Proust 342 - 343 - si l'obligation de faire face aux promesses faites lui causait du déplaisir, elle devenait aussitôt de la part de Morel l'objet d'une antipathie

342. Seulement l'enthousiasme vertueux à l'égard d'une personne qui lui causait un plaisir et les engagements solennels qu'il prenait avec elle, avaient une contrepartie chez Morel. Dès que la personne ne lui causait plus de plaisir, ou même, par exemple, si l'obligation de faire face aux promesses faites lui causait du déplaisir, elle devenait aussitôt de la part de Morel l'objet d'une antipathie qu'il justifiait à ses propres yeux, et qui, après quelques troubles neurasthéniques, lui permettait de se prouver à soi-même, une fois l'euphorie reconquise de son système nerveux, qu'il était, en considérant même les choses d'un point de vue purement vertueux, dégagé de toute obligation.

343. Ainsi, à la fin de son séjour à Balbec, il avait perdu je ne sais à quoi tout son argent et, n'ayant pas osé le dire à M. de Charlus, cherchait quelqu'un à qui en demander. Il avait appris de son père (qui malgré cela lui avait défendu de devenir jamais « tapeur ») qu'en pareil cas il est convenable d'écrire à la personne à qui on veut s'adresser « qu'on a à lui parler pour affaires », qu'on lui « demande un rendez-vous pour affaires ». Cette formule magique enchantait tellement Morel qu'il eût, je pense, souhaité perdre de l'argent rien que pour le plaisir de demander un rendez-vous « pour affaires ». Dans la suite de la vie, il avait vu que la formule n'avait pas toute la vertu qu'il pensait. Il avait constaté que des gens auxquels lui-même n'eût jamais écrit sans cela, ne lui avaient pas répondu cinq minutes après avoir reçu la lettre « pour parler affaires ». Si l'après-midi s'écoulait sans que Morel eût de réponse, l'idée ne lui venait pas que, même à tout mettre au mieux, le monsieur sollicité n'était peut-être pas rentré, avait pu avoir d'autres lettres à écrire, si même il n'était pas parti en voyage, ou tombé malade, etc. Si Morel recevait par une fortune extraordinaire un rendez-vous pour le lendemain matin, il abordait le sollicité par ces mots : « Justement j'étais surpris de ne pas avoir de réponse, je me demandais s'il y avait quelque chose, alors comme ça la santé va toujours bien, etc. » Donc, à Balbec, et sans me dire qu'il avait à lui parler d'une « affaire », il m'avait demandé de le présenter à ce même Bloch avec lequel il avait été si désagréable une semaine auparavant dans le tram. Bloch n'avait pas hésité à lui prêter – ou plutôt à lui faire prêter par M. Nissim Bernard – cinq mille francs. De ce jour, Morel avait adoré Bloch. Il se demandait les larmes aux yeux comment il pourrait rendre service à quelqu'un qui lui avait sauvé la vie. Enfin, je me chargeai de demander pour Morel mille francs par mois à M. de Charlus, argent que celui-ci remettrait aussitôt à Bloch qui se trouverait ainsi remboursé assez vite. Le premier mois, Morel, encore sous l'impression de la bonté de Bloch, lui envoya immédiatement les mille francs, mais après cela il trouva sans doute qu'un emploi différent des quatre mille francs qui restaient pourrait être plus agréable, car il commença à dire beaucoup de mal de Bloch. La vue de celui-ci suffisait à lui donner des idées noires, et Bloch ayant oublié lui-même exactement ce qu'il avait prêté à Morel, et lui ayant réclamé trois mille cinq cents francs au lieu de quatre mille, ce qui eût fait gagner cinq cents francs au violoniste, ce dernier voulut répondre que devant un pareil faux, non seulement il ne paierait plus un centime, mais que son prêteur devait s'estimer bien heureux qu'il ne déposât pas une plainte contre lui. En disant cela ses yeux flambaient. Il ne se contenta pas, du reste, de dire que Bloch et M. Nissim Bernard n'avaient pas à lui en vouloir, mais bientôt qu'ils devaient se déclarer heureux qu'il ne leur en voulût pas. Enfin, M. Nissim Bernard ayant, paraît-il, déclaré que Thibaud jouait aussi bien que Morel, celui-ci trouva qu'il devait l'attaquer devant les tribunaux, un tel propos lui nuisant dans sa profession, puis, comme il n'y a plus de justice en France, surtout contre les Juifs (l'antisémitisme ayant été chez Morel l'effet naturel du prêt de cinq mille francs par un Israélite), ne sortit plus qu'avec un revolver chargé. Un tel état nerveux suivant une vive tendresse, devait bientôt se produire chez Morel relativement à la nièce du giletier.

(Morceau choisi de l'Anthologie Marcel Proust. Chaque extrait d'A la recherche du temps perdu est précédé d'un numéro de section, de 001 à 487, indication de sa position au sein des 487 sections du texte intégral et lien pour retrouver le texte dans la continuité du roman. L'Anthologie Proust est également disponible dans l'ordre du roman.)