, le nec plus ultra, et que son fils le prince Ferdinand a gardé comme un précieux héritage. Ce n'est pas le prince de Bulgarie qui eût serré le commandant Esterhazy dans ses bras.

— Il aurait préféré un simple soldat », murmura Mme de Guermantes qui dînait souvent avec le Bulgare chez le prince de Joinville et qui lui avait répondu une fois, comme il lui demandait si elle n'était pas jalouse : « Si, monseigneur, de vos bracelets ».

« Vous n'allez pas ce soir au bal de Mme de Sagan ? » dit M. de Norpois à Mme de Villeparisis pour couper court à l'entretien avec Bloch. Celui-ci ne déplaisait pas à l'ambassadeur qui nous dit plus tard non sans naïveté, et sans doute à cause des quelques traces qui subsistaient dans le langage de Bloch de la mode néo-homérique qu'il avait pourtant abandonnée : « Il est assez amusant, avec sa manière de parler un peu vieux jeu, un peu solennelle. Pour un peu il dirait : “les Doctes Soeurs” comme Lamartine ou Jean-Baptiste Rousseau. C'est devenu assez rare dans la jeunesse actuelle et cela l'était même dans celle qui l'avait précédée. Nous-mêmes nous étions un peu romantiques. » Mais si singulier que lui parût l'interlocuteur, M. de Norpois trouvait que l'entretien n'avait que trop duré.

« Non, Monsieur, je ne vais plus au bal, répondit-elle avec un joli sourire de vieille femme. Vous y allez, vous autres ? C'est de votre âge », ajouta-t-elle en englobant dans un même regard M. de Châtellerault, son ami, et Bloch. « Moi aussi j'ai été invitée », dit-elle en affectant par plaisanterie d'en tirer vanité. « On est même venu m'inviter. » (On : c'était la princesse de Sagan.)

« Je n'ai pas de carte d'invitation », dit Bloch, pensant que Mme de Villeparisis allait lui en offrir une, et que Mme de Sagan serait heureuse de recevoir l'ami d'une femme qu'elle était venue inviter en personne.

La marquise ne répondit rien, et Bloch n'insista pas, car il avait une affaire plus sérieuse à traiter avec elle et pour laquelle il venait de lui demander un rendez-vous pour le surlendemain. Ayant entendu les deux jeunes gens dire qu'ils avaient donné leur démission du cercle de la rue Royale où on entrait comme dans un moulin, il voulait demander à Mme de Villeparisis de l'y faire recevoir.

« Est-ce que ce n'est pas assez faux chic, assez snob à côté, ces Sagan ? dit-il d'un air sarcastique.

— Mais pas du tout, c'est ce que nous faisons de mieux dans le genre, répondit M. d'Argencourt qui avait adopté toutes les plaisanteries parisiennes.

— Alors, dit Bloch à demi ironiquement, c'est ce qu'on appelle une des solennités, des grandes assises mondaines de la saison ! »

Mme de Villeparisis dit gaiement à Mme de Guermantes : « Voyons, est-ce une grande solennité mondaine, le bal de Mme de Sagan ?

— Ce n'est pas à moi qu'il faut demander cela, lui répondit ironiquement la duchesse, je ne suis pas encore arrivée à savoir ce que c'était qu'une solennité mondaine. Du reste, les choses mondaines ne sont pas mon fort.

— Ah ! je croyais le contraire », dit Bloch qui se figurait que Mme de Guermantes avait parlé sincèrement.

Il continua, au grand désespoir de M. de Norpois, à lui poser nombre de questions sur l'affaire Dreyfus ; celui-ci déclara qu'à « vue de nez » le colonel du Paty de Clam lui faisait l'effet d'un cerveau un peu fumeux et qui n'avait peut-être pas été très heureusement choisi pour conduire cette chose délicate, qui exige tant de sang-froid et de discernement, une instruction.

