Proust 385 - 398 - la vie en changeant fait des réalités avec nos fables | Le temps passe, et peu à peu tout ce qu'on disait par mensonge devient vrai

385. Je me demandai si Albertine, se sentant surveillée, ne réaliserait pas elle-même cette séparation dont je l'avais menacée, car la vie en changeant fait des réalités avec nos fables. Chaque fois que j'entendais ouvrir une porte, j'avais ce tressaillement que ma grand-mère avait pendant son agonie chaque fois que je sonnais. Je ne croyais pas qu'elle sortît sans me l'avoir dit, mais c'était mon inconscient qui pensait cela, comme c'était l'inconscient de ma grand-mère qui palpitait aux coups de sonnette alors qu'elle n'avait plus sa connaissance. Un matin même, j'eus tout d'un coup la brusque inquiétude qu'elle fût non pas seulement sortie, mais partie. Je venais d'entendre une porte qui me semblait bien la porte de sa chambre. À pas de loup j'allai jusqu'à cette chambre, j'entrai, je restai sur le seuil. Dans la pénombre les draps étaient gonflés en demi-cercle, ce devait être Albertine qui, le corps incurvé, dormait les pieds et la tête au mur. Seuls dépassant du lit, les cheveux de cette tête, abondants et noirs, me firent comprendre que c'était elle, qu'elle n'avait pas ouvert sa porte, pas bougé, et je sentis ce demi-cercle immobile et vivant, où tenait toute une vie humaine, et qui était la seule chose à laquelle j'attachais du prix ; je sentis qu'il était là, en ma possession dominatrice.

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398. Le temps passe, et peu à peu tout ce qu'on disait par mensonge devient vrai, je l'avais trop expérimenté avec Gilberte ; l'indifférence que j'avais feinte quand je ne cessais de sangloter avait fini par se réaliser ; peu à peu la vie, comme je le disais à Gilberte en une formule mensongère et qui rétrospectivement était devenue vraie, la vie nous avait séparés. Je me le rappelais, je me disais : « Si Albertine laisse passer quelques mois, mes mensonges deviendront une vérité. Et maintenant que le plus dur est passé, ne serait-il pas à souhaiter qu'elle laissât passer ce mois ? Si elle revient, je renoncerai à la vie véritable que certes je ne suis pas en état de goûter encore, mais qui progressivement pourra commencer à présenter pour moi des charmes tandis que le souvenir d'Albertine ira en s'affaiblissant. »

(Morceau choisi de l'Anthologie Marcel Proust. Chaque extrait d'A la recherche du temps perdu est précédé d'un numéro de section, de 001 à 487, indication de sa position au sein des 487 sections du texte intégral et lien pour retrouver le texte dans la continuité du roman. L'Anthologie Proust est également disponible dans l'ordre du roman.)