409. Toute la journée je continuais à causer avec Albertine, je l'interrogeais, je lui pardonnais, je réparais l'oubli de choses que j'avais toujours voulu lui dire pendant sa vie. Et tout d'un coup j'étais effrayé de penser qu'à l'être évoqué par la mémoire, à qui s'adressaient tous ces propos, aucune réalité ne correspondait plus, qu'étaient détruites les différentes parties du visage auxquelles la poussée continue de la volonté de vivre, aujourd'hui anéantie, avait seule donné l'unité d'une personne. D'autres fois, sans que j'eusse rêvé, dès mon réveil je sentais que le vent avait tourné en moi ; il soufflait froid et continu d'une autre direction venue du fond du passé, me rapportant la sonnerie d'heures lointaines, des sifflements de départ que je n'entendais pas d'habitude. J'essayais de prendre un livre. Je rouvris un roman de Bergotte que j'avais particulièrement aimé. Les personnages sympathiques m'y plaisaient beaucoup, et, bien vite repris par le charme du livre, je me mis à souhaiter comme un plaisir personnel que la femme méchante fût punie ; mes yeux se mouillèrent quand le bonheur des fiancés fut assuré. « Mais alors, m'écriai-je avec désespoir, de ce que j'attache tant d'importance à ce qu'a pu faire Albertine je ne peux pas conclure que sa personnalité est quelque chose de réel qui ne peut être aboli, que je la retrouverai un jour pareille, au ciel, si j'appelle de tant de voeux, attends avec tant d'impatience, accueille avec des larmes le succès d'une personne qui n'a jamais existé que dans l'imagination de Bergotte, que je n'ai jamais vue, dont je suis libre de me figurer à mon gré le visage ! » D'ailleurs dans ce roman il y avait des jeunes filles séduisantes, des correspondances amoureuses, des allées désertes où l'on se rencontre, cela me rappelait qu'on peut aimer clandestinement, cela réveillait ma jalousie, comme si Albertine avait encore pu se promener dans des allées désertes. Et il y était aussi question d'un homme qui revoit après cinquante ans une femme qu'il a aimée jeune, ne la reconnaît pas, s'ennuie auprès d'elle. Et cela me rappelait que l'amour ne dure pas toujours et me bouleversait comme si j'étais destiné à être séparé d'Albertine et à la retrouver avec indifférence dans mes vieux jours. Et si j'apercevais une carte de France mes yeux effrayés s'arrangeaient à ne pas rencontrer la Touraine pour que je ne fusse pas jaloux, et, pour que je ne fusse pas malheureux, la Normandie où étaient marqués au moins Balbec et Doncières, entre lesquels je situais tous ces chemins que nous avions couverts tant de fois ensemble. Au milieu d'autres noms de villes ou de villages de France, noms qui n'étaient que visibles ou audibles, le nom de Tours, par exemple, semblait composé différemment, non plus d'images immatérielles, mais de substances vénéneuses qui agissaient de façon immédiate sur mon coeur dont elles accéléraient et rendaient douloureux les battements. Et si cette force s'étendait jusqu'à certains noms, devenus par elle si différents des autres, comment, en restant plus près de moi, en me bornant à Albertine elle-même, pouvais-je m'étonner que ce fût d'une fille probablement pareille à toute autre que cette force irrésistible sur moi, et pour la production de laquelle n'importe quelle autre femme eût pu servir, eût été le résultat d'un enchevêtrement et de la mise en contact de rêves, de désirs, d'habitudes, de tendresses, avec l'interférence requise de souffrances et de plaisirs alternés ? Et cela continuait sa mort, la mémoire suffisant à entretenir la vie réelle, qui est mentale. Je me rappelais Albertine descendant de wagon et me disant qu'elle avait envie d'aller à Saint-Martin-le-Vêtu, et je la revoyais aussi avant, avec son polo abaissé sur ses joues ; je retrouvais des possibilités de bonheur, vers lesquelles je m'élançais, me disant : « Nous aurions pu aller ensemble jusqu'à Quimperlé, jusqu'à Pont-Aven. » Il n'y avait pas une station près de Balbec où je ne la revisse, de sorte que cette terre, comme un pays mythologique conservé, me rendait vivantes et cruelles les légendes les plus anciennes, les plus charmantes, les plus effacées par ce qui avait suivi de mon amour. Ah ! quelle souffrance s'il me fallait jamais coucher à nouveau dans ce lit de Balbec, autour du cadre de cuivre duquel, comme autour d'un pivot immuable, de barres fixes, s'était déplacée, avait évolué ma vie, appuyant successivement à lui de gaies conversations avec ma grand-mère, l'horreur de sa mort, les douces caresses d'Albertine, la découverte de son vice, et maintenant une vie nouvelle où, apercevant les bibliothèques vitrées où se reflétait la mer, je savais qu'Albertine n'entrerait jamais plus ! N'était-il pas, cet hôtel de Balbec, comme cet unique décor de maison de théâtres de province, où l'on joue depuis des années les pièces les plus différentes, qui a servi pour une comédie, pour une première tragédie, pour une deuxième, pour une pièce purement poétique, cet hôtel qui remontait déjà assez loin dans mon passé ; et toujours entre ses murs avec de nouvelles époques de ma vie, que cette seule partie restât la même, les murs, les bibliothèques, la glace, me faisait mieux sentir que dans le total, c'était le reste, c'était moi-même qui avais changé, et me donnait ainsi cette impression que n'ont pas les enfants qui croient, dans leur optimisme pessimiste, que les mystères de la vie, de l'amour, de la mort sont réservés, qu'ils n'y participent pas, et qu'on s'aperçoit avec une douloureuse fierté avoir fait corps au cours des années avec notre propre vie.
Proust 409 - je continuais à causer avec Albertine, je réparais l'oubli de choses que j'avais toujours voulu lui dire pendant sa vie
(Morceau choisi de l'Anthologie Marcel Proust. Chaque extrait d'A la recherche du temps perdu est précédé d'un numéro de section, de 001 à 487, indication de sa position au sein des 487 sections du texte intégral et lien pour retrouver le texte dans la continuité du roman. L'Anthologie Proust est également disponible dans l'ordre du roman.)