Proust 391 - des hommes qui exigent qu'une femme renonce au théâtre, bien que, d'ailleurs, c'est parce qu'elle avait été au théâtre qu'ils l'ont aimée

391. Il arriverait, si nous savions mieux analyser nos amours, de voir que souvent les femmes ne nous plaisent qu'à cause du contrepoids d'hommes à qui nous avons à les disputer ; ce contrepoids supprimé, le charme de la femme tombe. On en a un exemple douloureux et préventif dans cette prédilection des hommes pour les femmes qui, avant de les connaître, ont commis des fautes, pour ces femmes qu'ils sentent enlisées dans le danger et qu'il leur faut, pendant toute la durée de leur amour, reconquérir ; ou l'exemple postérieur au contraire et nullement dramatique celui-là, de l'homme qui, sentant s'affaiblir son goût pour la femme qu'il aime, applique spontanément les règles qu'il a dégagées, et pour être sûr qu'il ne cesse pas d'aimer la femme, la met dans un milieu dangereux où il lui faut la protéger chaque jour. (Le contraire des hommes qui exigent qu'une femme renonce au théâtre, bien que, d'ailleurs, c'est parce qu'elle avait été au théâtre qu'ils l'ont aimée.) 

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Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray :

Sibyl Vane / Dorian Gray

"— Dorian ! Dorian, s’écria-t-elle, avant de vous connaître, je croyais que la seule réalité de la vie était le théâtre : c’était seulement pour le théâtre que je vivais ; je pensais que tout cela était vrai ; j’étais une nuit Rosalinde, et l’autre, Portia : la joie de Béatrice était ma joie, et les tristesses de Cordelia furent miennes !… Je croyais en tout !… Les gens grossiers qui jouaient avec moi me semblaient pareils à des dieux ! J’errais parmi les décors comme dans un monde à moi : je ne connaissais que des ombres, et je les croyais réelles ! Vous vîntes, ô mon bel amour ! et vous délivrâtes mon âme emprisonnée… Vous m’avez appris ce qu’était réellement la réalité ! Ce soir, pour la première fois de ma vie, je perçus le vide, la honte, la vilenie de ce que j’avais joué jusqu’alors. Ce soir, pour la première fois, j’eus la conscience que Roméo était hideux, et vieux, et grimé, que faux était le clair de lune du verger, que les décors étaient odieux, que les mots que je devais dire étaient menteurs, qu’ils n’étaient pas mes mots, que ce n’était pas ce que je devais dire !… Vous m’avez élevée dans quelque chose de plus haut, dans quelque chose dont tout l’art n’est qu’une réflexion. Vous m’avez fait comprendre ce qu’était véritablement l’amour ! Mon amour ! Mon amour ! Prince Charmant ! Prince de ma vie ! Je suis écœurée des ombres ! Vous m’êtes plus que tout ce que l’art pourra jamais être ! Que puis-je avoir de commun avec les fantoches d’un drame ? Quand j’arrivai ce soir, je ne pus comprendre comment cela m’avait quittée. Je pensais que j’allais être merveilleuse et je m’aperçus que je ne pouvais rien faire. Soudain, la lumière se fit en moi, et la connaissance m’en fut exquise… Je les entendis siffler, et je me mis à sourire… Pourraient-ils comprendre un amour tel que le nôtre ? Emmène-moi, Dorian, emmène-moi, quelque part où nous puissions être seuls. Je hais la scène ! Je puis mimer une passion que je ne ressens pas, mais je ne puis mimer ce quelque chose qui me brûle comme le feu ! Oh ! Dorian ! Dorian, tu comprends maintenant ce que cela signifie. Même si je parvenais à le faire, ce serait une profanation, car pour moi, désormais, jouer, c’est d’être amoureuse ! Voilà ce que tu m’as faite !…

Il tomba sur le sofa et détourna la tête.

— Vous avez tué mon amour ! murmura-t-il.

Elle le regarda avec admiration et se mit à rire… Il ne dit rien. Elle vint près de lui et de ses petits doigts lui caressa les cheveux. Elle s’agenouilla, lui baisant les mains… Il les retira, pris d’un frémissement. Il se dressa soudain et marcha vers la porte.

— Oui, clama-t-il, vous avez tué mon amour ! Vous avez dérouté mon esprit ! Maintenant vous ne pouvez même exciter ma curiosité ! Vous n’avez plus aucun effet sur moi ! Je vous aimais parce que vous étiez admirable, parce que vous étiez intelligente et géniale, parce que vous réalisiez les rêves des grands poètes et que vous donniez une forme, un corps, aux ombres de l’Art ! Vous avez jeté tout cela !"

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Oscar Wilde, The Picture of Dorian Gray:

Sibyl Vane / Dorian Gray

“Dorian, Dorian,” she cried, “before I knew you, acting was the one reality of my life. It was only in the theatre that I lived. I thought that it was all true. I was Rosalind one night and Portia the other. The joy of Beatrice was my joy, and the sorrows of Cordelia were mine also. I believed in everything. The common people who acted with me seemed to me to be godlike. The painted scenes were my world. I knew nothing but shadows, and I thought them real. You came—oh, my beautiful love!—and you freed my soul from prison. You taught me what reality really is. To-night, for the first time in my life, I saw through the hollowness, the sham, the silliness of the empty pageant in which I had always played. To-night, for the first time, I became conscious that the Romeo was hideous, and old, and painted, that the moonlight in the orchard was false, that the scenery was vulgar, and that the words I had to speak were unreal, were not my words, were not what I wanted to say. You had brought me something higher, something of which all art is but a reflection. You had made me understand what love really is. My love! My love! Prince Charming! Prince of life! I have grown sick of shadows. You are more to me than all art can ever be. What have I to do with the puppets of a play? When I came on to-night, I could not understand how it was that everything had gone from me. I thought that I was going to be wonderful. I found that I could do nothing. Suddenly it dawned on my soul what it all meant. The knowledge was exquisite to me. I heard them hissing, and I smiled. What could they know of love such as ours? Take me away, Dorian—take me away with you, where we can be quite alone. I hate the stage. I might mimic a passion that I do not feel, but I cannot mimic one that burns me like fire. Oh, Dorian, Dorian, you understand now what it signifies? Even if I could do it, it would be profanation for me to play at being in love. You have made me see that.”

He flung himself down on the sofa and turned away his face. “You have killed my love,” he muttered.

She looked at him in wonder and laughed. He made no answer. She came across to him, and with her little fingers stroked his hair. She knelt down and pressed his hands to her lips. He drew them away, and a shudder ran through him.

Then he leaped up and went to the door. “Yes,” he cried, “you have killed my love. You used to stir my imagination. Now you don’t even stir my curiosity. You simply produce no effect. I loved you because you were marvellous, because you had genius and intellect, because you realized the dreams of great poets and gave shape and substance to the shadows of art. You have thrown it all away." 

(Morceau choisi de l'Anthologie Marcel Proust. Chaque extrait d'A la recherche du temps perdu est précédé d'un numéro de section, de 001 à 487, indication de sa position au sein des 487 sections du texte intégral et lien pour retrouver le texte dans la continuité du roman. L'Anthologie Proust est également disponible dans l'ordre du roman.)