« Je sais que le parti socialiste réclame sa tête à cor et à cri, ainsi que l'élargissement immédiat du prisonnier de l'île du Diable. Mais je pense que nous n'en sommes pas encore réduits à passer ainsi sous les fourches caudines de MM. Gérault-Richard et consorts. Cette affaire-là, jusqu'ici, c'est la bouteille à l'encre. Je ne dis pas que d'un côté comme de l'autre il n'y ait à cacher d'assez vilaines turpitudes. Que même certains protecteurs plus ou moins désintéressés de votre client puissent avoir de bonnes intentions, je ne prétends pas le contraire mais vous savez que l'enfer en est pavé, ajouta-t-il avec un regard fin. Il est essentiel que le gouvernement donne l'impression qu'il n'est pas plus aux mains des fartions de gauche qu'il n'a à se rendre pieds et poings liés aux sommations de je ne sais quelle armée prétorienne qui, croyez-moi, n'est pas l'Armée. Il va de soi que si un fait nouveau se produisait, une procédure de révision serait entamée. La conséquence saute aux yeux. Réclamer cela, c'est enfoncer une porte ouverte. Ce jour-là le gouvernement saura parler haut et clair ou il laisserait tomber en quenouille ce qui est sa prérogative essentielle. Les coq-à-l'âne ne suffiront plus. Il faudra donner des juges à Dreyfus. Et ce sera chose facile car, quoique l'on ait pris l'habitude dans notre douce France où l'on aime à se calomnier soi-même, de croire ou de laisser croire que pour faire entendre les mots de vérité et de justice il est indispensable de traverser la Manche, ce qui n'est bien souvent qu'un moyen détourné de rejoindre la Sprée, il n'y a pas de juges qu'à Berlin. Mais une fois l'action gouvernementale mise en mouvement, le gouvernement saurez-vous l'écouter ? Quand il vous conviera à remplir votre devoir civique, saurez-vous l'écouter, vous rangerez-vous autour de lui ? À son patriotique appel saurez-vous ne pas rester sourds et répondre : “Présent !” ? »

M. de Norpois posait ces questions à Bloch avec une véhémence qui tout en intimidant mon camarade le flattait aussi ; car l'ambassadeur avait l'air de s'adresser en lui à tout un parti, d'interroger Bloch comme s'il avait reçu les confidences de ce parti et pouvait assumer la responsabilité des décisions qui seraient prises. « Si vous ne désarmiez pas », continua M. de Norpois sans attendre la réponse collective de Bloch, « si, avant même que fût séchée l'encre du décret qui instituerait la procédure de révision, obéissant à je ne sais quel insidieux mot d'ordre vous ne désarmiez pas, mais vous confiniez dans une opposition stérile qui semble pour certains l'ultima ratio de la politique, si vous vous retiriez sous votre tente et brûliez vos vaisseaux, ce serait à votre grand dam. Êtes-vous prisonnier des fauteurs de désordre ? Leur avez-vous donné des gages ? » Bloch était embarrassé pour répondre. M. de Norpois ne lui en laissa pas le temps. « Si la négative est vraie, comme je veux le croire, et si vous avez un peu de ce qui me semble malheureusement manquer à certains de vos chefs et de vos amis, quelque esprit politique, le jour même où la Chambre criminelle sera saisie, si vous ne vous laissez pas embrigader par les pêcheurs en eau trouble, vous aurez ville gagnée. Je ne réponds pas que tout l'état-major puisse tirer son épingle du jeu, mais c'est déjà bien beau si une partie tout au moins peut sauver la face sans mettre le feu aux poudres. Il va de soi d'ailleurs que c'est au gouvernement qu'il appartient de dire le droit et de clore la liste trop longue des crimes impunis, non, certes, en obéissant aux excitations socialistes ni de je ne sais quelle soldatesque, ajouta-t-il, en regardant Bloch dans les yeux et peut-être avec l'instinct qu'ont tous les conservateurs de se ménager des appuis dans le camp adverse. L'action gouvernementale doit s'exercer sans souci des surenchères, d'où qu'elles viennent. Le gouvernement n'est, Dieu merci, aux ordres ni du colonel Driant, ni, à l'autre pôle, de M. Clemenceau. Il faut mater les agitateurs de profession et les empêcher de relever la tête. La France dans son immense majorité désire le travail dans l'Ordre ! Là-dessus ma religion est faite. Mais il ne faut pas craindre d'éclairer l'opinion ; et si quelques moutons, de ceux qu'a si bien connus notre Rabelais, se jetaient à l'eau tête baissée, il conviendrait de leur montrer que cette eau est trouble, qu'elle a été troublée à dessein par une engeance qui n'est pas de chez nous, pour en dissimuler les dessous dangereux. Et il ne doit pas se donner l'air de sortir de sa passivité à son corps défendant quand il exercera le droit qui est essentiellement le sien, j'entends de mettre en mouvement Dame Justice. Le gouvernement acceptera toutes vos suggestions. S'il est avéré qu'il y ait eu erreur judiciaire, il sera assuré d'une majorité écrasante qui lui permettrait de se donner du champ.

