Proust 466 - nous sentons que la vie est un peu plus compliquée qu'on ne dit, et même les circonstances. Et il y a une nécessité pressante à montrer cette complexité

466. Une fois que nous serons morts, nous n'aurons pas de joie que ce tableau ait été ainsi complété. Mais cette pensée n'est nullement décourageante. Car nous sentons que la vie est un peu plus compliquée qu'on ne dit, et même les circonstances. Et il y a une nécessité pressante à montrer cette complexité. La jalousie si utile ne naît pas forcément d'un regard, ou d'un récit, ou d'une rétroflexion. On peut la trouver, prête à nous piquer, entre les feuillets d'un annuaire – ce qu'on appelle Tout-Paris pour Paris, et pour la campagne Annuaire des châteaux. Nous avions distraitement entendu dire par la belle fille devenue indifférente qu'il lui faudrait aller voir quelques jours sa soeur dans le Pas-de-Calais, près de Dunkerque ; nous avions aussi distraitement pensé autrefois que peut-être bien la belle fille avait été courtisée par M. E***, qu'elle ne voyait plus jamais, car plus jamais elle n'allait dans ce bar où elle le voyait jadis. Que pouvait être sa soeur ? femme de chambre peut-être ? Par discrétion nous ne l'avions pas demandé. Et puis voici qu'en ouvrant au hasard l'Annuaire des châteaux, nous trouvons que M. E*** a son château dans le Pas-de-Calais, près de Dunkerque. Plus de doute, pour faire plaisir à la belle fille, il a pris sa soeur comme femme de chambre, et si la belle ne le voit plus dans le bar, c'est qu'il la fait venir chez lui, habitant Paris presque toute l'année, mais ne pouvant se passer d'elle même pendant qu'il est dans le Pas-de-Calais. Les pinceaux, ivres de fureur et d'amour, peignent, peignent. Et pourtant, si ce n'était pas cela ? Si vraiment M. E*** ne voyait plus jamais la belle fille mais par serviabilité avait recommandé la soeur de celle-ci à un frère qu'il a, lui habitant toute l'année le Pas-de-Calais ? De sorte qu'elle va, même peut-être par hasard, voir sa soeur au moment où M. E*** n'est pas là, car ils ne se soucient plus l'un de l'autre. Et à moins encore que la soeur ne soit pas femme de chambre dans le château ni ailleurs mais ait des parents dans le Pas-de-Calais. Notre douleur du premier instant cède devant ces dernières suppositions qui calment toute jalousie. Mais qu'importe ? Celle-ci, cachée dans les feuillets de l'Annuaire des châteaux, est venue au bon moment car maintenant le vide qu'il y avait dans la toile est comblé. Et tout se compose bien grâce à la présence suscitée par la jalousie de la belle fille dont déjà nous ne sommes plus jaloux et que nous n'aimons plus.

(Morceau choisi de l'Anthologie Marcel Proust. Chaque extrait d'A la recherche du temps perdu est précédé d'un numéro de section, de 001 à 487, indication de sa position au sein des 487 sections du texte intégral et lien pour retrouver le texte dans la continuité du roman. L'Anthologie Proust est également disponible dans l'ordre du roman.)