Proust 397 - on ne peut lire un roman sans donner à l'héroïne les traits de celle qu'on aime. Mais la fin du livre a beau être heureuse, notre amour n'a pas fait un pas de plus

Livre audio : Jane Eyre de Charlotte Brontë
texte intégral lu en traduction espagnole
par l'actrice Clara Lago (en photo),
sur Audible (17 heures).

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"Mon récit approche de sa fin. Encore quelques mots sur ma vie de femme et sur le sort de ceux dont les noms ont été si souvent mentionnés ici, et alors j'aurai fini.

Il y a maintenant dix ans que je suis mariée, et je sais ce que c'est que de vivre entièrement avec et pour l'être que j'aime le plus au monde. Je me trouve bien heureuse, plus heureuse que ne peuvent l'exprimer des mots, parce que je suis la vie de mon mari autant qu'il est la mienne ; jamais aucune femme n'a été plus liée à son mari que moi ; jamais aucune n'a été plus la chair de sa chair, le sang de son sang. Nous ne sommes pas plus fatigués de la présence l'un de l'autre que nous ne sommes las des battements de nos coeurs ; nous sommes toujours ensemble, et c'est pour nous le moyen d'être aussi libres que dans la solitude et aussi gais qu'en société. Nous causons tout le jour, et c'est comme si nous méditions d'une manière plus claire et plus animée. Il a toute ma confiance et j'ai toute la sienne. Nos caractères se conviennent ; il en résulte un accord parfait."

Extrait de Jane Eyre - Charlotte Brontë 
traduit avec l’autorisation de l’auteur par Mme LESBAZEILLES SOUVESTRE

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Marcel Proust :  Je savais qu'on ne peut lire un roman sans donner à l'héroïne les traits de celle qu'on aime. Mais la fin du livre a beau être heureuse, notre amour n'a pas fait un pas de plus et, quand nous l'avons fermé, celle que nous aimons et qui est enfin venue à nous dans le roman, ne nous aime pas davantage dans la vie.

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397. J'entendis à l'étage au-dessus du nôtre des airs de Manon joués par une voisine. J'appliquais leurs paroles que je connaissais à Albertine et à moi, et je fus rempli d'un sentiment si profond que je me mis à pleurer. C'était :

Hélas, l'oiseau qui fuit ce qu'il croit l'esclavage,

Le plus souvent, la nuit

D'un vol désespéré revient battre au vitrage

et la mort de Manon :

Manon réponds-moi donc ! – Seul amour de mon âme,

Je n'ai su qu'aujourd'hui la bonté de ton coeur.

Puisque Manon revenait à Des Grieux, il me semblait que j'étais pour Albertine le seul amour de sa vie. Hélas, il est probable que si elle avait entendu en ce moment le même air, ce n'eût pas été moi qu'elle eût chéri sous le nom de Des Grieux, et, si elle en avait eu seulement l'idée, mon souvenir l'eût empêchée de s'attendrir en écoutant cette musique qui rentrait pourtant bien, quoique mieux écrite et plus fine, dans le genre de celle qu'elle aimait. Pour moi je n'eus pas le courage de m'abandonner à la douceur de penser qu'Albertine m'appelait « seul amour de mon âme » et avait reconnu qu'elle s'était méprise sur ce qu'elle « avait cru l'esclavage ». Je savais qu'on ne peut lire un roman sans donner à l'héroïne les traits de celle qu'on aime. Mais la fin du livre a beau être heureuse, notre amour n'a pas fait un pas de plus et, quand nous l'avons fermé, celle que nous aimons et qui est enfin venue à nous dans le roman, ne nous aime pas davantage dans la vie.

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Livre audio : Animal de Lisa Taddeo,
texte intégral lu
par l'actrice Emma Roberts
(en photo dans Scream Queens, 2015), 
Simon & Schuster Audio,
disponible sur Audible (10 heures 48).

(Morceau choisi de l'Anthologie Marcel Proust. Chaque extrait d'A la recherche du temps perdu est précédé d'un numéro de section, de 001 à 487, indication de sa position au sein des 487 sections du texte intégral et lien pour retrouver le texte dans la continuité du roman. L'Anthologie Proust est également disponible dans l'ordre du roman.)