— Vous, monsieur », dit Bloch, en se tournant vers M. d'Argencourt à qui on l'avait nommé en même temps que les autres personnes, « vous êtes certainement dreyfusard : à l'étranger tout le monde l'est.

— C'est une affaire qui ne regarde que les Français entre eux, n'est-ce pas ? » répondit M. d'Argencourt avec cette insolence particulière qui consiste à prêter à l'interlocuteur une opinion qu'on sait manifestement qu'il ne partage pas, puisqu'il vient d'en émettre une opposée.

Bloch rougit ; M. d'Argencourt sourit, en regardant autour de lui, et si ce sourire, pendant qu'il l'adressa aux autres visiteurs, fut malveillant pour Bloch, il le tempéra de cordialité en l'arrêtant finalement sur mon ami afin d'ôter à celui-ci le prétexte de se fâcher des mots qu'il venait d'entendre et qui n'en restaient pas moins cruels. Mme de Guermantes dit à l'oreille de M. d'Argencourt quelque chose que je n'entendis pas mais qui devait avoir trait à la religion de Bloch, car il passa à ce moment dans la figure de la duchesse cette expression à laquelle la peur qu'on a d'être remarqué par la personne dont on parle donne quelque chose d'hésitant et de faux et où se mêle la gaieté curieuse et malveillante qu'inspire un groupement humain auquel nous nous sentons radicalement étrangers. Pour se rattraper Bloch se tourna vers le duc de Châtellerault : « Vous, Monsieur, qui êtes français, vous savez certainement qu'on est dreyfusard à l'étranger, quoiqu'on prétende qu'en France on ne sait jamais ce qui se passe à l'étranger. Du reste je sais qu'on peut causer avec vous, Saint-Loup me l'a dit. » Mais le jeune duc, qui sentait que tout le monde se mettait contre Bloch et qui était lâche comme on l'est souvent dans le monde, usant d'ailleurs d'un esprit précieux et mordant que, par atavisme, il semblait tenir de M. de Charlus : « Excusez-moi, monsieur, de ne pas discuter de Dreyfus avec vous, mais c'est une affaire dont j'ai pour principe de ne parler qu'entre Japhétiques. » Tout le monde sourit, excepté Bloch, non qu'il n'eût l'habitude de prononcer des phrases ironiques sur ses origines juives, sur son côté qui tenait un peu au Sinaï. Mais au lieu d'une de ces phrases, lesquelles sans doute n'étaient pas prêtes, le déclic de la machine intérieure en fit monter une autre à la bouche de Bloch. Et on ne put recueillir que ceci : « Mais comment avez-vous pu savoir ? Qui vous a dit ? » comme s'il avait été le fils d'un forçat. D'autre part, étant donné son nom, qui ne passe pas précisément pour chrétien, et son visage, son étonnement montrait quelque naïveté.

Ce que lui avait dit M. de Norpois ne l'ayant pas complètement satisfait, il s'approcha de l'archiviste et lui demanda si on ne voyait pas quelquefois chez Mme de Villeparisis M. du Paty de Clam ou M. Joseph Reinach. L'archiviste ne répondit rien ; il était nationaliste et ne cessait de prêcher à la marquise qu'il y aurait bientôt une guerre sociale et qu'elle devrait être plus prudente dans le choix de ses relations. Il se demanda si Bloch n'était pas un émissaire secret du Syndicat venu pour le renseigner et alla immédiatement répéter à Mme de Villeparisis ces questions que Bloch venait de lui poser. Elle jugea qu'il était au moins mal élevé, peut-être dangereux pour la situation de M. de Norpois. Enfin elle voulait donner satisfaction à l'archiviste, la seule personne qui lui inspirât quelque crainte, et par lequel elle était endoctrinée, sans grand succès (chaque matin il lui lisait l'article de M. Judet dans Le Petit Journal). Elle voulut donc signaler à Bloch qu'il eût à ne pas revenir et elle trouva tout naturellement dans son répertoire mondain la scène par laquelle une grande dame met quelqu'un à la porte de chez elle, scène qui ne comporte nullement le doigt levé et les yeux flambants que l'on se figure.